Vers l'accord parfait
Fruit d'une coopération scientifique entre l'Université d'Oslo et le Musée National des Arts, l'exposition Discords - L'architecture norvégienne de 1945 à 1965, au musée d'architecture de la capitale norvégienne, dresse l'éventail des réponses fournies par les architectes nationaux au modernisme de l'entre-deux-guerres. Les plans, dessins, modèles miniatures, pièces de mobilier, extraits de presse et nombreux clichés ici exposés retracent l'histoire des différents courants qui ont animé l'époque, du néo-empirisme au néo-traditionalisme en passant par le modernisme d'avant-garde.
Il ne pouvait être que maître des lieux. Non seulement ses projets peuplent les allées de l'exposition
Discords ("discordances"), mais celle-ci prend même place dans un lieu qu'il a créé. Car le musée d'architecture, branche du Musée National des Arts d'Oslo, est un savant mélange entre le bâtiment originel, conçu par l'architecte Christian Heinrich Grosch (1801-1865) en 1830 pour la banque Norges, et l'extension commandée en 2007 à l'architecte national le plus réputé au-delà des fjords norvégiens, Sverre Fehn (1924-2009). Formé à l'Ecole d'architecture d'Oslo peu après la Seconde Guerre Mondiale, Fehn prend à bras le corps les changements de son époque et se fait pendant longtemps le défenseur d'un modernisme d'avant-garde, notamment à travers la fondation du "
Progressive Architects Group of Oslo, Norway" (PAGON - Groupe d'architectes progressistes d'Oslo, Norvège) en 1952. Large courant culturel et artistique, le modernisme, qui naît des remises en question suscitées par les ravages de la Première Guerre Mondiale, est un terme générique accueillant innovation et expérimentation formelles dans les arts figuratifs, l'architecture, la littérature, la philosophie. Dadaïsme, expressionnisme et autres futurisme s'y retrouvent pour offrir une nouvelle manière de penser l'art, d'appréhender la modernité et sa représentation du monde.
En architecture, cela se traduit par le souhait d'habiter l'espace différemment. Ainsi du travail du Français Le Corbusier sur les unités d'habitation, à Marseille ou à Berlin. Or, développer un modèle innovant de lieux de vie standardisés à grande échelle est un défi majeur après 1945 en Norvège. Loin des projets grandiloquents, les séries d'appartements fonctionnels sont la forme d'architecture qui concerne le plus grand nombre. Le projet de développement de Tveten, un quartier d'Oslo, présenté par Mjelva, Norberg-Schulz et Østbye en 1951 au huitième Congrès international d'architecture moderne intitulé "
Au coeur de la ville", illustre à quel point le modernisme est une mise en application concrète d'un nouveau discours sur la société urbaine. Les auteurs prévoient un ensemble de blocs rigides de hauteurs variées et faits de bétons pour loger 25 000 habitants. Ils pensent utiliser l'espace vert existant pour créer des allées entre les tours, qui pourront servir de pistes de ski en hiver ou offrir des chemins de promenade l'été. L'idée est de brasser la population norvégienne dans son ensemble, en cassant les barrières socio-professionnelles et celles liées à l'origine géographique. En cela, les plans dessinés par Sverre Fehn et Geir Grung entre 1952 et 1955, pour la maison de retraite d'Økern dans la région d'Oslo, témoignent d'une innovation majeure. Derrière une longue allée d'arbres, une enfilade de pièces s'étale de façon quasi austère sur un cliché en noir et blanc. Toute présence humaine est absente d'un second instantané, où les mêmes arbres se reflètent sereinement dans l'eau du bassin situé au centre de la cour intérieure, autour de laquelle s'agencent les bâtiments déserts, qui ne dépassent pas un seul étage.
Prolonger le modernisme de l'entre-deux-guerres et le réinventer n'est qu'une réponse parmi d'autres apportées par les architectes norvégiens des années 1950. Avec l'ouverture à l'international et la possibilité d'explorer des horizons plus exotiques, la rupture est privilégiée. Les séjours marocains et mexicains de Jørn Utzon, père de l'Opéra de Sydney, ou encore le japonisme de Sverre Fehn en sont emblématiques. Jørn Utzon prône de son côté un retour aux formes primitives inspirées de la nature ; son "architecture module" influence de nombreux architectes en devenir tels que Helge Hjertholm, connu pour ses plans d'églises qui prennent pour modèle les (ir)régularités des phénomènes biologiques ou botaniques. Les plans avec lesquels Hjertholm remporte l'appel à projet pour une église évangélico-luthérienne au Danemark en 1961 marquent de fait une étape importante dans l'évolution architecturale scandinave d'après-guerre. Le projet doit faire cohabiter la pérennité des enseignements de l'Eglise avec des formes contemporaines d'expression artistique. L'architecte compare ainsi son église à une fleur et un arbre : le plan du bâtiment représente un demi-cercle imparfait, imitant les formes naturelles inexactes ; le toit se compose de couches successives et se déploie tel un nénuphar qui abrite en son coeur une croix gigantesque ; enfin, le plafond rappelle les rainures d'une feuille, se terminant en pointe comme pour recueillir la bénédiction divine.
L'inventivité de Hjertholm n'est pas un épiphénomène isolé. Dans les années 1950, la Norvège est friande d'expérimentation architecturale. Et c'est à nouveau un moderniste qui est à l'oeuvre : Le Corbusier. La chapelle Notre-Dame du Haut, qu'il construit à Ronchamp entre 1950 et 1955, suscite beaucoup d'interrogations, non seulement parce que l'architecte n'est pas réputé pour sa sensibilité au fait religieux, mais aussi parce que le projet tranche avec ses projets habituels. Loin du fonctionnalisme de ses unités d'habitation, Le Corbusier choisit un monument autorisant une communion avec la nature. S'y conjuguent la possibilité de tenir des messes en plein air, des formes toutes en
rondeur pour rappeler les vallées environnantes, un toit reproduisant la carapace d'un crabe ou encore des injections de lumières travaillées pour que cette dernière soit la plus naturelle possible.
Dans la droite lignée de Ronchamp se situe la grandiose église de Tromsdalen conçue par Jan Inge Hovig. Ce qui frappe au premier regard, c'est la dissimilitude des premiers plans, datant de 1957, avec ceux réalisés plus tardivement au milieu des années 1960, à la fois dans leur dessins et dans leur prévision de matériaux employés. Il semblerait que Jan Inge Hovig ait longtemps été tiraillé entre l'affirmation d'une identité traditionnelle régionale et des formes avant-gardistes, détachées du site de construction. Cela peut notamment s'expliquer par la coopération de Christian Norberg-Schulz, fervent défenseur d'une architecture expressive, plus proche de la sculpture, qui rejoint le projet en 1960. Mais d'une façon plus générale, ce passage d'un ancrage local à une expressivité universelle marque l'ensemble des églises norvégiennes construites à la même époque. Bien qu'à Tromsdale l'expérimentation l'emporte sur le contexte régional, les approches divergentes en termes de formes, de matériaux de construction et de méthodes de travail se retrouvent toutes dans un même paysage. Ainsi, le bois rencontre le verre, le classique toit triangulaire recouvre une nef en forme de sablier allongé, le motif du crucifix est décomposé pour agrémenter différentes parties de l'architecture, et le clocher ne disparaît pas mais est ingénieusement intégré à l'ensemble de l'édifice, auquel on accède par une cascade de marches en forme de pyramide inversée.
De son côté, Sverre Fehn privilégie
des lignes simples et valorise l'authenticité des matériaux afin de créer des espaces neutres, contemplatifs. Adepte du béton, du verre et de la brique, qui permettent tous trois de construire à plan ouvert et d'être relativement flexible quant aux formes désirées, Fehn défend une esthétique puriste. Sa villa Norrköping, commandée en 1963, est un parfait exemple d'une alternance de murs en brique qui, à partir de bases quadratiques se chevauchant, donnent l'impression d'un design aussi innovant que simple. Alors que les clichés capturent depuis l'extérieur un bâtiment somme toute élémentaire, les plans révèlent l'ingéniosité de la demeure. Inspirée des villas romaines avec un atrium au centre, remplacé ici par la salle de bain et la cuisine, la maison reprend la symétrie des bâtisses plus anciennes tout en se débarrassant du superflu. Et le respect de l'environnement dans lequel s'inscrit la construction est signifié par la hauteur limitée de la villa, puisqu'elle se restreint au rez-de-chaussée. Un souci de l'intégration dans la nature davantage présent chez le couple Selmer : réputés pour leurs petites maisons en bois qui se fondent dans le paysage, tels des caméléons architecturaux, Wenche et Jens Selmer réconcilient ambitions modernistes et culture locale en créant un "modernisme situé". Par une utilisation renouvelée du bois et l'emploi de matériaux déjà présents aux alentours, comme les pierres ou l'herbe - qu'ils font parfois pousser sur le toit de leurs résidences -, ils réduisent leur impact au minimum. Et imposent ainsi, tout en délicatesse, ce dialogue entre le bâtiment et son environnement qui, malgré les discordances et la multiplicité des courants, deviendra la marque de l'architecture scandinave.