LA VOIE DES DIVINITÉS. Ou shinto en japonais. Avec plus de cent millions d'adeptes, ce culte multiforme et inclassable selon le système de pensée occidental est le résultat de syncrétismes complexes et contribue à la spécificité identitaire du Japon. L'absence de textes fondateurs ou de doctrine ainsi que la transmission orale de la mythologie et des pratiques rendent le shinto impossible à localiser avec précision dans l'espace et dans le temps. Ses racines se perdent aux confins des âges, lorsque les premiers hommes colonisèrent cette terre hostile exposée à des catastrophes naturelles en tout genre - typhons, tremblements de terre, éruptions volcaniques, tsunamis. Selon les Anciens, ces événements effrayants, indomptables et imprévisibles étaient l'œuvre de forces et esprits supérieurs, qu'ils nommèrent kami. Visite guidée du sanctuaire shinto Fushimi Inari, l'un des plus vieux du Japon, à la découverte de ce culte qui rythme la vie quotidienne de millions de Japonais.
AU SUD DE KYOTO, dans le quartier de Fushimi, au pied du mont vénérable Inari qui culmine à 233 mètres, un portique vermillon (torii) géant se dresse, marquant l'entrée du sanctuaire Fushimi Inari, séparant ainsi l'espace profane de l'espace sacré. Celui qui souhaite aller plus avant doit passer par l'étape obligatoire et très ritualisée de purification des mains et de la bouche, car "pour entrer en contact avec les divinités, il faut être propre", explique Yuichiro Suga, guide japonais, membre du Good Samaritan Club. A l'aide d'un récipient en bambou ou en métal au long manche, il faut d'abord se rincer la main gauche, puis la droite ; avec la main gauche, se nettoyer la bouche, sans avaler ; pour finir, laisser couler l'eau le long du manche, pour le laisser propre pour la personne suivante.
– Porte bonheur
LE SANCTUAIRE FUSHIMI INARI aurait été érigé en l'an 711, avant même que Kyoto ne devienne la capitale du Japon en 794, en l'honneur du kami o-Inari-sama - les particules honorifiques o et sama traduisent le respect - originellement divinité du riz et des récoltes. Alors que la majorité des kami vénérés au Japon sont locaux et ne dépassent pas les frontières d'un village, d'un quartier voire d'une maison, Inari est honoré dans le Japon entier, en raison de la place prééminente et vitale du riz dans la société d'autrefois. Avec le temps, o-Inari-sama a étendu sa protection aux commerçants et industriels, devenant le dieu de la prospérité et de la réussite, et sa popularité n'a cessé de s'accroître. Le sanctuaire de Fushimi est devenu le premier sanctuaire Inari du Japon, avec environ 32 000 "sous-sanctuaires" à travers le pays.
SON SOL EST FOULÉ CHAQUE ANNÉE par des millions de pèlerins venus s'attirer les bonnes grâces de la divinité Inari, priant pour la prospérité et la protection de leur affaire ou montrant leur gratitude par des offrandes. Pour entrer en contact avec la divinité, il faut avancer jusqu'au bâtiment principal du sanctuaire. Yuichiro Suga décrit une des manières rituelles de formuler son vœu : "On commence par glisser une pièce, souvent de 5 yens car elle porte bonheur au Japon, dans une sorte d'urne en offrande. On sonne la cloche qui attire l'attention du kami. On salue deux fois. On frappe dans ses mains deux fois. On formule son vœu puis on salue une dernière fois." Il est possible également d'écrire son vœu sur une tablette en bois, appelée ema, que l'on accroche sur un présentoir pour qu'elle soit lue par la divinité.
– Morceau d'identité
TOUTES SORTES DE VOEUX sont formulés : pour la réussite économique de son entreprise bien sûr mais aussi pour une bonne santé, une réussite aux examens, la paix dans le monde... ou la réélection de Barack Obama. Mais le sanctuaire attire également des millions de touristes en raison des torii offerts en donation par des compagnies et des entreprises japonaises, qui, placés les uns derrière les autres, forment un tunnel vermillon menant jusqu'au sommet de la montagne sacrée. La donation a évidemment un coût, selon la taille du torii, variant de 1750 euros à 13 000 euros. Sur chaque torii sont inscrits le nom du donateur ainsi que la raison sociale de l’entreprise sur le pilier de gauche, et la date sur le pilier de droite.
PROTEGÉ DU MONDE EXTERIEUR par ces 10 000 torii, entouré de bambous et de forêt sombre, sous le regard amusé des singes invisibles, le chemin de l'ascension du mont Inari s'effectue au gré de multiples petits sanctuaires qui bordent le chemin, ornés le plus souvent de torii votifs miniatures ou de figurines de renard, serviteur et messager de o-Inari-sama. Au terme d’une escapade de deux heures, le sommet, libéré de l'affluence touristique, abrite le sanctuaire principal dédié à Inari qui en réalité habite la montagne entière. Particuliers et professionnels viennent jusqu'ici pour déposer offrandes - du tofu frit principalement, la nourriture préférée des renards - et cartes de visite - un objet qui, au Japon, est perçue comme une extension de soi, un "morceau d’identité". Les miliers de torii vermillion miniatures, de toutes tailles disposés pêle-mêle, contrastent avec le gris des pierres, semblables à des pierres tombales, qui portent le nom d'autres divinités. L'atmosphère y est calme et sereine, propice au recueillement et à la prière.
– Vermillon
SUR LE CHEMIN DU RETOUR, les torii s'espacent et laissent le loisir d'apprécier la fraîcheur des sous-bois. Parfois, une corde faite de paille de riz entoure une pierre ou un arbre. Yuichiro Suga raconte que "Au Japon, chaque chose peut être un dieu." Cette corde, appelée shimenawa, marque une enceinte sacrée, délimitant par exemple les lieux de rituels. Autour d'un arbre ou d'une pierre, elle signifie qu'un kami y a élu domicile. A la nuit tombée, le tunnel de torii dense s'éclaire de lanternes, le vermillon laissant place à l'orange profond, l'ombre et la lumière jouant à cache-cache autour des piliers, zèbrant les dalles du chemin. Il faut à présent quitter la magie du lieu pour retrouver le monde profane, en prenant garde de traverser à nouveau le portique vermillion sous peine de rester bloqué dans le monde spirituel.