7. Louise Cooper, le regard dans le vague
Après les premières représentations de sa nouvelle pièce, Entre-deux, qui marquent également son retour sur scène, Louise Cooper retrouve la tranquillité de Cape Cod, le temps d’une rencontre à l'abri des regards. Aux vibrations sur scène répond, en privé, une certaine et étrange sérénité.
Louise Cooper aime à donner rendez-vous chez Phillie's, le café qui fait l’angle sur la place du centre-ville. La nuit est tombée depuis peu, c’est l’heure d’un Martini blanc. Assise au bar, la dramaturge paraît absorbée par ses pensées, fixant ses ongles, remarquant à peine la sonnerie stridente qui accompagne chaque entrée. Celle qui signe aujourd’hui une nouvelle pièce,
Entre-deux, a imposé ses conditions, et a expressément souhaité que l’interview se déroule en ces lieux : "
J’ai besoin d’être sur mon terrain pour m’accorder le luxe de parler de moi", affirme-t-elle dans un français teinté d’un léger accent, héritage de sa famille maternelle entretenu par ses nombreux voyages sur le vieux continent. Elle parle lentement, avec précaution ; mais Louise Cooper s’exprime moins avec économie - elle n’est pas avare de propos - qu’avec précision. Comme dans ses pièces, le corps du dialogue
ne s'embarrasse pas de fioritures : "
Je pense que la concision est le meilleur moyen de rendre la complexité de l’existence. Inutile de délayer : avec quelques mots bien choisis, on obtient davantage qu’avec une logorrhée convenue."
Mère danseuse, père peintre, Cooper entonne sans attendre son parcours de fille d’artistes : "
Ma sœur et moi-même avons été éduquées avec une grande liberté. Naturellement, nous nous sommes tournées vers l’art. Contrairement à elle, j’ai préféré le théâtre à la peinture : j’ai toujours eu beaucoup d’affinités avec les mots", sourit-elle, soulignant l’homonymie bienvenue. Parallèlement à son cursus universitaire, où elle se spécialise en littérature française, elle suit des cours de théâtre, intègre une troupe de comédiens amateurs, avant de s’inscrire aux prestigieux cours Berthold Lang deux saisons plus tard. Elle a alors 19 ans, fréquente les milieux intellectuels bostoniens, et commence l’écriture de sa première pièce qu’elle se garde bien de montrer à quiconque : "
Au départ, il s’agissait d’une plaisanterie : rarement satisfaite des rôles qu’on me proposait, j’ai décidé de me créer un rôle sur-mesure." Puis elle se prend au jeu, et tend à complexifier ses écrits : "
A ce moment-là, je survivais à peine : je n‘obtenais que des rôles mineurs dans des pièces d’une aridité sordide à destination d’un public rare et prétentieux. L’écriture a été un formidable exutoire."
En 1991, après un cours, Lang tombe sur le manuscrit d’une de ses pièces qu’elle a laissé par inadvertance. "
La semaine suivante, il me l’a rendu sans un sourire, avant de déclarer sur un ton anodin qu’il connaissait certaines personnes que ça pourrait intéresser. En rentrant, j’ai feuilleté le manuscrit : il l’avait rempli d’annotations et de conseils." Dès lors, elle ne vient plus dans ce cours que pour discuter de l’avancement de son projet, jusqu’à ce que celui-ci se réalise enfin. A 22 ans, la première représentation de la pièce séduit les critiques mais le public se fait désirer : "
La salle qui avait accueilli la troupe était un endroit assez confidentiel, et elle ne bénéficiait quasiment d’aucune publicité.", se dédouane-t-elle. Toutefois, les articles élogieux l’encouragent à poursuivre sur cette voie, et elle décide d’arrêter complètement son activité de comédienne : "
C’est une décision qui s’est imposée à moi, elle a été soudaine et définitive… Mais je ne l’ai jamais regrettée", affirme-t-elle, anticipant une éventuelle question avec une pointe de défi dans la voix. La suite est plus connue : le succès est au rendez-vous, et Louise Cooper apparaît bientôt comme une figure montante de la scène théâtrale Bostonienne, puis nationale, acquérant une notoriété qui ne s’est depuis jamais démentie.
Elle propose naturellement de prendre place sur les banquettes de moleskine près des vastes fenêtres, inclinant doucement la tête dans leur direction. Puis elle se lève avec une élégance étudiée qui ne la quitte pas lorsqu’elle se rassoit, laissant s’échapper un soupir tout en s’alanguissant légèrement dans le siège confortable, pendant que les plis de sa robe rouge dessinent des courbes qu'on devine vertigineuses. Lorsqu’elle parle de son retour à la scène, c’est avec beaucoup de recul par rapport à ses jeunes années. D’un geste de la main, elle balaye un léger embarras : "
J’étais plutôt mauvaise. J’avais de l’allure, mais une sorte de réticence à laisser le personnage s’insinuer en moi. J’ai longtemps pensé que le jeu n’était tout simplement pas ma 'vocation', et le relatif succès qui a éclairé mes premières pièces semblait me donner raison", estime-t-elle d’un ton pensif, avant de prendre une petite pause pour boire une gorgée. "
Mais le thème de Entre-deux
était trop personnel, trop intime pour le donner immédiatement à quelqu’un d’autre. J’avais besoin de le sentir, de le goûter, avant de le rendre." Le rendre, car la dramaturge ne pense pas continuer sa carrière de comédienne, qualifiant ce retour d’"
exception".
Cette intimité avec le rôle, l’auteur l’explique sans artifice : "
Elle est tour à tour femme trompée et maîtresse ; des situations que je comprends. Que j’ai vécues. Le personnage de Violet est las, mais pas passif. Parfois frivole, souvent naïve, Violet est un personnage qui me fait écho en de nombreux points" précise-t-elle sans ciller. De là à parler d'autobiographie, il y a un pas que Cooper se défend de franchir : "
L’histoire que je raconte n’est pas la mienne, même s’il est vrai que souvent, pendant son écriture, je me plongeais dans mes souvenirs afin de retrouver certains sentiments, certaines sensations qui me semblaient essentielles à la vraisemblance de la pièce".
Entre-deux est donc une pièce singulière et symbolique pour l’auteure, bien que, avec ses décors sobres et sa mise en scène minimaliste, elle ne dépareille pas de son œuvre antérieure. Quand on lui parle de son style, elle dit vouloir privilégier le dialogue, qu’il soit échange ou joute verbale, affirmant que c’est cette inclination qui a achevé sa décision de se tourner vers le théâtre.
La pièce est scindée en deux actes à six ans d’intervalle, dans un même endroit : un café au bord de l’océan. Dans le premier acte, les protagonistes Violet et Paul forment un jeune couple marié et enthousiaste, entouré d’amis, sur lequel plane en filigrane les prémices de l’infidélité de Paul. A leurs côtés, Cassandra, personnage tourmenté, parait être le seul à déceler des changements dans l’attitude de Paul, et à tenter d’en alerter Violet. Qualifiée par Louise Cooper de personnage "
tragique au sens littéral", Cassandra semble également avoir de nombreux points communs avec la sœur de la dramaturge, Catherine. Celle-ci, bien connue dans les cercles artistiques dans sa jeunesse, a tôt sombré dans l’alcoolisme et la dépression, avant de trouver la mort sans avoir l’occasion de rencontrer la reconnaissance du public. Lorsqu’elle en parle, Louise Cooper perd un peu de son assurance : "[elle avait]
un potentiel extraordinaire [...]
son talent se nourrissait de ses angoisses et de ses addictions". La parole se fait moins fluide. Cependant, malgré les correspondances évidentes entre réalité et fiction, l’auteur nie avoir créé un double littéraire de sa sœur "
Ce qui m’intéresse, ce sont les relations… Les personnages, leurs caractéristiques, sont secondaires. Ce ne sont que des prétextes", affirme-t-elle d’une voix mesurée, retrouvant rapidement sa contenance.
Plus épuré, le second acte remet en présence les deux personnages principaux, alors que ceux-ci se sont séparés cinq ans auparavant : "
Ce deuxième temps est à la fois plus doux dans son rythme et plus violent dans ses propos. Leurs mots sont lestés par le poids des trahisons et des rancœurs passées." Lui s’est séparé de son épouse, elle attend que son amant quitte la sienne, mais lui cache qu'elle est enceinte. Cette confrontation permet d’explorer avec minutie les sentiments des protagonistes abîmés et usés par leurs relations, qui semblent retrouver au contact l’un de l’autre une tranquillité qui semblait perdue. Passée maîtresse dans l’art de dessiner l’invisible, Louise Cooper offre aujourd’hui un texte ciselé et poétique dans lequel elle poursuit ses recherches sur les relations et les sentiments humains et la quête nostalgique d’un nouvel Eden. Toujours à demi-mot, elle fait partager son expérience sans jamais se dévoiler complètement. En sortant du café, elle s’abîme un instant dans ses pensées en observant le ciel orageux, comme pour consulter des augures mystérieux, puis jette un regard en arrière, vers un homme en chapeau assis au bar et qui n'a pas bougé depuis le début de l'interview. "
Il n’y a pas d’apaisement, jamais", lance-t-elle en guise de conclusion, sans prendre le temps de parler plus avant, sans saluer, elle tourne le dos, et s'éloigne.