A LA TOMBÉE DE LA NUIT
DÈS L'AFFICHE DE L'EXPOSITION, le regard dur d'un visage vieilli par la souffrance : celui du peintre Felix Nussbaum (1904-1944), dont le Musée d'art et d'histoire du judaïsme de Paris expose les toiles jusqu'au 23 janvier. Une première rétrospective de l'artiste sur le sol français, et un récit bouleversant de l'horreur des camps nazis. Mais Felix Nussbaum n'est pas seulement le témoin des camps de la mort, il est aussi (surtout ?) un peintre qui a travaillé à l'aune des grands maîtres pour produire une œuvre incomparable sur la ruine de l'Occident et le destin d'un jeune artiste dans l'Allemagne des années 1930 et 1940. – Par Augustin Fontanier
A PART REMBRANDT, rarement un peintre n'aura exploré son propre visage de façon aussi approfondie, comme une surface où s'affiche, se creuse et se marque l'entière palette des émotions. A la manière d'un scientifique enfiévré qui tiendrait à noter dans les moindres détails les résultats d'une expérience dont il serait le cobaye, Nussbaum enregistre l'empreinte de l'effroi et de la consternation. Une démarche renforcée par le choix d'une pose à chaque fois identique, qui reprend celle des premiers autoportraits de l'Allemand Albrecht Dürer. Qui suis-je, moi, le fugitif apeuré ? Ainsi se raconte avec un pinceau l'histoire du visage beau et fier d'un jeune peintre élégant qui devient une face émaciée et vieillie avant l'heure par les camps. Et si quelque chose persiste à travers tous ces autoportraits, c'est bien ce regard saisissant, que ce soit pour prendre le spectateur à témoin (Autoportrait dans le camp) ou pour en faire l'acteur même de sa persécution (Autoportrait au passeport). Dans les grands formats de groupe, Felix Nussbaum est toujours celui qui, parmi les égarés et les consternés, perdus dans leur folie, garde son regard dur sur le spectateur et ne le lâche pas. Une position de retrait, qui est en réalité sienne bien avant que la violence nazie ne prenne les Juifs pour cible.
JEUNE ARTISTE DANS UN MILIEU RELIGIEUX et peintre novateur en butte aux résistances des académies - sans parler du régime nazi qui l'associe à ses contemporains Otto Dix et Max Beckmann sous l'étiquette commune de l'art dégénéré -, Felix Nussbaum manifeste discrètement dès ses premières œuvres le sentiment d'exclusion qu'il éprouve parmi ses frères. Un décalage accentué par sa position de peintre durant les années de guerre : exilé dans une fuite sans fin à travers une Europe qui se dévore elle-même, évadé des camps de concentration alors que les persécutions s'amplifient toujours davantage, Felix Nussbaum ne s'arrête pas de peindre, reclus dans la mansarde étroite d'un vieil immeuble dans une Bruxelles occupée par les nazis. Il a fait de son art sa vie au sens le plus littéral du terme. Et à côté de l'intense activité, une réflexion sur le sens de la peinture elle-même. Le peintre dans l'atelier, déjà, se fait l'écho de ces préoccupations : il se représente de manière énigmatique, en butte à l'orthodoxie de ses coreligionnaires. Les étiquettes de ces pots de peinture rappellent qu'il est condamné à ne peindre que l'horreur de son temps, sans pouvoir s'en détacher, comme un impératif moral.
L'ATTACHEMENT À LA PEINTURE, chez un jeune homme d'origine bourgeoise, au père et au frère hommes d’affaires, est un déclassement social. Mais ses choix esthétiques font également se cogner Nussbaum aux dogmes contemporains. Témoin, La Place Folle, qui oppose malicieusement les jeunes peintres en tenues de travail, enthousiastes, aux sinistres vieillards des académies, engoncés dans leurs fracs. Nussbaum entame néanmoins une carrière qui devient rapidement prometteuse, comme le rappelle Nathalie Hazan-Brunet, commissaire de l'exposition : "Au fond, il avait tous les atouts en main pour débuter : un père qui l'aide, une famille aisée, et il s'installe à Berlin à un moment extrêmement fort sur le plan artistique. Peu à peu, Nussbaum s'émancipe, s'affranchit aussi bien des liens familiaux que des écoles artistiques." Il acquiert ainsi assez rapidement la considération de ses pairs. Mais l'arrivée au pouvoir des nazis vient briser cette ascension : le rejet de l'art d'avant-garde se conjugue dès lors avec l'antisémitisme montant.
COMME DIX ET BECKMANN, avec qui il forme le courant de la Nouvelle Objectivité, Felix Nussbaum refuse les canons traditionnels de la représentation picturale pour produire des œuvres aux contours marqués et aux couleurs contrastées. Mais la délicate carnation jaune-brune de son visage dans l'Autoportrait dans le camp évoque davantage les maîtres flamands et leurs palettes harmonieuses. L'oeuvre de Nussbaum s'offre comme un condensé hybride de courants a priori antagonistes ; ainsi de son inspiration métaphysique qui montre ici et là l'influence d'un Giorgio de Chirico et d'un Carlo Carrà, comme cette toile intitulée La Peur où, les traits déformés par l'effroi, le peintre et sa nièce s'étreignent convulsivement dans la nuit alors que passent dans le ciel les bombardiers porteurs de mort. Par la stylisation des émotions fondamentales qui anéantissent le reste de la personnalité, Nussbaum annonce le questionnement de Primo Levi dans Si C'est Un Homme.
L'ORIENTATION MÉTAPHYSIQUE SE TRADUIT ÉGALEMENT également par une disparition progressive des éléments naturalistes et une tendance à l'abstraction. Comme chez les personnages de Charles Grosz, les visages se réduisent à des ovales et les corps, à des figures de mannequins dans un monde incertain, tout en plans inclinés où valsent les pantins. Une dépersonnalisation qui s'opère au profit d'une géométrisation marquée des espaces : formes élémentaires, profondeur du vide, soulignement de la distance. Au fil du temps, les orbites se creusent et les yeux disparaissent. Leurs yeux, les cadavres vivants les ont perdus dans le Triomphe de la mort, ultime coup de pinceau de Nussbaum et grande toile à mettre en parallèle avec le tryptique d'Otto Dix, La guerre. Apothéose crépusculaire d'une vie de souffrance et de persécution, le tableau représente les forces de la mort qui dansent sur les décombres de l'humanité. Si l'on ne saurait réduire son œuvre à la peinture des camps de la mort et de la vie sous le régime nazi, Nussbaum est très tôt marqué par l'atmosphère de mort et de ruine qui menace l'Occident : "En 1931, il peint La Place folle, où il remet complètement en cause le métier et l'establishment artistique, rentre en prise avec les problèmes de son temps, et devient un contemporain à ce moment-là", raconte Nathalie Hazan-Brunet. Ce moment décide de l'orientation de son œuvre ultérieure que ne cessera de hanter les figures de la désolation.
AINSI S'ÉLOIGNE-T-IL DE L'ALLEMAGNE, en profitant d’une bourse académique, pour tenter de retrouver une inspiration plus heureuse en Italie. C'est peine perdue : Nussbaum est écœuré par les boursouflures de l'art italien. Sa vision de l'Italie éternelle ? Une ville crépusculaire et déserte où les ombres errent au milieu des ruines. La figure de la colonne de marbre brisée avait d'ailleurs fait très tôt son apparition dans ses tableaux. Comme si l'artiste avait pris conscience, bien avant la montée au pouvoir d'Adolf Hitler, de la menace mortifère qui grondait en Occident. Et l'expérience de l'internement au camp français de Saint-Cyprien est décisive : le détenu prostré dans une étoffe brune (Le prisonnier) évoque la mortification du moine en bure qui interroge son dieu dans la misère. La réflexion sur le destin individuel du jeune peintre ne se détachera plus du mouvement de l'histoire. Et dans ce qu'on pourrait appeler son Jugement dernier, les squelettes jouent la symphonie de la mort sur les débris de la culture européenne. L'art et le savoir se disloquent sous les coups de cerf-volants grimaçants dont les nœuds qui ornent leurs queues sont autant de chapelets de bombes.
LE QUESTIONNEMENT SUR L'ACTIVITÉ ARTISTIQUE se double d'une interrogation jamais interrompue sur la judéité du peintre : "Comme beaucoup d'artistes juifs du XXe siècle, Nussbaum est déchiré entre fidélité et trahison." Jeune déjà, alors que la République de Weimar vit ses derniers jours, il se désolidarise de ses coreligionnaires. Les deux rabbins comme Le peintre dans l'atelier posent une distance critique à l'endroit de la tradition hébraïque. Dans la première toile, à côté du vieillard sénile de la synagogue perdu dans ses pensées, l'artiste fixe le spectateur avec toute l'acuité d'un jeune homme dans le siècle. Avec Le Peintre dans l'atelier, ce sont les préceptes du Talmud qui semblent mis en question. Dix ans plus tard, ce sont à l'inverse les vieilles tenues religieuses qui sont le seul vestige d'une humanité humiliée dans les baraquements des camps de déportation (La synagogue dans le camp). On y retrouve le chemin d'Albert Cohen qui exprime dans ses œuvres l'archaïsme du monde juif en même temps qu'une tendresse fondamentale pour son peuple et ses traditions, inébranlables au milieu de la haine et du chaos. C'est une des significations des Réfugiés, où Nussbaum se tient au milieu d’un groupe d’exilés, aux visages meurtris, complètement abattus : fraternité dans la misère des exilés.
COMME SI LE DESTIN AVAIT VOULU lui faire boire la coupe amère jusqu'à la lie, un voisin dénonce Nussbaum et sa femme le 31 juillet 1944. Le couple est alors emmené dans le dernier convoi pour Auschwitz depuis la Belgique et y périra, gazé, peu de temps seulement avant la libération du camp par les alliés. Un épilogue tragique qui aurait bien pu mettre fin à l'œuvre du peintre sans la persévérance de quelques collectionneurs à réunir des œuvres éparpillées, aujourd'hui réunies dans le musée d'Osnabrück qui lui est spécialement consacré. "Si je meurs, ne laissez pas mes peintures mourir, montrez les aux hommes", disait Nussbaum.