L`Intermède
high society, londres, welcome collection, drogue, histoire, culture, bétail, coca, cocane, morphium, stupéfiants, alcool, prohibition, exposition, exhibition, drogues, histoire, histoiresLe monde est stone
De la feuille de coca à la racine de kava, en passant par l'alcool ou la marijuana, il n'est pas une société qui n'ait été marquée par les psychotropes et la recherche d'une expérience pour se perdre au-delà des sens. L'exposition High Society à la Wellcome Collection, à Londres, plonge dans l'histoire des drogues pour mieux comprendre comment celles-ci ont autant conditionné les cultures qu'elles n'ont été conditionnées par elles.

Sans le savoir, Starbucks doit beaucoup aux chevriers éthiopiens qui, intrigués par le comportement animé de leurs chèvres après que ces dernières eussent avalé des baies rouges, ont découvert les vertus stimulantes des fèves caféinées. Et les chèvres ne sont pas les seuls animaux à avoir poussé les hommes vers l'altération de leurs sens par la consommation de plantes inconnues ; c'est ce qui expliquerait l'ancienneté de l'usage des drogues, comme en témoigne une coupelle rayées qui a perdu ses couleurs au fil des 3500 ans qui se sont écoulés depuis sa fabrication. Objet unique, retrouvé sur le territoire actuel d'Israël, cette coupelle à opium passerait presque inaperçue dans l'une des vitrines de l'exposition High Society, à Londres, où s'entassent pipes étriquées, narguilés protéiformes, pilules multicolores, racines ambrées, bouteilles déformées, tasses délicates, briquets quelconques, herbes verdâtres, seringues effrayantes, cuillères surréalistes et autres ustensiles offrant un aller simple pour l'extase. Ce cabinet de curiosités révèle à la fois l'impulsion universelle que sont les drogues, mais également la sophistication auxquelles elles ont donné lieu à travers les cultures et les époques.

high society, londres, welcome collection, drogue, histoire, culture, bétail, coca, cocane, morphium, stupéfiants, alcool, prohibitionDe la culture à la Culture
L'un des premiers à avoir étudié cette dimension culturelle est le sociologue américain Howard Becker, qui choqua les esprits en faisant paraître, en 1953, ses recherches sur l'inhalation du canabis fumé par la communauté de Jazz de sa ville natale, Chicago. A rebours des idées reçues, l'étude "Becoming a Marihuana User" ("Devenir un consommateur de Marijuana") a montré combien il était peu naturel de fumer du haschich. Cette activité n'avait pu s'étendre que parce qu'elle avait fait l'objet d'une construction sociale, que Howard décrit en trois étapes dans son travail : apprendre d'abord la technique - comment s'administrer la drogue en question ; percevoir ensuite les effets de la substance ; et en apprécier, enfin, les effets !

De produit naturel, la drogue est vite devenue une pratique apprise et transmise, dont le sens (et donc la jouissance) est conditionné par le contexte de sa prise. Cette thèse trouve encore un écho dans les expériences du Canadien Bruce Alexander, à la fin des années 1970. Dans l'exposition de la Wellcome Collection, deux larges panneaux offrent un panorama fort contrasté : à gauche, une enfilade de cages exiguës où des rats isolés sont exposés à deux arrivées d'eau : l'une neutre, l'autre saturée d'opium ; à droite, un grand espace, dont les autocollants figurent un paysage sylvestre, accueillant une joyeuse communauté de rats. Alors que les chercheurs ont, pendant longtemps, imputé la consommation de drogues à ses effets physiques immédiats, l'expérience d'Alexander indique que les rats réduisent considérablement leur prise d'opium une fois installés dans ce qui est baptisé le "rat park". Même sucrée, l'eau contenant de l'opium est boudée par les rongeurs qui préfèrent endurer une cure de désintoxication plutôt que de s'adonner à leur dépendance. L'environnement est donc un facteur décisif dans la prise de substances psychoactives.

Témoin de ces constructions culturelles, les membres de certaines tribus amazoniennes, comme les Yanomami, se déguisent, se maquillent, dansent et s'arment de longs tubes en bambou pour s'encourager mutuellement à sniffer l'écorce râpée de virola et plonger ensemble dans un délire mental, un monde spirituel partagé grâce à un tremplin sensoriel. Tout aussi fascinante est la cérémonie du kava, pratiquée dans de nombreuses cultures du Sud de l'Océan Pacifique. Lorsque l'on connaît son goût amer et surtout sa préparation - la racine est d'abord grattée et longuement mastiquée avant d'être crachée dans une feuille de banana pour y macérer quelques heures - on peut s'étonner de voir, sur un cliché, la Reine Elizabeth II acceptant une coupelle de kava lors de sa visite officielle sur les île Fiji en 1982...! Le rituel transforme un processus peu délectable en plaisir exotique pendant lequel la personne "intoxiquée" est la proie de high society, londres, welcome collection, drogue, histoire, culture, bétail, coca, cocane, morphium, stupéfiants, alcool, prohibition, exposition, exhibition, drogues, histoire, histoiressentiments envoûtants, d'une plénitude agréable bordée de sons perçants et de lumières éblouissantes. La douce transe dans laquelle transporte le kava remplit une fonction sociale importante dans cette région du Pacifique : facilitant l'établissement de rapports amicaux, elle accompagne souvent la signature de contrats, les mariages, funérailles et autres instants décisifs de la vie sociale. C'est pourquoi le kava est honoré d'objets cérémoniels divers, comme ce bol porté par deux solides êtres de bois sombre, dont les bouches ouvertes laissent voir des dents taillées dans la nacre.

Les accessoires employés pour la préparation des petits paquets de bétel, mâchés avec gourmandise en Asie du Sud Est, sont tout autant sophistiqués. Ornée d'inscriptions infiniment détaillées figurant des personnages, monuments et fleurs variés, cette boîte de laque renferme dans ses compartiments les différents ingrédients nécessaires à la consommation de bétel : on retrouve par exemple des couteaux jonchés de figures inspirées du théâtre de marionnettes indonésien, utiles pour trancher les noix d'areca, mais aussi des feuilles verdoyantes de bétel, des citrons verts, et une ribambelle d'épices allant de la cardamone à la cannelle en passant par les graines de moutarde, le poivre noir ou les clous de girofle. Autant de façons d'expérimenter une intoxication communément appréciée et expression d'une identité culturelle forte.

high society, londres, welcome collection, drogue, histoire, culture, bétail, coca, cocane, morphium, stupéfiants, alcool, prohibition, exposition, exhibition, drogues, histoire, histoiresOn pense d'ailleurs que c'est par ce souhait de distinction culturelle que l'humanité a connu sa première campagne d'abstinence : l'émergence de la civilisation musulmane n'est-elle pas marquée par la diabolisation de l'alcool, associé à la décadence du monde occidental ? Plus proche de nous, sorti d'un laboratoire de recherche californien au début des années 1980, l'ecstasy est devenu un marqueur identitaire puissant pour une nouvelle culture undergound, d'abord aux Etats-Unis puis dans le monde entier. Les effets stimulants, euphoriques et empathiques de cette substance ont nourri le besoin d'organiser des rassemblements festifs d'une autre envergure : il fallait faire plus grand, permettre une plus grande proximité, saupoudrer le tout d'une nouvelle musique calquée sur des rythmes ethniques et des sons robotiques. Et cette nouvelle "e culture" s'est progressivement dotée d'une iconographie : futuristes, gaies, parfois tribales, les images renvoient à un voyage mental bigarré, proche des hallucinations chamaniques et des rites primaires. L'installation vidéo pensée et élaborée par Joshua White et Seth Kirby, pour des discothèques ou des concerts, fait tournoyer des tourbillons psychédéliques éclairés de flots multicolores, changeants, informes, rutilants. Ce qui n'était alors qu'une sous-culture a rapidement infiltré les habitudes commerciales de masse, éclipsant l'ecstasy, pourtant à l'origine de ce flot culturel exubérant.

De l'explosion à la prohibition
Mais ce qui est convoité par les uns est rejeté avec violence par les autres. Une section entière de High Society est ainsi dédiée à la classification subjective des substances psychotropes, à mi-chemin entre intérêt scientifique, délectation physique et fléau social. A côté de publicités astucieuses pour la bière irlandaise Guiness sont accrochées diverses affiches prônant l'abstinence à l'époque victorienne. Expliquant comment il est possible de poursuivre différentes activités sans boire, ces dessins devaient sensibiliser un public ouvrier dont la misère poussait à un état d'ébriété constant, causant de nombreux accidents du travail. Ce mouvement d'abstinence a été certainement l'un des plushigh society, londres, welcome collection, drogue, histoire, culture, bétail, coca, cocane, morphium, stupéfiants, alcool, prohibition, exposition, exhibition, drogues, histoire, histoires constants et puissants, puisqu'il est parvenu à interdire totalement la consommation d'alcool aux Etats-Unis en 1919 avec l'entrée en vigueur de l'amendement 18 de la Constitution américaine. Une photographie emblématique de la "Prohibition" représente ainsi un groupe de notables réuni autour de trois ouvriers déversant un tonneau d'alcool dans les égoûts de la ville de New York.

Paradoxalement, cette période d'abstinence publique forcée engendre une consommation forcenée, poussant même les femmes, pour lesquelles sont spécialement inventés les cocktails qui masquent l'âpreté des alcools forts, à s'adonner aux spiritueux. C'est pourquoi elle prend fin dès 1932, laissant une armée d'agents policiers et administratifs du Bureau d'Alcool désoeuvrés, à la recherche d'une nouvelle occupation. Le vide est vite comblé avec la création du Bureau de Narcotiques, qui connaît depuis une croissance fulgurante. Ainsi, en 1961, la Convention Unique des Nations Unies sur les Stupéfiants, ratifiée par l'ONU, interdit la production, le trafic et la consommation des opiacés, produits issus de la feuille de coca et du cannabis au niveau national. Et en 1971, le Président américain Richard Nixon déclare la guerre aux stupéfiants (la "War on drugs") dont le seul trafic illicite produit un chiffre d'affaires estimé par l'ONU à plus de 350 milliards de dollars américains par an à l'échelle mondiale. Toutefois, le schéma intitulé "$3.5 million Mexican drug cash", semble bien ridicule à côté de son voisin où des cubes en milliards de dollars s'enchâssent en fonction du domaine d'activités. Ici, le budget  de la "War on drugs" est concurrencé par l'industrie pharmaceutique, toujours avide de nouveaux remèdes aux effets miraculeux, ou par la nouvelle génération de stupéfiants du XXIe siècle, distribués sur Internet pour un public encore plus grand et cosmopolite. Nul doute, drogue rime aussi avec futur.
 
Asmara Klein, à Londres
Le 04/02/11
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  High Society
jusqu'au 27 février 2011
 
Wellcome Collection
  183 Euston Road
  London NW1 2BE
  Tlj (sf lun) 10h - 18h
  Nocturne jeudi (22h)
  Entrée gratuite
  Rens. :  +44 (0)207 611 222










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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil : Thomas Lyttle Blotter Art Credit:is 'Blotter Art', Constance Little
Photo 1 The Joshua Light Show Credit:Wellcome Library, London
Photo 2 Bayer Company Heroin, Glass bottle and contents Credit:Royal Pharmaceutical Society of Great Britain
Photo 3 The 'Allenburys' throat pastilles Credit:Royal Pharmaceutical Society of Great Britain
Photo 4 The Joshua Light Show Credit:Wellcome Library, London
Photo 5 An American woman preaching Prohibition to a crowd Credit:Wellcome Library, London
Photo 6 Various fungi - 20 species, including the fly agaric (Amanit Credit:Wellcome Library, London