L`Intermède
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"C'EST CE QUE NOUS SOMMES TOUS, des amateurs. On ne vit jamais assez longtemps pour être autre chose." Sa vie durant, André Kertész (1895-1984) semble avoir épousé ce mot humble de Charlie Chaplin, lui dont la longévité - il est mort à 89 ans, après sept décennies passées derrière l'objectif - ne l'a jamais empêché de se considérer comme un éternel "débutant qui découvre le monde, encore et encore". Le photographe américain d'origine hongroise et français de coeur, éternel émigré qui n'avait pour foyer que celui de son appareil, a composé au fil de ses pérégrinations, mentales et physiques, une oeuvre qui n'obéit à aucun dogme. Avant Winterthur, Berlin et Budapest où l'exposition se rendra dans les prochains mois, le Jeu de Paume retrace, jusqu'au 6 février, les sentiers perdus d'André Kertész.

Par Bartholomé Girard

"OH, ÇA C'EST CHARMANT !", s'exclame-t-il devant la caméra de Jean-François Dars (Paris Kertész, 1982), avant de tendre le zoom vers l'une de ces nombreuses visions où s'entremêlent jeux de forme et douce étrangeté. C'est dans cet émerveillement enfantin, au carrefour des genres et des styles, qu'André Kertész a construit, soixante-dix ans durant, une oeuvre photographique inclassable. Témoins, ces quatre clichés côte à côte au rez-de-chaussée du Jeu de Paume, qui résonnent comme une impossibilité à choisir : aux trois moutons blottis les uns contre les autres comme dans une composition picturale répondent une scène de rue façon street photo, un écolier dans la plus pure tradition humaniste et une prothèse abandonnée surgie d'une scène surréaliste, tous saisis entre 1929 et 1931. Dans le film de Dars, on le voit dans un grand imperméable beige avec des poches remplies d'objectifs qu'il utilise tour à tour. En autodidacte complet, Kertész n'a cessé d'expérimenter, "tant du point de vue des sujets (portraits, rue, intérieurs, nuit) que des traitements et des techniques", rappelle Annie-Laure Wanaverbecq, co-commissaire de l'exposition avec Michel Frizot. Complice dès ses premiers tatônnements, son frère Jeno est alors sa muse - son "âme soeur", va jusqu'à dire Robert Gurbo, conservateur de la fondation André et Elisabeth Kertész à New York. A 24 ans, Kertész le andré kertész, exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, photos, photo, photographie, photographies, hongrie, paris, new york, distorsion, ombres, nusphotographie dans les airs (Mon Frère dans un scherzo, 1919), imitant Icare ou Satire, ou encore sous l'eau (Le Nageur, 1917). C'est cette célèbre image où le corps du nageur se noie dans un réseau de lignes éclatées par les rayons du soleil et les remous de la surface que l'aîné considère comme le point de départ de son oeuvre poétique, au sens plein du terme. 

CE CLICH
É DÉTONNE dans sa production de l'époque alors que, encore en Hongrie, le jeune Andor Kertész  manie l'appareil depuis la guerre de 14-18 dans laquelle il s'est engagé - tous ses clichés ont été détruits -, et poursuit en amateur en saisissant des scènes de la vie quotidienne, avec pour premier sujet sa famille. Les constrastes entre la nuit et le jour, le noir et le blanc, le crépuscule et les sources de lumière pointent déjà dans ces tirages-contacts de 4x6 cm, condensés photographiques à l'état brut qui se refusent néanmoins à tout systématisme. Michel Frizot reconnaît avoir été surpris en découvrant certains clichés du photographe d'origine hongroise, tant la patte Kertész se conjugue à toutes les personnes et tous les temps. Qu'il tire ses instantanés sur cartes postales - au tournant du siècle, c'est le premier support de diffusion de la photographie - ou se procure un téléobjectif pour se perdre dans les cheminées des toits de New York (où il vivra cinquante ans), qu'il photographie d'un point fixe - la fenêtre de sa chambre - ou déambule dans les rues, il y va d'une forme de surprise permanente. Déjà à Paris, où il débarque en octobre 1925, il explore toutes les pistes possibles : il initie Brassaï, compatriote exilé comme lui dans l'Hexagone, à la photographie de nuit - voir les éclairs qui fendent en zigzag le ciel noir de Paris, l'été, un soir d'orage (1925) ; il privilégie les points de vue en plongée, permise par des appareils maniables ; et, d'une certaine façon, invente le reportage photographique à partir de 1928, en travaillant notamment pour le magazine Vu. Mais il n'est pas question d'enquête sociale ou de documentation objective : l'émotion l'emporte sans cesse, virevoltante.


Intuition

AINSI VA LE TIMIDE ANDRÉ KERTÉSZ, cahin caha, traçant de multiples sillons. Nul hasard si son épouse de l'époque, la photographe Rogi André, le photographie pendant une prise de vue pour un magazine, en 1929, alors qu'il n'est qu'une bosse sous la toile de son appareil et que son visage est caché. Isolé autant que libre, Kertész ricoche contre les mouvements et courants artistiques de l'époque. Assimilée à tort aux dadaïstes ou aux surréalistes, "sa démarche n'a rien de programmatique", souligne Sabine Thiriot, conférencière au Jeu de Paume. "Je fais des photographies, c'est tout", tranche celui dont la rétine est imprégnée aussi bien des tableaux de l'avant-garde artistique que des souvenirs bucoliques de son enfance. A propos d'un séjour chez un apiculteur, enfant, il dira que c'était "la plus belle période de sa vie, car il vivait dans la nature et faisait des photographies", cite Annie-Laure Wanaverbecq. Toujours dans l'a-côté, décalé. Comme ces promeneurs qui font une sieste sur les quais de Seine, publiés dans son ouvrage Paris vu par André Kertész (1934) et au sujet desquels Pierre Mac-Orlan, ami et soutien de l'artiste, légende : "Il existe tout de même une certaine manière de
s'affranchir des lois." Celui qui préface l'ouvrage fait ainsi le lien entre les visions insolites du photographe et son propre concept de "fantastique social". En musardant, André Kertész creuse le réel, le déshabille autant qu'il l'alambique, le révèle andré kertész, exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, photos, photo, photographie, photographies, hongrie, paris, new york, distorsion, ombres, nusautant qu'il nourrit son épaisseur. Son sujet n'est pas Paris ou New York mais ce qui, dans chaque ville, va faire écho à ses propres pensées, comme l'explique Michel Frizot : "Il adore marcher sans avoir vraiment pour but de faire des photographies. Il est toujours aux aguets de ce qui va pouvoir se passer autour de lui, et intervenir sur ce qui se passe entre la réalité et lui."

EN PARALL
ÈLE de son activité de photoreporter pour des journaux et magazines - dont un célèbre portfolio de la Trappe de Soligny où il suit le quotidien de moines (1930) -, il continue d'écouter son instinct. A l'époque, ils ne sont que deux à choisir le médium photographique comme unique mode d'expression : lui, et Man Ray. Jusqu'alors, la pratique de l'instantané est, pour l'essentiel, une activité commerciale à laquelle d'aucuns s'adonnent de temps en temps, en contrepoint d'un art plus "sérieux". L'Art vivant, en mars 1929, met les pieds dans le plat et titre : "La photographie est-elle un art ?", clichés du photographe hongrois à l'appui. André Kertész, père de la photographie moderne ? Henri Cartier-Bresson dira à sa suite : "Nous devons tous quelque chose à Kertész." Une formule qu'aurait sans nul doute réfuté cet auteur modeste dont les nombreux autoportraits qui ponctuent l'exposition du Jeu de Paume ne cèdent à aucun moment à la complaisance ou au narcissisme - de dos (1920), en ombre (1927), dans un miroir déformant (1933) ou au milieu de masques (1976), le visage de Kertész se joue de l'objectif, un sourire en coin. Son oeuvre intégrale peut être lue comme un portrait en creux. Car l'hybridité de son travail n'a jamais fissuré la cohérence de son propos : il s'agit bien d'affirmer, à chaque clic, un regard singulier, qui revendique sa posture subjective. A plusieurs reprises, il parle d'un "journal intime visuel". 


Expression

"JE NE DOCUMENTE JAMAIS, j'interprète toujours avec mes images. J'interprète ce que je ressens à un moment donné. Pas ce que je vois, mais ce que je ressens." Lui qui ne s'arrête que pour photographier des choses "qui [l]e captivent" se définit comme un "sentimental-né, heureux ainsi, peut-être sans place dans la réalité actuelle." (Kertész on Kertész : a Self-Portrait, 1985) Cette expressivité fait de chaque cliché un reflet de son "monde intérieur", selon le mot de Michel Frizot. Fétichiste mais non matérialiste, il met et remet à l'ouvrage les mêmes motifs, voire les mêmes photographies qu'il tire et recadre à volonté, parfois après plusieurs décennies. C'est le cas des négatifs qu'il confie à une amie en 1936, dans le Lot-et-Garonne, et qu'il ne verra pas pendant trente ans. Lorsqu'il les récupère, il redécouvre certains clichés oubliés, à l'instar de cette vue des toits de Paris dont la plaque est cassée. L'occasion est presque trop belle pour ce faiseur d'images et d'illusions : la cassure devient, au tirage, cicatrice béante au milieu du cliché, et Paris semble se refléter dans une vitre brisée (Plaque cassée, 1929). Le temps fait son oeuvre et cultive la nostalgie, qui s'imprime en noir et blanc. Les souvenirs de magazines hongrois de son enfance sont encore vivaces :
"Cela parlait surtout d'histoires de famille, c'était très beau, très sentimental, cela ressemblait à la vie que nous menions, à l'atmosphère qu'il y avait en andré kertész, exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, photos, photo, photographie, photographies, hongrie, paris, new york, distorsion, ombres, nusHongrie." (André Kertész par Agathe Baillard, Belfond, 1980). Et l'artiste de tisser des liens entre lui et ses sujets ("Il y a une association inexplicable entre moi et ce que je vois"), de faire de l'acte de photographier la marque d'une relation personnelle à ce qui l'entoure, comme pour combler le vide que créé un mal du pays persistant.

CAR LE TROC des prénoms hongrois pour des pendants français par André Kertész et sa deuxième femme, Elisabeth (ex-Erszebet), n'y feront rien : le photographe est un apatride. Arrivé à Paris, il côtoit essentiellement un cercle de compatriotes émigrés - les peintres Gyula Zilzer et Lajos Tihanyi, les sculpteurs József Csáky et Étienne Beöthy, ou encore le marionnettiste Géza Blattner -, à défaut de pouvoir pleinement s'intégrer dans le milieu artistique francophone. Plus tard, à New York, il se heurtera encore à la barrière de la langue. "Mon anglais est mauvais. Mon français est mauvais. La photographie est ma seule langue", s'en arrange-t-il. Et s'il passe la majeure partie de sa vie outre-atlantique et obtient la nationalité américaine en 1944, son attachement à la France persiste. La publication de deux ouvrages, l'un consacré à la capitale française (J'aime Paris, 1974), l'autre à la cité américaine (Of New York..., 1976), à deux ans d'intervalle illustre cet entre-deux où le photographe se trouve. A la mort de son épouse en 1977, il créé The André & Elizabeth Kertész Foundation à New York mais c'est à la France qu'il lèguera ses négatifs et archives, lors de son décès en 1984. C'est ce parcours chaotique, fait de soixante-dix ans de bifurcations et digressions, qui l'a sans nul doute poussé à développer avec autant d'acuité son empreinte, son regard propre. Comme une nécessité, dans le mouvement perpétuel, de se retrouver. 



Compositions

CE RESSERREMENT VERS L'INTIME, vers le viscéral, Kertész l'illustre par son travail sur des négatifs grand format. D'un portrait d'Elisabeth et lui ne reste plus, après deux retirages, qu'une main posée sur une épaule et la moitié d'un visage. Un gros plan réalisé sur les mains de sa mère attire l'attention sur l'alliance qu'elle porte, rappelant la mort de son père alors qu'André Kertész n'avait que seize ans. D'une même image, il va chercher plusieurs points de vue. Ou l'inverse : il parcellise un paysage à l'extrême, pour n'en garder que des fragments, comme dans cet ensemble de cheminées à New York (1947) dont, avec trois prises, il réalise une dizaine de clichés, comme autant de variations sur un même thème. De même, quand il parcourt les ateliers des artistes parisiens pour faire des portraits en absence - Léger, Eisenstein, Zadkine, Kisling... - il ne saisit que des morceaux, que ce soit un bout de bibliothèque ou, dans le cas de la célèbre photographie de l'atelier de Piet Mondrian, un coin de table avec un bouquet et un escalier à la dérobade dans l'encadrure d'une porte, mimant l'abstraction du peintre. Ce goût pour la composition géométrique - voire le graphisme, dans le cas de la Fourchette (1928) dont l'ombre des dents cisèle une nappe blanche et une assiette - est poussé à son paroxysme dans les vues en plongée du photographe, qui met à plat l'espace et fait surgir des formes imbriquées les unes dans les autres (Autour de l'hôpital Saint-Vincent, 1971) ; un équivalent, en noir et blanc sur papier, du Purisme de Charles-Edouard Jeanneret. La photographie n'est plus seulement un outil pour enregistrer et représenter le réel, mais permet de transformer la vision et construit de nouvelles formes ("créer quelque chose avec les petites choses sans importance", aime à dire Kertész). Nulle mise en scène dans ses clichés, mais un art de la composition pour celui en qui le dadaïste Paul Dermée voyait, en 1927, un "frère voyant". 

ROLAND BARTHES, lui, parle de "photographie pensive" (La Chambre claire, 1980), évoquant la faculté de l'oeuvre de Kertész à interroger les représentations, à suggérer "un autre sens que la lettre". Le simple renversement d'une image en trouble la lecture. Ainsi de ce portrait de son frère la tête hors de l'eau (1919) dont le reflet bascule, dans une version ultérieure, au-dessus du visage : le reflet remplace l'original, devient plus vrai que le modèle. Kertész joue, à la manière des surréalistes, avec les représentations logiques et élabore une grammaire de l'épiphanie : des statues prennent vie dans une foule (Veteran's day, 1965), un ventilateur se dote d'un bras (Ventilateur, 1937), un bateau navigue sur un toit (L'Horizon, 1972), un autre a des jambes (Le Bateau rentre à la maison, 1944), et l'ombre de la fumée d'une cheminée au loin se dessine sur un bâtiment au premier plan (Fumée à Toronto, 1979)... Il s'attache aux horloges, escaliers et murs de briques délabrés, et fait peu de cas des vues de cartes postales. Il malmène la tour Eiffel en la décapitant à coup de métro (Tour Eiffel et métro aérien, 1933) ou
andré kertész, exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, photos, photo, photographie, photographies, hongrie, paris, new york, distorsion, ombres, nusen laissant un mur de parpaings branquebalant lui voler la vedette (Tour Eiffel, 1933). Quand il saisit l'Empire State Building, c'est dans une flaque d'eau (1972). Autant de visions qui ne s'accomodent pas des images d'Epinal et de l'ostentatoire du déjà-vu, mais qui ne basculent pas non plus dans le fictif : "Tout cela existe, plaide son ami Pierre Marc-Orlan. Cet ensemble de fantasmagories constitue ce qu'il est convenu d'appeler la réalité."

EXEMPLE PARMI LES PLUS CÉLÈBRES de ces mirages : la série des "distorsions", en 1933, qui fait d'une commande d'images érotiques pour un magazine de charme (Le Sourire) une farandole de nus picassiens. Dans des miroirs déformants, les corps élastiques de femmes nues prennent des proportions extraordinaires, où le dialogue des courbes et contre-courbes flirte avec une forme de grotesque. "Il suffisait d'un très léger mouvement du modèle pour que l'image se transforme de façon étonnante, passe du beau à l'horrible, et de l'épouvantable au rassurant, sans cesse", rapporte le photographe. Illustration éclatante, s'il en est, du concept freudien d'inquiétante étrangeté. Et le magazine de titrer la série de distorsions d'un énigmatique : "Fenêtre ouverte sur l'au-delà", peut-être moins exact - car à connotation mystique, ce que n'est pas le travail de Kertész - qu'un "par-delà". De fait, le photographe veut dépasser l'impression première, ne se contente pas des évidences et fait surgir des labyrinthes parallèles, notamment avec ses études d'ombres : cet homme qui peint une façade, accroché à une échelle, ne barbouille-t-il pas son ombre (Le peintre d'ombres, 1926) ? Ce marcheur nocturne qui bat le pavé de Budapest n'est-il pas en train de discuter avec son double, projeté sur un mur (Budapest, Boskay Ter, 1914) ? Ces quatre silhouettes à chapeau qui traversent la route, un jour de pluie, sont-elles plus réelles que les reflets à leurs pieds (Place de la Concorde, 1928) ? 



Dépression

CE VOCABULAIRE IN
ÉDIT fait de Kertész, au cours des dix ans qu'il passe à Paris, un des grands noms de la scène photographique de l'époque. Dès 1928, il obtient une exposition personnelle à la galerie Au Sacre du Printemps, qui l'installe comme acteur de l'avant-garde parisienne. Il mène de front les commandes pour la presse et son activité artistique personnelle. Et quand il part pour New York, en 1936, c'est avec un contrat à la clé avec l'agence Keystone. Mais la désillusion prend bientôt la relève. Barthes écrit à ce sujet que "les rédacteurs de Life refusèrent les photos de Kertész, à son arrivée aux États-Unis, en 1937, parce que, dirent-ils, ses images 'parlaient trop' ". Pas assez docile, ce loup solitaire qui n'obéit qu'à son instinct et ses envies, et qui ne sait pas, au bout du compte, figurer le réel tel qu'il est. Au bout d'un an, le contrat est rompu, et Kertész s'engouffre dans un tunnel long de deux décennies, pendant lesquelles il travaillera pour gagner sa vie pour le magazine House & Garden - il parle d'un "travail d'esclave" - et continuera de photographier pour son plaisir mais sans connaître le même succès qu'en Europe. Il achète un appartement avec Elisabeth en 1952 qu'il choisit uniquement pour laandré kertész, exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, photos, photo, photographie, photographies, hongrie, paris, new york, distorsion, ombres, nus vue, au douzième étage d'un immeuble qui donne sur le Washington Square, et mitraille la ville depuis son poste en hauteur, quand il ne va pas se promener, seul comme à son habitude. Et même si, après son départ à la retraite, son travail est redécouvert et à nouveau salué - la Biennale à Venise en 1963 et une rétrospective individuelle au MoMA en 64 relancent sa carrière -, la mélancolie continuera de l'emporter sur les joies possibles.

CE N'EST PAS UN HASARD si c'est autour d'une tulipe fanée que le photographe griffonne des signatures par bouquets, pour trouver la graphie adéquate (Tulipe mélancolique, 1939). Ce Nuage égaré (1937), touffe blanche dont la forme a déjà changé à la seconde qui suit le déclic de l'appareil et qui se cogne aux tristes lignes droites du Rockefeller Center, Kertész en parle comme de lui-même : "Le nuage ne sait pas où se placer." Il devient une ombre face à la menace d'un lion en plastique qui rugit derrière une porte (Le Lion et l'ombre, 1949), ou revient de la Martinique avec l'image d'un homme derrière une vitre opaque, réduit à l'état vaporeux face à l'horizon infini de l'océan (La Martinique, 1972). Le décès d'Elisabeth Kertész en 1977 achève de l'isoler. Son anglais et son français restent pauvres, et son hongrois s'est détérioré : la photographie devient, au sens propre, la seule grammaire avec laquelle il peut encore composer. A quatre-vingt ans révolus, André Kertész n'a d'autre possibilité que de continuer, inlassablement, à prendre des photographies. Polaroïd au bras, il trouve dans une boutique un buste de verre - "Le cou, l'épaule... c'était Elisabeth" -, et le place sur le rebords de sa fenêtre pour le saisir dans des carrés de 8x8 cm, en couleurs. "Tout à coup, les polaroïds deviennent une manière de se remémorer Elisabeth, explique Michel Frizot. Il achète donc un deuxième buste, et reconstitue le couple."

DANS LA T
ÊTE de ses sculptures transparentes, dont les tempes semblent basculer délicatement l'une contre l'autre, se réfléchissent le ciel et la ville, à l'envers. Il alterne des portraits de ces bustes sur le rebords de sa fenêtre avec des reprises de leitmotivs : son auportrait en ombre, la fourchette...  Et propose une synthèse ultime de son oeuvre en forme de requiem. Pour certains clichés, le photographe secoue la feuille chaude à peine sortie de l'appareil pour que les formes et les couleurs se mélangent. Une lumière crépusculaire - jaune, orange, rouge - sature l'arrière-plan. Cette lumière typique d'une saison qui aura, au cours des années, systématiquement rimé avec des deuils pour André Kertész : départ de la andré kertész, exposition, jeu de paume, rétrospective, biographie, parcours, photos, photo, photographie, photographies, hongrie, paris, new york, distorsion, ombres, nusHongrie puis de la France, décès de son épouse et son propre décès, toujours entre septembre et octobre. La saison qui sonne la fin de l'été. L'automne.

B.G.

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à Paris, le 29/11/2010

André Kertész

Jusqu'au 6 février 2011
Musée du Jeu de Paume
1, place de la Concorde 75008 Paris
Mer-vend : 12-19h ; Sam-dim : 10h-19h ; Nocturne le mardi (21h)
Fermé le lundi
Tarif plein : 7 € / Tarif réduit : 5 €
Rens. : 01 47 03 12 50


Dossier spécial Mois de la photo 2010
 



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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil & 2 : André Kertész, Plaque cassée, 1929. Épreuve tirée pour la première fois par André Kertész en 1964. Épreuve gélatino-argentique. Tirée dans les années 1970. 
Courtesy Attila Pocze, Vintage Galéria, Budapest, Hungary
Photo 1 André Kertész, Nageur sous l’eau, Esztergom, 1917. Épreuve gélatino-argentique. Tirée dans les années 1980. Bibliothèque nationale de France
Photo 3 André Kertész, Fumée à Toronto, 1979. Épreuve gélatino-argentique.Tirage d’époque.
Courtesy Stephen Bulger Gallery
Photo 4 André Kertész, Distorsion n°41, 1933 [avec autoportrait d’André Kertész]. Épreuve gélatino-argentique. Tirage tardif. Collection Maison Européenne de la Photographie, Paris
Photo 5 André Kertész, 3 juillet 1979. Polaroïd sx-70 original. Courtesy Stephen Bulger Gallery
Photo 6 : Affiche de l'exposition au Jeu de Paume