De la boîte à musique…
Aronofsky, de Pi jusqu'à The Fountain en passant par Requiem for a dream, l'âme est noire et le fatum, cruel. De façon significative, le rose s'empourpre et cède au rouge : sur les lèvres de Nina, qui a dérobé son maquillage à Bet (Winona Ryder), étoile déchue de la troupe ; dans cette boîte de nuit où Lily (Mila Kunis en amie-rivale) l'entraîne ; mais aussi, et surtout, dans ces gouttes de sang qui perlent sur les rebords de l'écran, jusqu'à gicler dans les yeux de la ballerine quand elle se métamorphose, littéralement, en cygne noir.
chuchotements reptiliens ou les échos aquatiques d'un "My sweetheart" maternel qui poursuivent Nina. Le reste des sons travaillés par Mansell, froissements de plumes et cris de cygnes modulés, tient de l'organique qui gonfle avec le désir de Nina. Crescendo, la première partie énigmatique et anxiogène de Black swan bascule, dans un second temps, dans une lutte physique de la ballerine contre cette entité qui semble prendre possession de son être, sans que le cinéaste ne nous dise jamais si elle est bien victime d'un démon fantastique, ou si elle est en proie à des délires schyzophrènes, victime de paranoïa, d'hallucinations, d'un dédoublement de personnalité. Le film lorgne alors vers le baroque, ricochant sur les imperfections et les reliefs de la mécanique trop propre dans laquelle Nina s'inscrivait jusqu'alors. La caméra virevolte autour de Natalie Portman, et il suffit d'une arabesque pour que sa peau noircisse, d'un brisé pour que l'on entende le souffle du vent dans les plumes, d'une pirouette pour que des ailes se déploient.
S'il est le plus constant partenaire du danseur et une part importante de son identité, il ne lui dit pas pour autant qui il est. Les nombreuses apparitions du personnage de Nina par reflets donnent au film une dimension spectrale, et renforcent l'effet de présence-absence du personnage. Partant, la caméra subjective n'en devient paradoxalement que plus étrangère. La quête de perfection de Nina est perdue d'avance, car elle vise l'inaccessible. En digne héritière de l'Actors Studio, Natalie Portman - qui s'est entraînée dix mois durant pour le rôle et a obtenu le Golden Globe de la meilleure actrice - s'engage corps et âme dans ce personnage double. Silhouette affinée et affûtée à l'extrême, visage presque émacié, souplesse vertigineuse, le travail d'appropriation du corps s'effectue à rebours de la désintégration mentale. Plus Nina veut être irréprochable, plus elle s'abandonne au surnaturel et à son personnage. Cette obsession maladive pour la perfection l'oblige à transcender son propre corps, sa propre identité : elle se fait happée toute entière, comme l'héroïne des Chaussons rouges, Vicky, ne peut plus s'arrêter de danser dès qu'elle revêt ses chaussons, jusqu'à en mourir. Nina s'aveugle, en se recouvrant les yeux des ailes du cygne noir. "La passion de la perfection vous fait détester même ce qui en approche", écrivait Gustave Flaubert. Nina est une éternelle frustrée, et sa libido n'en est que plus sépulcrale. La perfection a le goût de la mort. 
