Extension du domaine du X
L'interdiction de l'exposition Larry Clark, Kiss the past hello au Musée d'Art Moderne de Paris aux moins de 18 ans pour "contenu pornographique susceptible d'être vu par des mineurs" a suscité réprobation mais aussi incompréhension : qu'entend-on par pornographie ? Où commence et où finit le X, au croisement entre le juridique et la morale ? Quand passe-t-on de l'interdiction à la censure ? Après le festival Ciné-droit consacré à la censure (lire notre article à ce sujet), rencontre avec ceux qui, du cinéma à la bande-dessinée en passant par la littérature, explorent la place de la pornographie dans notre société.
Elle représente 40% à 50% du trafic mondial
sur internet, mais la pornographie continue de susciter le malaise. Son pouvoir évocateur et les effets incitateurs qu'on lui prête ont poussé la plupart des pouvoirs publics à mettre en place des instances de contrôle qui régulent sa diffusion. Pour Hervé Bérard, cinéaste et membre de la Commission de classification des oeuvres cinématographiques, "
le cinéma souffre d'un statut particulier au sein des domaines culturels" : alors que dans les autres champs de la culture, comme la télévision ou le jeu vidéo, les recommandations appartiennent aux professionnels eux-mêmes (avec rétro-contrôle des instances, comme le CSA, qui peuvent sanctionner a posteriori des manquements), les décisions en matière d'interdiction pour ce qui est du cinéma incombent à des comités mixtes qui réunissent des professionnels, certes, mais surtout une majorité de magistrats. "
Une spécificité justifiée par le caractère public de la salle de cinéma, poursuit Hervé Bérard.
Tandis que la consommation des autres biens culturels comme un DVD ou une bande-dessinée relève de l'espace privé, la salle est considérée comme un espace public, et relève par-là de l'autorité des pouvoirs publics."
Tout film doit ainsi passer par la case "visa" et être prévisualisé par une sous-commission puis, si une prohibition est envisagée, par la Commission en séance plénière. Autres pays, autres mœurs : tandis qu'en Espagne ou en Autriche, on parle d'une obligation d'accompagnement, certains pays, dont la France, mettent en place l'interdiction. L'expression érotique ou pornographique au cinéma est donc particulièrement contrôlée, bien plus par exemple que pour la bande-dessinée, comme l'explique Bernard Joubert, ancien directeur du label Dynamite (éditions La Musardine) : "
La dernière bande-dessinée interdite par la loi de 1949 sur la protection de la jeunesse remonte au siècle dernier. Cela n'empêche pas la Commission de surveillance, issue de cette loi, d'être toujours en activité et de vouloir nuire à des publications. Mais elle n'a aucun pouvoir, elle peut juste intimider." A contrario, la composition hétéroclite de la Commission de classification reflète la prégnance des pouvoirs publics dans la diffusion du Septième art : des réalisateurs y côtoient aussi bien des magistrats que des membres d'associations de protection de l'enfance. Les pouvoirs publics sont en nombre, au premier rang desquels les ministères de la Justice, de l'Intérieur et de la Jeunesse, qui ont le dernier mot. Les professionnels sont donc sous-représentés, eux qui n'occupent que deux des vingt-huit sièges. Ce qui entraîne des effets préjudiciables sur la nature des débats "
à tendance fréquemment moralisatrice", selon Hervé Bérard.
Des bonnes moeurs à la protection de l'enfance
En 1994, Robert Badinter fait supprimer le délit d' "atteinte aux bonnes mœurs", notion sur laquelle reposaient jusque-là les censures de la pornographie. Mais sous la pression des associations de protection de l'enfance est voté l'article 227-24 qui constitue le délit d' "atteinte à la jeunesse par la diffusion de contenus pornographiques susceptibles d'être vus par des mineurs". "
C'est un article extrêmement mal rédigé, du point de vue même des juristes, souligne Hervé Bérard.
Il ne donne aucune définition précise du caractère pornographique d'une oeuvre." De fait, l'article est depuis son vote
fréquemment utilisé pour justifier l'interdiction d'oeuvres artistiques jugées dérangeantes. L'exposition
Présumés innocents, à Bordeaux en 2000, et celle de Larry Clark au Musée d'Art Moderne en sont des exemples parmi les plus médiatiques.
"
La protection de la jeunesse est le fondement de la classification des films", rappelle en introduction le rapport de la Commission de classification. Si, comme le dénoncent nombre d'artistes et de juristes, la protection de l'enfance est rapidement un prétexte commode pour censurer des oeuvres d'art, ce changement de légitimation n'en est pas moins significatif. A travers l'abandon de la notion d'atteinte aux bonnes mœurs, c'est une redéfinition du rapport de la société à la pornographie qui se joue. Au moins en théorie, ce n'est plus l'oeuvre pornographique en soi qui est condamnable pour son "obscénité" mais on veut, dans une perspective de plus en plus psychologisante, protéger les jeunes de son impact. La pornographie pouvait jusqu'alors espérer être un jour légitimée. C'est ce vers quoi tend un défenseur du genre comme Emmanuel Pierrat, avocat et auteur de romans érotiques, car "
l'image pornographique permet de se délivrer de la violence sexuelle que nous avons en chacun de nous". Elle jouerait sur le plan sexuel la fonction de catharsis, chère à Aristote. En réalisant dans le domaine du fantasme, en déversant dans l'imaginaire cette violence, elle lui permettrait de s'exprimer et de délivrer de sa pression, qui sinon, chercherait à se réaliser dans la réalité : "
Bien sûr, il faut prendre en compte le cadre dans lequel s'affiche l'imagerie pornographique : elle ne doit pas être imposée comme sur un arrêt de bus. Mais si elle relève d'une recherche active et volontaire, elle doit être légitimée". Et de plaider : "
Laissez-nous donc nous offenser nous-mêmes."
Le juge et le pornographe
Le statut de l'espace public a joué un rôle essentiel dans la restriction de l'exposition de Larry Clark aux seuls majeurs. Une décision prise unilatéralement par la Mairie de Paris. Mais qu'y avait-il à craindre ? La plainte médiatique de l'association de protection de l'enfance la Mouette contre l'exposition
Présumés innocents à Bordeaux en 2007 a bien débouché sur un non-lieu. Emmanuel Pierrat en est convaincu, qui a défendu les commissaires devant la justice : "
Il n'y avait aucune menace de procès à l'horizon. Et la Mairie de Paris s'est retranchée devant un précédent qui n'existe pas : aucune exposition jusque-là n'a jamais été condamné en référence à la loi 227." C'est donc par intériorisation de la norme de censure que la Mairie a spontanément décidé
cette interdiction, ce que craignent justement les défenseurs de la liberté d'expression regroupés dans l'Observatoire de la liberté de création. Comme le note Emmanuel Pierrat, prétexter l'article 227-23, qui concerne les mineurs en tant que sujets et non plus comme spectateurs, est tout aussi fallacieux, puisque qu'il condamne la représentation en elle-même des mineurs. "
Si les photographies de Larry Clark tombent effectivement sous le coup de cette loi, cette exposition devrait être interdite en soi, et non pas sa visite aux seuls mineurs." Pour Bernard Joubert, cette interdiction risque de constituer un argument de taille pour les associations conservatrices et de favoriser encore davantage l'autocensure des artistes et des diffuseurs.
De fait, ce sont souvent des considérations culturelles qui entrent en compte dans la catégorisation de la pornographie, au détriment de la cohérence conceptuelle elle-même. On citera entre autres le cas du Japon, qui interdit l'affichage des parties génitales à l'écran mais autorise les pratiques sexuelles hard fondées sur la projection de sperme. De son côté, "
la France, explique Hervé Bérard,
ne dispose pas de critères précis pour déterminer une interdiction au moins de moins de 12 ans et moins de 16 ans." Ce niveau d'interdiction dépend donc largement de l'appréciation des membres de la Commission. Un système qui présente autant d'avantages que d'inconvénients : il évite l'absurdité dans laquelle tombent parfois les commissions britanniques qui comptent le nombre de gros mots pour déterminer le niveau de censure - on se souvient du film
South Park et de ses cent-quarante-six "
fuck" - , mais en l'absence de critères objectifs, les décisions des commissions sont souvent déterminées par des considérations moralisatrices. Au risque de tomber rapidement dans le "deux poids, deux mesures".
La façon dont les membres de ces commissions (et plus particulièrement les magistrats) comprennent les oeuvres interroge plus fondamentalement le rapport à la représentation artistique. La déclaration faite par l'Observatoire de la liberté d'expression clarifie les choses : "
L'oeuvre d'art, qu'elle travaille les mots, les sons ou les images, est toujours de l'ordre de la représentation. Elle impose donc par nature une distanciation qui permet de l'accueillir sans la confondre avec la réalité. C'est pourquoi l'artiste est libre de déranger, de provoquer, voire de faire scandale. Et c'est pourquoi son oeuvre jouit d'un statut exceptionnel, et ne saurait, sur le plan juridique, faire l'objet du même traitement que le discours qui argumente, qu'il soit scientifique, politique ou journalistique." En somme, il y aurait confusion entre la réalité et la fiction. Dépeindre les échanges sexuels des adolescents, comme sur les photographies de Larry Clark, n'est pas en soi une incitation. D'aucuns estiment qu'il y a une différence de taille entre écrire un texte ou peindre des scènes érotiques et photographier ou filmer des personnes dans des échanges sexuels bien réels. Une distinction
qui laisse Emmanuel Pierrat perplexe : "
Les gens mettent à part la photographie parce qu'ils la prennent pour la réalité. Mais c'est méconnaître complètement la nature du médium en question. Quiconque a tenu un appareil entre ses mains sait combien l'écriture photographique relève de l'invention."
La drôle histoire du - 18ans
Jusqu'en 2000, il n'y a pas d'interdiction aux moins de dix-huit ans. Un film est soit classé "X" (et par conséquent sort du circuit habituel de diffusion), soit tombe sous le coup d'une interdiction aux moins de seize ans maximum. C'est alors qu'intervient l'affaire
Baise-moi (2000) : le film de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi sort d'abord dans les salles estampillé "interdit aux moins de 16 ans". Mais suite à une plainte déposée par l'association Promouvoir, sur la base de l'article 227-24*, la commission réexamine le dossier. Problème : comment considérer le film qui, s'il présente des scènes sexuelles non-simulées, n'en est pas pour autant "pornographique" ? La Commission de classification décide alors de hausser l'interdiction à tous les mineurs, sans pour autant classer le long métrage parmi les films X, qui regroupent les oeuvres "à finalité masturbatoire". On revient donc à la situation d'avant 1981, date à laquelle la gauche avait fait sauter cette interdiction.
Ainsi se forme, au fil des années, une épée de damoclès en forme de X qui pèse sur la création artistique, en particulier cinématographique. Les producteurs s'auto-censurent, et pour plusieurs raisons : d'abord parce qu'une interdiction prive naturellement le film d'une partie de l'audience, mais également parce qu'elle influence la réception du long métrage par le public, qui l'associe à certaines images. Ce fut le cas pour le film gore
Saw III (
Darren Lynn Bousman, 2006) interdit au moins de 18 ans par la Commission de classification, qui n'avait rien de pornographique mais été assimilé comme tel. Enfin, certaines interdictions commandent la mise en place d'installations spécifiques. Et des diffuseurs
comme UGC refusent systématiquement tout film interdit au moins de 18 ans : "
Il fallait voir ça, rigole Hervé Bérard.
La moitié des arrivants n'ont pu entrer dans la salle parce qu'ils étaient dépourvus de carte d’identité et que le cinéma ne voulait prendre aucun risque. Le problème, c’est que ce n'est pas le film en lui-même qui a été condamné. L'interdiction aux moins de dix-huit ans est le résultat de l'exaspération des membres de la commission qui ont voulu signifier par-là : ça suffit !, en prenant Saw III
pour bouc-émissaire."
Et Clark, dans tout cela ?
Les photographies de Larry Clark présentées au Musée d'art moderne exigent-elles une telle prohibition ? Au-delà du risque strictement pénal, difficilement cernable, quel problème de fond posent ces images ? On y voit certes des jeunes adolescents, la puberté bien affirmée, dans des positions et échanges sexuels. Malgré leur violence, le caractère pornographique des clichés de Larry Clark n'en est pas pour autant affirmé. Nulle emphase érotique sur ces instantanés : les gestes et les corps sont représentés mais entièrement détachés. Dans son essai
Mauvais genre(s)** qu'elle écrit en 2002, Dominique Baqué explique ainsi que, chez Larry Clark, "
la dé-sublimation qui frappe la sexualité est aussi celle d'un quotidien dont le regardeur est dorénavant convié à partager l'universelle banalité". Et si l'on définit la pornographie comme ce qui a pour fin d'exciter le désir sexuel, il faut bien constater que dans le travail de Larry Clark, de pornographie il n'y a point. Où est l'excitation sexuelle dans ses clichés froids, où du sexe sourd plus l'ennui qu'autre chose ? Les clichés de Larry Clark constituraient peut-être, même, une anti-pornographie.