Le tour du Munch
Peintures, gravures, lithographies, film... Dès le titre de l'exposition, Edvard Munch ou L'anti-cri, l'accent est mis sur l'absence de la célèbre toile du peintre norvégien, comme si le bruit assourdissant du tableau couvrait le reste de l'activité prolifique de l'artiste aux multiples talents. Témoins, les quelque cent-soixante-dix oeuvres accrochées sur les murs de la Pinacothèque de Paris, jusqu'au 8 août, issues d'une quarantaine de collections privées, et dont le tiers n'a jamais été exposé au grand public.
Si le choix du titre "L'anti-cri" peut apparaître légèrement tape-à-l’œil, il a le mérite d'annoncer d’emblée la couleur : l'œuvre pour laquelle Edvard Munch (1863-1944) est le plus connu brille par son absence. Mais pour le commissaire d'exposition Dieter Buchhart, spécialiste de Munch, il s'agit d'aller à contre-courant d'un succès sinon immérité, du moins disproportionné : "Munch lui-même ne considérait pas Le Cri comme son œuvre majeure, ni même comme une œuvre à part dans son œuvre", précise le commissaire, déplorant presque la popularité du Cri (1893) qui a eu tôt fait d'occulter la richesse de la production de l'artiste. "S'il faut singulariser une de ses œuvres, ce serait davantage L'enfant malade", affirme celui qui a obtenu, venant de deux collections particulières, quatre versions - lithographie et gravure sur papier - du fameux tableau.
Celui-ci marque une étape décisive dans le style de Munch. Dès 1885, le jeune peintre se détache du traitement réaliste de l'œuvre qu'il avait adopté à son entrée à l'Ecole Royale de dessin de Christiana - aujourd'hui Oslo - en 1881, sous l'influence des peintres Christian Krohg et Fritz Thaulow, dont il suivait les cours. Ainsi, il affirme vouloir retrouver l'"impression originelle" qu’il a eue en voyant sa sœur Sophie lorsqu'il peint L'enfant malade (1885). Avec cette toile, qu'il retravaillera une grande partie de sa vie - les versions exposées datent de 1894 et 1896, soit environ dix ans après la première -, poignent les prémices de l'expressionnisme dont il sera le pionnier, mais également de futurs leitmotivs de son oeuvre : la maladie, la mort, l'angoisse et la tristesse - nourris par une enfance tourmentée durant laquelle il voit mourir sa mère alors qu’il n'a que cinq ans, suivie bientôt par sa sœur aînée Sophie en 1877, tandis que la cadette sombre dans la "mélancolie" - marqueront profondément son œuvre. Toutefois, cette pièce essentielle dans son parcours est très mal accueillie par la critique qui désapprouve l'esthétique novatrice.
Edvard Munch ou L'anti-cri suit à la date près la vie de l'artiste, laissant entrevoir l'étonnant foisonnement de ses techniques. Au fur et à mesure du parcours divisé en cinq grandes périodes, des thèmes transversaux s'esquissent en filigrane ; c'est le cas, notamment, de l'utilisation singulière des ombres. Munch déclare ainsi : "Après la façade du réalisme, le caractère de l'impressionnisme, c'est l'heure des ombres et du mouvement." L'ombre portée d'un personnage hors-champ - l'auteur lui-même ? - dans Femme au chapeau rouge sur le Fjord (1891) répond au deux ombres de Nuit d’hiver (1923) peint plus de trente ans après. Ses méthodes non-conventionnelles sont également perceptibles dans le rapport du peintre à ses œuvres dans le temps. Il lui arrive fréquemment de retoucher, gratter, repeindre un tableau, à l'instar de la lumineuse Tête de fillette (1885), et il peut travailler la même toile avec différents moyens plusieurs années durant, comme l'inquiétante série des Madone, dont quatre sont sur les murs de la Pinacothèque, développée pendant quinze ans, entre 1895 et 1910.
Munch élabore également la composition d'un tableau sur divers supports : Filles sur le pont (1903), Sur la jetée (1912-1913), Filles sur le pont (1918) et Filles sur la jetée (1920) proposent un sujet similaire traité selon plusieurs points de vue et avec un nombre de personnages fluctuant, comme pour chercher la façon la plus adéquate de retranscrire le sentiment perçu. Il lui arrive aussi d'accélérer les effets du temps par ce qu'il appelle un "traitement de cheval", exposant ses tableaux aux intempéries, comme pour leur faire passer une épreuve n'épargnant que les plus résistants, comme ici le tableau Puberté (1914-1916), représentant une jeune fille nue au bord d’un lit.
Certaines dates, comme l'exposition de 1892 au Verein Berliner Künstler à Berlin, fermée au bout d'une semaine suite au scandale qu'elle déchaine dans la presse qui qualifie ses œuvres de "matériel d’étude" ou de "grandes esquisses", font figure de relais dans l'oeuvre munchienne. Le peintre semble s'inspirer des divers mouvements qu'il découvre, notamment à travers ses séjours en France (1885, 1889 puis de 1896 à 1898) et à Berlin (1892-1893), sans jamais s'y fondre. Il piochera entre autres dans le fauvisme - Le tronc jaune (1912) et La récolte de blé (1917) -, usant de couleurs claires contrastant avec le reste de son œuvre, généralement plus sombre. La modernité fait bientôt son entrée, notamment à partir de 1898 : une pleine utilisation de la couleur, un contour doux approchant de la stylisation et se mariant avec un motif sinueux - caractéristique du littoral de la région d'Åsgårdstrand où il achète une maison en 1897 - qui se retrouve comme leitmotiv dans de nombreuses compositions tout au long du travail de Munch, à l'instar de Nuit d’été à Studenterlunden (1899), éclairent ce changement de direction. A côté, son histoire d'amour tumultueuse avec Tulla Larsen, qui désire l'épouser, lui fait aborder le thème de la relation amoureuse et de la solitude, notamment au travers des différentes versions des Solitaires (1899-1906). Un homme et une femme, de dos, sur une plage, font face à la mer dans le noir et blanc aride de la gravure sur bois, seulement rehaussé de quelques couleurs peintes à la main ne touchant que certains éléments comme la mer, la femme ou la grève, sans jamais se fixer sur l'homme.
Mais la succession des "périodes" homogènes laisse bientôt place à une oeuvre protéiforme, comme si, à mesure que sa production s'amplifiait, Edvard Munch ne pouvait se résoudre à abandonner une technique pour une autre, continuant d'expérimenter chacune des méthodes à la fois : il développe ses talents de portraitiste, nourrit sa fascination pour la chevelure féminine (Femme allongée, les cheveux défaits, 1930), représente des paysages où la neige s'allie à son trait pour adoucir les contours (Nuit d’hiver, 1923). Une parenthèse entre les deux étages du musée, sur un pallier déployant l'impressionnante collection de vingt-deux lithographies intitulée Alpha et Omega, témoigne du savoir-faire de Munch pour ce médium, où la simplification des formes et le noir et blanc mettent en scène une tragédie muette. Et si l'artiste a bientôt recours à photographie dans son œuvre préparatoire, à partir des années 1910 - ce dont, malheureusement, aucune pièce de la Pinacothèque ne rend suffisamment compte -, c'est parce que ce nouveau moyen de fixer les images lui offre une diversité des angles de vue et une étude du mouvement inédite. Mais Munch ne cessera pour autant d'affirmer la supériorité de la peinture sur la photographie, démontrant magistralement la force d'évocation des techniques non mécaniques comme la gravure sur bois avec la sombre Route de montagne (1910-1911), déversant dans un chemin étroit une foule effrayante et effrayée, ou encore le mystérieux et sinistre Baiser sur les cheveux (1915), où les craquelures du bois font émerger la douceur amère de cet homme embrassant la touche de couleur formée par les cheveux d'une femme.
Edvard Munch ou l'"anti-cri", jusqu’au 8 août 2010
Pinacothèque de Paris
28, place de la Madeleine
75008 Paris
Tlj : 10h30 - 18h
Nocturne merc (21h)
Tarif plein : 10 €
Tarif Réduit : 8 €
Rens. : 01 42 68 02 09