L`Intermède

Les sept vies de Moebius
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Que ce soit l'US Marshall Blueberry qui affronte les renégats du général Tête-jaune, l'anti-héros John Difool, "minable détective privé de classe R", ou encore le Major Grubert, vigie anachronique du monde interstitiel, tout le monde a "son" Jean Giraud. Dans l'entrechoc des genres et des styles, dans la profusion des formes et des couleurs, la Fondation Cartier rassemble les nombreuses facettes du dessinateur plus connu sous le pseudonyme de Moebius, jusqu'au 13 mars 2011. Une imagerie étonnante de créativité qui s'exprime par une centaine de dessins originaux, des peintures, et un film inédit en 3D.

Un couple roule dans une 4L sur une route déserte. La trentaine, Giraud maugrée avec sa femme sur les conditions de la circulation routière. Ils prennent un raccourci. Soudain s'élève devant eux un être géant, le grand de surface, qui se saisit de la voiture d'une main leste. Bien heureusement, Giraud met à profit son imagination prolifique et s'en tire en racontant une histoire au géant, pour reprendre tranquillement la route des vacances, avant de s'arrêter pour un pique-nique en combinaison anti-radiations. Mais ça n'est pas fini. Un policier tente de les arrêter pour pique-nique illégal, avant de se désintégrer sous l'effet des radiations. Ouf... Nous sommes en 1973, Jean Giraud dessine dans Pilote sous le nom de Moebius La Déviation, une courte histoire de vacances en famille qui bascule dans l'absurde et où s'invitent les fantasmes les plus incongrus. Un télescopage des genres qui va devenir la marque de fabrique du dessinateur tout au long de son oeuvre.

Tout commence pourtant plutôt sagement par un western classique. Avec Jean-Michel Charlier, Giraud retrouve l'univers du farwest où il aide son maître Jijé pour Jerry Spring. Et pourtant, le héros Blueberry, non content de recevoir la tête de Belmondo, hérite aussi de son insolence. Celui qui signe alors "Gir" secoue quelque peu l'univers sage du scénariste de Barbe-rouge et Buck Danny. Rétif aux cadres disciplinaires, l'homme boit, fréquente des prostituées, passe son temps à jouer et surtout, surtout, répugne à prendre un bain. Mais Giraud se sent quand même à l'étroit dans cet univers où tout demeure identique... Avec son travail dans Hara-Kiri, où apparaît pour la première fois le nom de Moebius, et l'Echo des savanes, Jean Giraud s'engage alors résolument dans la bande dessinée pour adultes. Il était urgent de libérer le genre de ses cadres imposés : une bande dessinée rassurante, assexuée, aux héros sans reproches, celle du Tintin d'Hergé et du Blake et mortimer d'Edgar P. Jacobs. Grâce moebius, jean giraud, exposition, fondation cartier, cartier, expo, dessin, bande dessinée, portrait, interview, rétrospective, parcours, biographie, films, cinéma, dessinsaux nouvelles revues underground, la BD dépasse le stade du divertissement pour enfant pour se constituer comme art adulte. Parallèlement à celle de Gir, c'est le commencement de la carrière de Moebius. Giraud assume parfaitement la schizophrénie de son travail : "C'est simplement être, de façon normale, marcher sur ses deux jambes. C'est ce qui permet de voir en relief. Tout les reliefs du monde nécessitent un dédoublement."

A chaque oeuvre, sa manière. La projection d'un court-métrage entièrement réalisé en trois dimensions, La planète encore, rappelle l'étendue de la palette des styles et des techniques utilisées dans l'oeuvre de Jean Giraud. On passe ainsi du très réaliste Blueberry, où Moebius emploie la vieille technique de la hâchure dans des dessins très fouillés, à des bandes à la ligne claire, avec aplats directs de couleur. Il expérimente aussi de nouvelles techniques de composition en privilégiant les dynamiques d'ensemble avec des phylactères disposés aux autres coins des cases. Une technique expérimentée dans Blueberry qui se retrouve constamment dans les séries de Moebius, opèrant par-là une dé-hiérarchisation totale du dialogue. En 1975, il fonde Metal hurlant avec Phillippe Druillet et Jean-Pierre Dionnet, qu'il inaugure avec le premier épisode de la série Arzach. Trente-cinq planches durant, un énigmatique sorcier au nom fluctuant traverse des univers mélancoliques sur le dos de son fidèle ptéroïde, mi-organique, mi-robotique. Outre qu'il introduit la technique de la couleur directe en France, le titre fait révolution par l'absence de parole, voire de trame narrative. Et c'est ce qu'il y a de plus puissant dans cet ouvrage : une liberté créative à l'oeuvre où rien n'est préconçu, où les bandes se succèdent aussi fluidement qu'Arzach se déplace sur son ptérodactyle blanc, procurant le sentiment grisant que l'histoire se crée sous nos yeux. Chez Moebius, l'image doit valoir pour elle-même et être signifiante pour elle-même. Il faut donc faire parler le dessin, et scénariser des oeuvres à l'orientation imprévisible, en inventant et dessinant au fil de la bande.

La série trouve rapidement le succès, la revue aussi. Son érotisme outrancier qui s'affiche en première page et son plein de chroniques sulfureuses pour 8F50 attirent un public frustré par la pauvreté de la production existante. Si elle ne se limite pas à la seule science-fiction, la revue lui fournit un espace de libre expression, et fait ainsi rapidement venir les auteurs majeurs de l'époque. Les deux fondateurs du journal, qui ont aussi créé une maison d'édition consacrée à la science-fiction, Les humanoïdes associés, Philippe Druillet et Moebius, ont eux-mêmes puissamment renouvelé la bande dessinée SF dans les moebius, jean giraud, exposition, fondation cartier, cartier, expo, dessin, bande dessinée, portrait, interview, rétrospective, parcours, biographie, films, cinéma, dessinsannées 1970. Le premier par sa série Lone Sloane, grande fresque épique au travers d'univers parallèles où se révèle un sens novateur de l'organisation de la planche : fini le découpage linéaire en cases rectilignes, Druillet compose en étoile, en éclaté, et dans toutes les formes imaginables. Le second parce qu'il impose une nouvelle manière d'écrire la SF, en particulier avec L'Incal, qu'il dessine sur un scénario du cinéaste et poète chilien Alexandro Jodorowsky. La série prend le contre-pied des canons du genre, avec un anti-héros veule au gros nez, et une dédramatisation constante des péripéties, grâce à la présence de la mouette à beton, Deepo. Constante de l'oeuvre de Moebius, ce paradoxe entre la précision du dessin très soigné et un scénario qui ne se prend jamais au sérieux, comme en fait l'expérience le pauvre Major Grubert, tour à tour aux prises avec les créatures du plan et le franchouillard qui l'affronte baguette à la main (La chasse au Français en vacances).

"J'aime la science-fiction parce qu'elle ouvre en grand les portes de l'espace et du temps et surtout parce qu'elle me permet d'aborder de façon très directe mes préoccupations essentielles", explique l'auteur. Au rayon références, il cite à tour de bras les pionniers de la SF - Isaac Asimov, Philip K. Dick et Michael Moorcock - qu'il dévorait adolescent, avec la bénédiction de son père. Le Garage hermétique est d'ailleurs une (très) libre adaptation de Moorcock, dont il reprend le personnage principal, Jerry Cornelius. L'imprégnation par la culture underground de la SF des années 1970-1980 se ressent dans la passion pour les cités, qu'elles soient marines ou spatiales, et les vaisseaux ultra-détaillés. Mais son apport se ne limite pas à la seule bande-dessinée : d'Alien au Cinquième élément, en passant par Blade Runner et Abyss, Giraud collabore à des films de science-fiction parmi les plus importants des vingt dernières années. Il dessine les costumes pour Ridley Scott, imagine les créatures sous-marines que rencontre Ed Harris, et conçoit le personnage de la diva pour Luc Besson. Sa rencontre avec Jodorowsky avait d'ailleurs commencé par l'ambitieux projet d'une adaption au cinéma de Dune de Franck Hebert. Le projet n'aboutira pas, malgré des centaines de dessins préparatifs.

moebius, jean giraud, exposition, fondation cartier, cartier, expo, dessin, bande dessinée, portrait, interview, rétrospective, parcours, biographie, films, cinéma, dessinsLoin de céder à la tentation de scinder l'oeuvre de Jean Giraud en deux faces imperméables, l'une de Gir et l'autre de Moebius, l'exposition de la Fondation Cartier confronte dès le début ses multiples univers, qui ne sont pas dépourvus de passerelles. Au détour d'une rangée, Blueberry semble ainsi faire un clin d'oeil au sorcier d'Arzach, lui aussi grand amoureux des étendues désertiques. Le désert se retrouve partout chez Moebius, souvenir d'un voyage initiatique qu'il fait au Mexique en 1956. "J'adore ces espaces brûlés et infinis, mouchetés de buissons griffus régulièrement espacés, de cactus et de blocs rocheux à l'architecture improbable et quasi organique", songe-t-il. Le désert, c'est l'espace de tous les possibles, où aucune construction, aucun sens imposé par l'homme, ne vient limiter la création. "Je sais par ailleurs que le désert est le lieu rituel de la méditation biblique. Je pense que le but du méditant est de tenter de réduire la réalité ordinaire dans laquelle nous baignons tous, en un désert virtuel d'où pourra jaillir la vision." S'il y a bien un principe qui dirige l'oeuvre de Moebius, c'est bien celui de laisser libre cours à son imagination. Dans un entretien donné à Télérama, il explique ainsi : "Je n'ai aucune notion de philosophie, je n'ai pas appris à organiser ma pensée, à structurer mon monde intérieur, et quand je parle, ça part dans tous les sens." Son oeuvre se construit d'elle-même, luxuriante et féconde, par une sorte d'auto-engendrement, particulièrement flagrant dans Le Garage hermétique où le récit semble obéir à sa propre logique, l'auteur se soumettant à la dynamique de la bande, dans une amplification de la dynamique lancée par Arzakh. Chaque élément nouveau qui atterrit dans une case enfle démesurément pour ajouter encore davantage d'obscurité et de complexité à un récit qui n'en manquait pourtant pas. Le Garage hermétique, c'est à la fois une private joke de Moebius et une sorte de subversion de la tradition du feuilleton du XIXe, où l'improvisation est assumée.

L'univers loufoque où se promène le Major sert à l'auteur de laboratoire graphique, dans lequel il expérimente tous les possibles, en termes narratifs et graphiques. Transsexualité, transmutation, transfiguration... : les figures de Moebius n'échappent pas à l'instabilité qui domine ses univers en extension. Il faut dire qu'au fil des années, Giraud laisse de plus en plus s'exprimer son inconscient, sans filtre intermédiaire. Dans la série Inside Moebius, par exemple, il donne forme à tous ses fantasmes psychologiques ou sexuels, et se fait la victime de ses propres métamorphoses. "Pour moi, la métamorphose plastique qui parcourt mes dessins n'est pas un fétiche ou une trouvaille graphique, c'est la métaphore de ce qui se produit à l'intérieur de nous en moebius, jean giraud, exposition, fondation cartier, cartier, expo, dessin, bande dessinée, portrait, interview, rétrospective, parcours, biographie, films, cinéma, dessinspermanence". Car il y a chez Jean Giraud une attirance fondamentale pour la matière en évolution, modelée par le chaman. La planche devient le lieu d'un bourgeonnement de formes indescriptibles et pourtant harmonieuses. Les excroissances organiques se mêlent au minéral, entrelacées de boyaux écarlates, formant des exostructures cartilagineuses, baignant dans un liquide matriciel qui les nourrit. La langue elle-même est frappée par le goût de l'auteur pour la transmutation, ses planches se remplissent de termes aux consonnances étranges et qui semblent pourtant si familières. Toute une langue moebusienne qui claque agréablement sous la langue. Les planches foisonnent de jeux de mots et de contrepèteries. Les espèces animales terrestres l'ennuient ? Il invente une nouvelle faune, avec sa taxinomie propre, sur une planète mars peuplée de chlortraques, pirdrikas et de tromphals rayés.

Il faut dire que le sieur Moebius utilise des outils de travail bien à lui : la danse, le rêve et la méditation, et pendant un temps les champignons, le cannabis voire la cocaïne. Autant de voies qui libèrent son inconscient des pesanteurs du réel, "autant de techniques pour contacter une autre réalité". Une transe - d'où le titre de l'exposition, Transe-forme - qui impulse un mouvement incessant de mutation, dans un univers en perpétuel devenir. C'est peut-être là l'origine de ce rapport si particulier au temps qu'entretient l'oeuvre de Moebius. Outre les collisions entre dimensions temporelles, l'écoulement du temps est très perceptible dans ses histoires, en particulier dans la série Arzach où la durée se matérialise non seulement par le silence du dessin, mais par les techniques graphiques qui en font émerger la dimension tangible, l'épaisseur, jusqu'à constituer une esthétique de la lenteur. Dans sa dernière série, Inside Moebius, "cartharsis thérapeutique" selon ses propres mots, l'homme aux traits secs, les fins cheveux blancs rassemblés par un élégant chignon, dans un costume bien coupé, ce créateur de tant de mondes différents quitte la réalité pour arpenter sa création aux côtés de ses êtres d'invention. Il a raison : à lui seul, c'est un personnage.

Augustin Fontanier
Le 17/01/11
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Moebius, Transe forme
, jusqu'au 13 mars 2011
Fondation Cartier pour l'art contemporain
261, boulevard Raspail
75014 Paris
Tlj (sf lun) : 11h-20h
Tarif plein : 8 €
Tarif réduit : 5,5 €
Rens. : 01 42 18 56 50

Cet article fait partie du dossier SF : Demain, l'humain







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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil et photo 4 :  Moebius, "Box office", 1994 © Moebius Productions
Photo 1 Gir, portrait de Blueberry, 1973 © Moebius Productions
Photo 2 La chasse au Major, 2009. Acrylique sur toile, 90 x 130 cm / © Moebius
Photo 3 Arzach, 1995. Gouache et acrylique sur papier, 36 x 24,3 cm / © Moebius Productions
Photo 5 Jean Giraud / Moebius © Moebius Productions
Photo 6 Dessin préparatoire pour Arzach, 1975 © Moebius Productions