Bave de grenouille
et blanche colombe
Quarante-neuvième long-métrage estampillé Disney et grand retour de la 2D, six ans après l'oublié La Ferme se rebelle, La Princesse et la grenouille, qui sort ce mercredi 27 janvier sur les écrans français, est la dernière machine de guerre des célèbres studios d'animation américains. Le vieil adage "Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants" semble a priori avoir pris un coup de jeune. A priori.
"
Mon père me disait : "Les contes de fée n'existent pas, c'est à toi de réaliser tes rêves, cela ne dépend que de toi". Donc je dois travailler dur chaque jour", explique Tiana, jeune fille noire de la Nouvelle-Orléans des années 1920, qui a perdu son père encore jeune, et économise le moindre centime pour ouvrir son restaurant. Elle n'attend pas l'homme parfait, le regard perdu dans la lune, et se tue à la tâche pour mener son entreprise à terme. De son côté, sa meilleure amie, Charlotte, fille à papa, rêve encore qu' "
un jour, son prince viendra" mais reste lucide : "
je ferai tout pour qu'il reste avec moi !" Il faut donc mettre des mouchoirs entre les seins pour tamponner la transpiration, et essuyer le mascara qui fait de grosses traces noires sur les joues quand il coule avec les larmes. Bienvenue chez Disney 2.0.
Comme un pied-de-nez au père fondateur, 75 ans après le tout premier long métrage d'animation de l'écurie Walt Disney,
Blanche Neige à la peau plus blanche que blanche, l'héroïne du nouveau cru est... noire. A croire que John Lasseter, directeur de la création de la maison depuis 2006 - année où Disney a racheté les studios Pixar -, subodorait la présence à la tête des États-Unis d'un président moins blanc que le précédent. Mulan, Jasmine et autres Pocahontas, figures récentes de la mythologie disneyenne, avaient déjà, timidement, estompé l'européanocentrisme forcené des films d'animation,
mais étaient systématiquement associées à une forme d'exotisme. Dans
La Princesse et la grenouille, le personnage de Tiana s'inscrit pleinement dans un quotidien aussi merveilleux que banal : l'atmosphère intemporelle de la lumineuse Nouvelle-Orléans. Sur les bords du Mississippi, la ville historiquement française vit au rythme de ses tramways, aux couleurs chaudes de ses balcons aux rambardes en fer forgé et murs safranés ou en briques, avec ornements, arabesques, frises et moulures exagérés, non loin des marécageux bayous et des volutes d'humidité qui tapissent le fond du décor bleu nuit.
Ni palais royal, ni débauche de robes multi-couches ; encore moins de banquets somptueux ou carnavals aux mille et une couleurs. La ville, à l'image de son héroïne, est élégante mais pauvre, et puise son énergie dans le jazz qui court les rues, né quelques années plus tôt. Les cuivres font résonner un savant mélange de blues, gospel et zarico. Les célèbres jazzmen Emeril Lagasse et Terrence Blanchard prêtent leurs voix à certains personnages du film, et la gorge généreuse de Tiana, doublée par la chanteuse de r'n'b Anika Noni Rose, fait des vibratos à chaque fin de phrase. À cela s'ajoutent un discours visiblement progressiste sur l'indépendance des femmes et une histoire d'amour entre deux batraciens... A première vue,
La Princesse et la grenouille est une petite bombe venue dynamiter les schémas ultra-traditionnels sur la famille, le couple et l'amitié que les studios Disney colportent depuis plus de sept décennies, ayant pris bon ex
emple sur Pixar et Dreamworks, qui jouent sur les stéréotypes sans abandonner un certain classicisme. Mais comme irrésistiblement attiré vers l'aimant du passé, ce long métrage réalisé par John Muskers et Ron Clements, duo pourtant à l'origine de quelques perles animées -
La petite Sirène,
Aladdin... - n'assume pas jusqu'au bout sa subversion, et flirte davantage avec le pétard mouillé que l'atomique.
Enchanted (
Il était une fois en VF), film en prises de vue réelle de Kevin Lima sorti en 2007, également produit par les studios Disney, passait déjà une heure à déconstruire avec force talent et humour les clichés du genre... mais sombrait, la dernière demi-heure, dans un méli-mélo de bons sentiments hypraglycémiques.
La Princesse et la grenouille suit la même voie que son aîné : en renversant le conte traditionnel des frères Grimm - la grenouille se transformait en prince grâce au baiser d'une princesse dans la version originale, ici c'est la belle qui se métamorphose en rainette après un baiser visqueux -, et en prenant le risque (minime, certes, mais existant) de revenir à la 2D, alors que la 3D triomphe à tous les étages, Disney aurait pu aller à contre-courant. Mais la déclaration de Sunny Apitchapong, responsable des décors et des fonds sur le tournage, relève davantage d'une forme d'hypocrisie : "
Nous nous sommes assurés que le rendu ait l'air d'avoir été peint à la main, même si nous n'avons utilisé ni pinceaux ni peinture." Une tromperie. Un peu comme de mettre un personnage principal noir quelques minutes à l'écran... et de le transformer en grenouille pour le reste du film. L'effort fourni par les équipes créatives - 20 minutes pour faire un dessin, entre 20 et 40 heures de travail pour que les animateurs créent la base d'une scène, puis deux à trois mois en studio pour accéder à la version finalisée en couleurs - révèle de vrais moments de
grâce
et de drôlerie, mais pèche par des personnages trop lisses - oublié, notamment, l'adage qui veut qu'un film soit réussi à mesure que son méchant est bien croqué. Et à l'arrière-plan chatoyant, peint à l'huile, répond un dessin qui confond souvent modernité et vulgarité.
Tiana doit gagner de l'argent pour monter son restaurant, mais se voit bientôt refuser un prêt - sous-entendu : elle n'est pas assez pâle de peau. De son côté, Charlotte ne veut épouser qu'un homme riche : contre l'argent qui serait devenu l'unique valeur, les habitants du royaume Disney continuent à proposer du rêve et de la magie. Mais
La Princesse et la grenouille oscille tout du long entre une modernité aussi drôle que réjouissante - le personnage hystérique de Charlotte, aussi teigneuse que le carlin Percy dans
Pocahontas, le choix de chansons jazz, même si les orchestrations instrumentales sont classiques, ou l'espoir entretenu que les deux amants garderont leur forme animale jusqu'au générique - et un classicisme confondant de lourdeur, ne choisissant son camp qu'à la dernière minute, fonçant tête baissée dans une fin convenue. Le prince Naveen, grenouille mâle du titre, répète en permanence que la membrane poisseuse qui recouvre sa peau n'est "
pas de la bave, mais du mucus." Il aurait peut-être fallu que ça en soit, de la bave.