L`Intermède
Antoine Bourdelle,
le modèle remodeléAntoine Bourdelle, musée, paris, exposition, rétrospective, en mai fais ce qu`il te plaît, sculpture, installation, sculptures, installations, Bourdelle, Boltanski, Auguste Rodin, biographie, parcours
Non loin de l'actuel musée Bourdelle se trouve l'Académie de la Grande Chaumière, où l'artiste enseignait au début du XXe siècle. Une cinquantaine d'élèves, venus du monde entier, anonymes ou célèbres, comme Alberto Giacometti de 1922 à 1925, suivaient alors ses cours. Près d'un siècle plus tard, c'est dans l'ancien atelier d’Emile-Antoine Bourdelle (1861-1929) qu'onze artistes contemporains internationaux interrogent l'œuvre du sculpteur dans le cadre de l'exposition En mai fais ce qu’il te plaît, jusqu'au 19 septembre.

Dès le jardin, les Muses figurant sur les bas-reliefs sculptés pour le Théâtre des Champs-Elysées prennent la parole. L'installation Questions de Christian Boltanski, composée de dix chaises équipées de haut-parleurs desquels s'échappent des interrogations lorsqu'un visiteur s'assied dessus, humanise ces grandes figures en leur prêtant la voix de l'artiste : "Quels sont tes désirs ?", "Quelle sera ta mort ?", "As-tu des remords ?" "Qu’as-tu fait de ta vie ?" Autant de questions qui invitent le spectateur à l'introspection, dispositif cher à Boltanski qui l'avait déjà utilisé dans Après, au MAC/VAL (lire notre article à ce sujet). En déplaçant les sièges et en s'asseyant dessus, face aux sculptures monumentales du jardin, le visiteur devient acteur et le musée, le lieu d'une aventure de l'esprit où le sens de la vie est en jeu.

D'aucuns s'approprient explicitement l'oeuvre du sculpteur. Jean-Luc Moulène, qui investit une des salles attenante à la salle des plâtres, la remodèle ainsi à son goût. Témoin, la sculpture Fruit (1906), qui est déjà une transposition de la manière antique, comme Pénélope, dont il fait une jeune femme plus conforme aux canons de notre temps avec Les Fruits (Noyaux). On ne reconnaît pourtant pas les modèles féminins qu'exposent la mode, les magazines ou le cinéma ; c'est que la sculpture, pour Jean-Luc Moulène, investit le corps comme objet d'expérimentation. Une des pièces exposées, au nom énigmatique Bitess Biressi Bic, volume composé de vallées et de cratères, est réalisée à partir de corsets orthopédiques, c'est-à-dire précisément un appareillage destiné à corriger le corps. Bourdelle engageait d'ailleurs ses élèves à se vouloir "architectes du corps". La Antoine Bourdelle, musée, paris, exposition, rétrospective, en mai fais ce qu`il te plaît, sculpture, installation, sculptures, installations, Bourdelle, Boltanski, Auguste Rodin, biographie, parcoursbien-nommée Dos utilise quatre dos issus de modèles en bronze de Bourdelle - Baigneuse accroupie (1906), Adam (1889), Guerrier allongé au glaive (1894-1900) et La première victoire d’Hannibal (1885) -, la récupération étant rendue manifeste par la présence du célèbre monogramme du sculpteur en bas de l'œuvre composé d'un A croisé d'un B couché. Le plasticien Hans-Peter Feldman présente également un David (2006) en plâtre peint, influence palpable dans les œuvres de jeunesse de Bourdelle, comme le montre son Adam à l'entrée du musée.

D'autres tissent des liens moins visibles. L' "éclaireur de l’avenir", ainsi qu'Auguste Rodin (1840-1917), dont il fut praticien, aimait à l'appeler, préconisait l'abandon de l'anecdote, prônait une construction rigoureuse et précise. Car, qu'on ne s’y trompe pas, Bourdelle était également un artiste de la modernité, même si sa passion pour le compositeur Beethoven, dont il a fait des représentations de 1887 à sa mort, et son goût pour les figures échevelées, au vent, sur des promontoires, peuvent lui donner des allures de romantique tardif. La réflexion prend le pas sur le sentiment, comme le montre cette recommandation qu'il faisait à ses élèves, lors d'un des cours qu'il donnait à l'Académie de la Grande Chaumière : "Nous ne naissons bien à la vie que par l'esprit ; cette naissance, tous les hommes ne l'auront pas." Bourdelle se détache de la pratique de la sculpture comme appartenant aux Beaux-Arts. Il ne s'agit plus, pour lui, de viser le Beau, mais le Vrai : "Nous ne voulons pas ici faire de la rhétorique, nous voulons faire de la philosophie, c'est-à-dire rechercher autant que possible la vérité : nous voulons la vérité." L'Héraclès archer, qui permet à son auteur de triompher au Salon de 1910, témoigne de ce rejet de la composition naturaliste, de l'abandon du détail au profit d'un ensemble dynamique.

Les différentes études classées Antoine Bourdelle, musée, paris, exposition, rétrospective, en mai fais ce qu`il te plaît, sculpture, installation, sculptures, installations, Bourdelle, Boltanski, Auguste Rodin, biographie, parcourschronologiquement dans une salle du musée permettent d'observer l'évolution du sculpteur vers un système de lignes qui font l'économie des symboles normalement attendus, à l'instar du carquois et de la flèche. Ce qui demeure du sujet mythologique, c'est un archer appuyé avec force contre la montagne. Les muscles de Héraclès sont comme la pierre sur laquelle il prend appui. Aucun frémissement de la chair, comme on peut en trouver chez un Rodin. De même, la sculpture Flying Colors (2010) de la Française Elisabeth Ballet met en valeur ces lignes de force dans les bas-reliefs conçus pour le Théâtre des Champs-Elysées à l'aide de tubes d'aluminium laqués, alternant masses dynamiques jaunes et rouges, créant rythme, vitesse et mouvement. L'artiste Orlan, quant à elle, installe trois sculptures en résine dominant la rotonde de la salle des plâtres dans une scénographie qui donne au lieu une aura sacrée. Inspirées de l'art baroque, les sculptures Super Palladium, Super Or et Super White participent de l'œuvre Différence(s) et répétition(s). L'artiste y interroge la pratique de la sculpture comme pouvant produire de l'identique grâce à la technique du moule. Ces trois volumes, qui tiennent autant de la robe que de la pure abstraction, sont dessinés sans moule à partir d'un modèle en terre agrandi. Pourtant, les contours en sont quasi-identiques. A côté des monuments de la salle, ces études de drapés absolus frappent par leur fragilité dont émane, paradoxalement, une solennité imposante.

Bourdelle, sculpteur de la modernité, donc, qui réfléchissait aux potentialités de son art, à ses spécificités et aux problématiques liées à sa pratique : "L'art c'est l'esprit portant le monde à la matière. L'art c'est l'homme liant la matière à l'esprit. Mais il y a bien plus. L'art c’est l’univers recréé dans un homme." Non loin du chef-d’œuvre de Rodin La main de Dieu et de la tradition biblique qui veut que l'homme soit pétri de glaise, Bourdelle pense la sculpture sur ce modèle entre matière et esprit. Aussi l'œuvre de Jannis Kounellis, Sans titre (2003), prend-t-elle particulièrement sens dans la salle qui accueille L'esprit maîtrisant la matière (1910) de Bourdelle. Cette figure de proue de l'arte povera dévoile une suite de dix piédestaux en aluminium sur lesquels reposent des sacs de toile noire remplis de charbon. L'opposition entre une structure rigide et un matériau d'origine minérale rappelle l'exposition traditionnelle des sculptures et invite le spectateur à voir dans les variations formelles qu'offrent les Antoine Bourdelle, musée, paris, exposition, rétrospective, en mai fais ce qu`il te plaît, sculpture, installation, sculptures, installations, Bourdelle, Boltanski, Auguste Rodin, biographie, parcourssacs de toile de dimensions différentes des sculptures brutes. Cet effort de l'esprit pour informer la matière, qui suscite chez le spectateur le geste créateur  du sculpteur, est également à l'œuvre dans la vidéo de l'artiste Tania Mouraud, Face to face. Dans une démarche qui rappelle plus à première vue celle de César, le sculpteur des voitures compressées, l'artiste filme la plus grande casse d'Europe, avec ses bruits de machine, ses bris de vitre, ses froissements de tôles. Mais le montage crée des effets de rythme en isolant des zones colorées et modèle, comme le sculpteur le fait de la terre, les déchets.
 
Claude Lévêque ouvre au public la salle des moules à pièces, qui sert à fabriquer les bronzes et les plâtres, située au sous-sol du musée. Pour l'occasion, les escaliers revêtent la forme d'une descente aux enfers, ou de l'arrivée dans une maison hantée. Cette installation in situ plonge le souterrain dans une lumière de néon violette. Des sculptures s'y détachent dans une lumière jaune et faible. Une statue se brise par surprise. Dans le bruit des cloches, du glas, plus précisément, les oeuvres sont autant de gisants et les moules apparaissent comme des cercueils, à moins qu'elles ne soient justement animées par cette mise en scène. Certains fragments occupent le devant de la scène, comme le sexe protubérant de ce soldat sans jambe qui détonne quelque peu dans cette atmosphère pesante et vient apporter une note humoristique à une pièce qui, dès son titre, se veut ludique : L’Île au trésor. Le travail de celui qui a représenté la France à la dernière Biennale de Venise éclaire la création de Bourdelle sous un autre jour, en fait l'espace et le temps d'une expérience pour le spectateur, vision atypique qui semble issue de la photographie d'Antoine Bourdelle, Coin d'atelier éclairé de nuit vers 1889.

Elève de Rodin, le sculpteur avait acquis la Antoine Bourdelle, musée, paris, exposition, rétrospective, en mai fais ce qu`il te plaît, sculpture, installation, sculptures, installations, Bourdelle, Boltanski, Auguste Rodin, biographie, parcourstechnique du fragment du maître qui prônait l'inachevé, le non finito, comme en témoigne Le Jour et la Nuit (1903). Avec son Grand masque tragique, il va plus loin, osant des déformations, défigurant jusqu'à l'informe, donnant à son oeuvre des accents abstraits. Le visage, celui de Beethoven, est ainsi ordonné en grands plans larges et nets, en rupture avec une représentation réaliste, fruit d'une recherche synthétique et géométrique. C’est cette même prédilection pour la géométrie qui anime le Centaure mourant, connu pour sa tête penchée à angle droit sur les épaules, s'inscrivant dans un parallélépipède où un vide audacieux est ménagé par l'artiste. Autre héritage des recherches du sculpteur, la Tête d'Apollon (1900). Il y reprend la robustesse et la puissance de la manière grecque, réaffirmant son intérêt pour la matière mythologique. Mais le visage, composé d'une multitude de points de vue, presque cubiste, s'éloigne de l'ovale classique. Rodin lui-même, que la postérité pourtant, semble avoir privilégié, confesse avoir été dépassé par son disciple : "Bourdelle a régénéré la sculpture actuelle autant qu’il pouvait le faire au jour où nous vivons." Au point, un siècle plus tard, de continuer à nourrir l'imaginaire des générations suivantes.
 
Alexandre Salcède 
Le 19/06/10

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En mai fais ce qu'il te plait
, jusqu'au 19 septembre 2010

Musée Bourdelle
18 rue Antoine Bourdelle
75015 Paris
Tlj (sf lun) : 10h-18h
Tarif plein : 7 €
Tarif réduit : 5 € / 3,5 €
Gratuit pour les moins de 14 ans
Rens. : 01 49 54 73 73






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Crédits photos : André Morin