Alors que la littérature contemporaine a été depuis peu reconnue comme objet d'étude universitaire, la question de la fin possible du fait littéraire apparaît aujourd'hui particulièrement sensible : nombre d'ouvrages (1) déclarent en effet la mort de la littérature française, réactualisant un débat qui surgit périodiquement. En novembre dernier a eu lieu à l'Ecole Normale Supérieure de Lyon un colloque intitulé Fins de la littérature ; esthétiques de la fin, se proposant de sonder ces discours. Organisé par Dominique Viart et Laurent Demanze, il a rassemblé quatre institutions - l'ENS de Lyon, L'Université de Lille 3, l'Institut Universitaire de France et la Maison des Écrivains et de la Littérature - et a constitué le premier volet d'une série de séminaires, colloques et débats qui auront lieu en 2011. Écrivains, journalistes et chercheurs en différentes disciplines ont ainsi croisé leurs approches pour poser les jalons d'une réflexion plus générale sur la littérature française contemporaine, en l'interrogeant dans ses enjeux, ses choix esthétiques et éthiques.
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Par Anne Sennhauser
"QUI A TUÉ LA LITTÉRATURE ?", demande sans détour Alexandre Gefen, maître de conférences à l'Université Bordeaux 3, en soulignant le caractère hétérogène et contradictoire des discours de la fin. Sur quoi repose en effet ce propos qui décrète la fin de la littérature, et quels sont ses arguments ? La dénonciation du fait littéraire, selon Alexandre Gefen, semble le fruit d'une confusion des valeurs, et son argumentation pâtit d'un regard relativiste qui conçoit la littérature comme épiphénomène dans le champ social, comme "artefact périssable". Parmi les discours de la fin, Dominique Viart, professeur à l'Université de Lille 3, distingue ceux qui circonscrivent des menaces économiques, socio-culturelles ou internes au domaine du livre. Les discours condamnant la littérature au nom de critères internes, invoquant la critique, l'éthique ou l'esthétique, la jugent à l'aune de canons passés alors que leur évaluation devrait s'appuyer sur les projets de la littérature actuelle, non pas littérature du signifiant ou du signifié mais bien souvent "fer de lance d'une activité critique".
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La "belle langue"
UN AUTRE TYPE DE DISCOURS, fondé sur l'étude de la langue littéraire, est pointé du doigt par Laurent Demanze, maître de conférence à l'ENS de Lyon. Selon Gilles Philippe (2) et Cécile Narjoux (3), l'époque présente serait marquée par une clôture dans l'histoire de la langue littéraire car celle-ci ne chercherait plus à se distinguer de la langue courante. En s'appuyant sur l'essai de Jean-Michel Delacomptée (4), Laurent Demanze propose une alternative à cette vision en montrant que la langue littéraire ne se réduit ni à "l'imaginaire de la belle langue", ni à la "langue de l'universel reportage", mais fait mémoire en convoquant les figures de l'archaïque. Par son emploi de l'anachronisme et de l'inactuel, elle crée un effet de "spectralité" qui lui permet de s'extraire des usages contemporains.
LA MORT ANNONCÉE DE LA LITTÉRATURE ne serait-elle dès lors qu'une vue de l'esprit ? Les médiations, universitaires ou journalistiques, s'interposent entre le livre et le lecteur, en falsifiant parfois la lecture : le concept de fin de la littérature pourrait n'être déterminé que par des paradigmes critiques et des critères éditoriaux. Jean-Pierre Martin, professeur à l'Université Lyon 2, met ainsi en avant les risques du rapport instrumental au livre. Selon lui, la doxa académique devrait se prémunir des discours théoricistes et didactiques pour privilégier au contraire la transmission d'un apprentissage de la lecture, d'une sensibilité à la langue perçue comme investigation. En évoquant le point de vue anglo-saxon, John Taylor, écrivain américain et critique littéraire, montre, quant à lui, que le schéma dialectique des avant-gardes auquel se résume l'histoire de la littérature française à l'étranger amène à méconnaître les itinéraires singuliers et novateurs qui se déploient actuellement en France. Comment pourrait-on rendre compte par exemple de la prose poétique quand la distinction stricte entre fiction et non-fiction fait loi éditoriale ? "Une autre histoire de la littérature est cependant concevable, dès lors que l'on considère la littérature comme un réseau d'affinités électives", affirme l'auteur.
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Habitation poétique de la terre
À LA NÉCESSITÉ DE SE MÉFIER de la doxa littéraire, le critique Daniel Martin, ajoute celle de ne pas se plier aux impératifs financiers liés aux métiers du livre : s'il souligne "la nécessité des médiateurs" entre le champ littéraire et le grand public, il dénonce aussi la place croissante prise par les critères mondains et économiques au détriment d'indices littéraires qui perdent de leur prestige. Cette chute va jusqu'à entériner un défaut de légitimation des oeuvres de qualité et une désaffection pour la lecture lettrée, souligne Olivier Bessard-Banquy, maître de conférence à l’Université Bordeaux 3. Cependant, elle ne saurait enlever à un ouvrage de valeur les faveurs du public quand celui-là sait se distinguer du lot des productions standardisées, comme le montre l'exemple de l'écrivain Pierre Michon.
AUSSI, IL SEMBLE que la "mort de la littérature" soit un objet insaisissable pour la critique, car elle prend la forme d'un diagnostic porté non sur l'objet littéraire mais sur son impact et son prestige social. En situation de crise, la littérature est cependant loin de perdre son sens. En écho à son récent ouvrage intitulé La fin dans le monde, l'écrivain et poète Michel Deguy rappelle en effet que si les catastrophes écologiques réactualisent la question de la fin du monde, la littérature est toujours guidée par la quête du sens de cette fin. Elle s'interroge précisément sur la possibilité d'être encore au monde en dépit d'une présence de plus en plus dévastée : tout comme l'écologie aspire à la préservation du rapport entre l'homme et le monde, l'écriture tend à une "habitation poétique de la terre", en parlant dans le monde et en le donnant à voir. Et c'est en reprenant les mots du poète que Marielle Macé, chercheuse au CNRS, rappelle que la littérature est avant tout le moyen de transmettre des formes de vie, de "faire monter dans l'arche toutes les figures". En période de crise culturelle, d'appauvrissement de l'expérience et de perte d'authenticité du geste, la littérature est rappelée à sa capacité figurale, qui dépasse la simple reproduction de copies et permet de reconduire des rapports oubliés, de faire exister par la forme un lien authentique entre le sujet et le commun.
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Le texte comme jouissance
LES RESSOURCES DE LA LITTÉRATURE sont donc nombreuses, et sa puissance paradoxalement liée à sa fragilité. Martine Boyer-Weinmann, maître de conférence à l'université Lyon 2, estime ainsi que la littérature est minée d'incertitudes multiples (instabilité institutionnelle, attaques auto-contestataires propres à la modernité, réticences liées à la figuration de l'inconnaissable...), mais que ces faiblesses constituent également une force. Car la position marginale de la littérature lui donne précisément un pouvoir de disqualification des savoirs : elle se sait appartenir à l'ordre du pressentiment, mais elle peut donner force à l'intuition par son pouvoir évocatoire singulier, cher à Pierre Michon ou à Emmanuel Carrère. Pour un autre écrivain, Bertrand Leclair, la littérature ne saurait mourir tant elle fait nécessité : de l'ordre de la pulsion, aussi consubstantielle à l'homme que la respiration l'est à la vie, elle exprime ce qui dérange la doxa, se déploie non du côté de la communication mais de celui de la résistance. "Créer, c'est résister", affirme Gilles Deleuze, et il se trouve en effet que loin de mourir, la littérature actuelle déploie de multiples formes de résistance.
AU FIL DES INTERVENTIONS se dégage ainsi une réflexion sur les mutations littéraires de ces dernières années : en référence à une modernité problématique, le terme de fin est dès lors évoqué non pour désigner l'ensemble du champ littéraire mais un phénomène particulier. Laurent Nunez, écrivain et rédacteur en chef du Magazine littéraire, se penche notamment sur les questions soulevées par la notion de modernité en s'appuyant sur une interrogation barthésienne : "Et si les modernes se trompaient ? Et s'ils n'avaient pas de talent ?" Dans Le Plaisir du texte, Roland Barthes définit en effet la modernité comme une capacité du texte à être jouissance, à rompre avec la culture en faisant vaciller les valeurs et le rapport au langage. Mais l'impossibilité pour l'auteur de dire entièrement cette jouissance le réduit à simuler la dépossession.
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Présent chaotique
POUR NELLY WOLF, maître de conférence à l'université Lille 3, la fin de la littérature est bien une posture textuelle : ainsi en est-il chez Alain Robbe-Grillet, qui, en revendiquant la "fin de l'histoire" (comme narration et récit collectif) ne tente pas tant d'en sortir que de montrer qu'il en sort, de convoquer les événements historiques pour les priver de narrativité et de référentialité : "Tout se passe en fait comme si les textes ne gardaient trace [des événements historiques] que pour mieux en produire l'effacement et le sabordage sous les yeux du lecteur lui-même". La notion de fin, ambivalente, devient dès lors support de création. C'est aussi ce que remarque Emmanuel Bouju, professeur à l'Université de Haute-Bretagne, qui propose "d'en finir avec les théories de la fin". Pour ce faire, il s'appuie sur les livres d'Enrique Vila-Matas, qui thématise la hantise d'une littérature contemporaine dégradée en simulacre. Son personnage ironique d'écrivain-copiste finit par faire oeuvre d'invention à force de répétition. La mort de la littérature, littéralisée, génératrice de textualité, devient le point de départ d'une réinvention, le "quolifichet" dont se pare la littérature pour mieux renaître.
C'EST CETTE RÉFLEXION sur le rapport entre l'héritage et la création qu'illustrent Arno Bertina, Tanguy Viel et Pierre Senges, trois écrivains invités à la table-ronde organisée par Laurent Demanze. "Déclarer la littérature morte, c'est ne pas être capable de déclarer le présent chaotique", affirme Arno Bertina, selon lequel la littérature s'inscrit nécessairement en faux avec les idéologies en ce qu'elles verrouillent le langage et ignorent le chaos de la vie. S'il faut en passer par une fin, précise Tanguy Viel, c'est par celle de la conception moderne d'une littérature qui se retourne sur elle-même. A rebours, l'écrivain appelle de ses voeux une littérature qui "puisse devenir un lieu de conversation avec le monde", monde composé tant de la réalité référentielle que des récits qui s'y superposent. La représentation du réel devient une priorité, même si l'héritage littéraire est convoqué et exhibé. Comme le montre Pierre Senges, qui, dans ses écrits, joint l'histoire à la glose, aller chercher des bribes de discours existants peut rapprocher de la réalité.
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Point de bascule
LA LITTÉRATURE AURAIT, dès lors, davantage affaire à un tournant esthétique après un constat d'échec qu'à un déclin : son renouveau passe par de nouvelles figures, de nouveaux projets. Il s'opère actuellement une redéfinition de la fonction de la littérature non plus seulement dans le champ de l'esthétique et de la politique, mais dans le champ de l'anthropologie. Si la perte du sacré affaiblit la littérature, selon Pierre Ouellet, professeur à l’Université du Québec à Montréal, elle peut retrouver son efficience non pas en transmettant des valeurs mais en redonnant force à l'acte de parole, au fictif toute sa portée. Chez des écrivains comme Antoine Volodine, Valère Novarina, Alain Fleischer ou encore Pascal Quignard, le thème de la fin, non plus "moment" mais "régime de temporalité", permet à l'homme de se projeter au-delà du terme de l'existence, d'explorer une autre réalité référée à l'éternité et de l'inscrire dans le temps présent à travers une parole performative. Claude Burgelin, professeur à l'Université Lyon 2, montre également comment la fiction peut se ressourcer en puisant sa matière dans le champ historique. Chez des auteurs comme Laurent Binet avec HHhH ou Hans MagnusEnzensberger avec Hammerstein, la fiction s'approprierait le terrain historique, mais s'en distinguerait en faisant de la subjectivité et de la fiction des outils de véridiction. Le"je" permet de rendre compte de ce que l'histoire ne peut pas dire : ce qui vient ramifier, exploser le champ littéraire ou le sens existentiel.
LA LITTÉRATURE SE SITUERAIT ainsi moins à un terme de son histoire qu'à un moment de "bascule", terme employé par Gilles Bonnet, maître de conférence à l'université Lyon 3, pour désigner non la fin d'un monde, mais le passage d'un monde à un autre. Analysant l'oeuvre de François Bon, qui illustre les interactions entre l'évolution numérique et l'esthétique, il s'attache à montrer en quoi l'ère numérique génère des formes d'écriture inédites, opérant par exemple un croisement entre l'auteur et le lecteur, dont les commentaires sont intégrés au texte (Gilles Bonnet parle de "métalepse numérique"). Chez cet auteur, le numérique pose les jalons de poétiques nouvelles en alliant vivacité et exploration des formes brèves, tension entre mobilité des contenus et conscience d'une nécessaire fixité. Les métamorphoses de la littérature sont ainsi comme autant de signes de vie. Comme le souligne Olivier Bessard-Banquy : "Non seulement le cadavre de la littérature bouge encore, mais il pourrait bien surprendre par son incroyable force de résistance".
A. S.
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à Lyon, le 20/12/2010
Fins de la littérature : Esthétiques de la fin
Colloque organisé par Dominique Viart et Laurent Demanze
ENS de Lyon
25-27 novembre 2010
Notes
1 Le crépuscule de la littérature française ?, Jean-Marie Domenach (Plon, 1995), L'adieu à la littérature ; histoire d'une dévalorisation, William Marx (Minuit, 2005), La littérature en péril, Tzvetan Todorov (Flammarion, 2007)
2 Gilles Philippe et Julien Piat (dir.) La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, 2009
3 Cécile Narjoux, La langue littéraire à l'aube du XXIe siècle, PU Dijon, 2010
4 Langue morte : Bossuet, Gallimard, 2009
Crédits et légendes images
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