
aux nouvelles revues underground, la BD dépasse le stade du divertissement pour enfant pour se constituer comme art adulte. Parallèlement à celle de Gir, c'est le commencement de la carrière de Moebius. Giraud assume parfaitement la schizophrénie de son travail : "C'est simplement être, de façon normale, marcher sur ses deux jambes. C'est ce qui permet de voir en relief. Tout les reliefs du monde nécessitent un dédoublement."
années 1970. Le premier par sa série Lone Sloane, grande fresque épique au travers d'univers parallèles où se révèle un sens novateur de l'organisation de la planche : fini le découpage linéaire en cases rectilignes, Druillet compose en étoile, en éclaté, et dans toutes les formes imaginables. Le second parce qu'il impose une nouvelle manière d'écrire la SF, en particulier avec L'Incal, qu'il dessine sur un scénario du cinéaste et poète chilien Alexandro Jodorowsky. La série prend le contre-pied des canons du genre, avec un anti-héros veule au gros nez, et une dédramatisation constante des péripéties, grâce à la présence de la mouette à beton, Deepo. Constante de l'oeuvre de Moebius, ce paradoxe entre la précision du dessin très soigné et un scénario qui ne se prend jamais au sérieux, comme en fait l'expérience le pauvre Major Grubert, tour à tour aux prises avec les créatures du plan et le franchouillard qui l'affronte baguette à la main (La chasse au Français en vacances).
Loin de céder à la tentation de scinder l'oeuvre de Jean Giraud en deux faces imperméables, l'une de Gir et l'autre de Moebius, l'exposition de la Fondation Cartier confronte dès le début ses multiples univers, qui ne sont pas dépourvus de passerelles. Au détour d'une rangée, Blueberry semble ainsi faire un clin d'oeil au sorcier d'Arzach, lui aussi grand amoureux des étendues désertiques. Le désert se retrouve partout chez Moebius, souvenir d'un voyage initiatique qu'il fait au Mexique en 1956. "J'adore ces espaces brûlés et infinis, mouchetés de buissons griffus régulièrement espacés, de cactus et de blocs rocheux à l'architecture improbable et quasi organique", songe-t-il. Le désert, c'est l'espace de tous les possibles, où aucune construction, aucun sens imposé par l'homme, ne vient limiter la création. "Je sais par ailleurs que le désert est le lieu rituel de la méditation biblique. Je pense que le but du méditant est de tenter de réduire la réalité ordinaire dans laquelle nous baignons tous, en un désert virtuel d'où pourra jaillir la vision." S'il y a bien un principe qui dirige l'oeuvre de Moebius, c'est bien celui de laisser libre cours à son imagination. Dans un entretien donné à Télérama, il explique ainsi : "Je n'ai aucune notion de philosophie, je n'ai pas appris à organiser ma pensée, à structurer mon monde intérieur, et quand je parle, ça part dans tous les sens." Son oeuvre se construit d'elle-même, luxuriante et féconde, par une sorte d'auto-engendrement, particulièrement flagrant dans Le Garage hermétique où le récit semble obéir à sa propre logique, l'auteur se soumettant à la dynamique de la bande, dans une amplification de la dynamique lancée par Arzakh. Chaque élément nouveau qui atterrit dans une case enfle démesurément pour ajouter encore davantage d'obscurité et de complexité à un récit qui n'en manquait pourtant pas. Le Garage hermétique, c'est à la fois une private joke de Moebius et une sorte de subversion de la tradition du feuilleton du XIXe, où l'improvisation est assumée.
permanence". Car il y a chez Jean Giraud une attirance fondamentale pour la matière en évolution, modelée par le chaman. La planche devient le lieu d'un bourgeonnement de formes indescriptibles et pourtant harmonieuses. Les excroissances organiques se mêlent au minéral, entrelacées de boyaux écarlates, formant des exostructures cartilagineuses, baignant dans un liquide matriciel qui les nourrit. La langue elle-même est frappée par le goût de l'auteur pour la transmutation, ses planches se remplissent de termes aux consonnances étranges et qui semblent pourtant si familières. Toute une langue moebusienne qui claque agréablement sous la langue. Les planches foisonnent de jeux de mots et de contrepèteries. Les espèces animales terrestres l'ennuient ? Il invente une nouvelle faune, avec sa taxinomie propre, sur une planète mars peuplée de chlortraques, pirdrikas et de tromphals rayés. 
