L`Intermède
L'ombre d'un reflet
Maintes fois analysée, exposée, filmée, racontée à travers le monde, l'histoire d'Adolf Hitler (1889-1945) qui est parvenu à mobiliser une nation entière pour plonger l'Europe dans l'horreur n'a jamais, depuis 1945, fait l'objet d'une exposition historique en Allemagne. A
vec Hitler et les Allemands : Crimes et communauté nationale, le pas est franchi : le Musée d'histoire allemande - Deutsches Historisches Museum - à Berlin s'attache moins au stratagème machiavélique d'un génie qu'à la soif d'évasion d'une foule à la recherche d'un homme fort, d'un héros aux allures salvatrices. Car l'embrasement outre-Rhin à partir de 1933 est un feu qui a couvert longtemps auparavant.

Il faut attendre la dernière salle du musée pour mettre en perspective l'importance de cette exposition, montrant comment l'Allemagne se débat depuis plus de soixante ans avec cet héritage national douloureux dans les médias, l'art et les écoles. Vingt-six couvertures de l'hebdomadaire Der Spiegel témoignent de l'évolution de ce rapport, d'un difficile processus de détachement. Si Hitler und die Deutschen est la première exposition globale dédiée à cette période historique, c'est peut-être que les Allemands ont moins, aujourd'hui, à porter ce lourd travail d'assimilation du passé (Vergangenheitsbeweltigung) qu'à accepter que le nazisme fait partie de leur Histoire, processus facilité notamment par la disparition des contemporains de l'époque. hitler, hitler et les allemands, hitler und die deutschen, exposition, deutsches historisches museum, musée historique de berlin, berlin, allemagne, adolf hitler, peuple, NSDAP, reich, nazisme, naziHans-Ulrich Thamer, conservateur du Deutsches Historisches Museum, se réjouit d'observer des visites en famille : "Les visites partagées par plusieurs générations montrent que les Allemands, du fait d'un changement générationnel, ont un rapport bien plus "détendu" avec la mémoire culturelle du nazisme." C'est d'ailleurs ce que confirme le fossé entre la presse étrangère, qui parle d' "événement", et les réactions modérées de la presse allemande à propos de cette exposition dont la thématique ne suscite plus de polémiques.

Sur une photographie de classe datée de 1899, un petit groupe d'enfants fixe sagement l'objectif. L'un d'entre eux se détache. Au milieu du dernier rang, au sommet de la pyramide, trône littéralement le très jeune Adolf Hitler, le geste fier, le menton relevé. Le jeune homme ne s'illustre d'abord ni par ses études aux Beaux-Arts, ni par ses prouesses guerrières pendant la première guerre mondiale. Tout au plus amuse-t-il ses officiers avec ses discours enflammés contre la menace bolchévico-juive. Toutefois, un cercle de fidèles se forme autour de lui, ces acolytes dont les parcours personnels forment une mosaïque murale dans l'une des salles du musée : Hermann Göring, Joseph Goebbels, Rudolf Heß, Heinrich Himmler... Tous ne participent pas à la fondation du parti National-socialiste allemand (NSDAP) en 1919, mais leur influence point à divers moments-clefs du mouvement : lors de la tentative de putsch en 1923 et de la refondation du parti deux ans plus tard, aux élections de 1932 et, naturellement, pendant toute la période de règne qui s'achève en 1945.

Le nombre impressionnant de visiteurs - plus de vingt-mille personnes pendant la première semaine - semble indiquer que la figure d'Hitler n'a guère perdu de sa force mobilisatrice. "C'est la fascination du mal", résume Thierry Feral, spécialiste de l'histoire allemande du XXe siècle. Mais Hans-Ulrich Thamer prend soin de préciser que "bien que l'exposition regorge d'objets authentiques de l'époque, nous avons veillé à ne pas présenter des reliques directement liées à la personne d'Hitler qui auraient pu attirer des admirateurs néo-nazis. D'ailleurs, de toute l'exposition, vous n'entendrez pas la voix d'Hitler, réputée si envoûtante. Et surtout, nous demandons à notre visiteur un investissement personnel important : il doit être observateur et prêt à une lecture intensive." Thierry Feral approuve sans réserve cette approche rationnalisante de l'histoire : "L'émotionnel est quelque chose de volatile dont la résonance est d'autant plus vaine qu'il s’agit là d'événements lointains, desquels la plupart des visiteurs n'ont plus d'expérience personnelle. De mon point de vue, le travail conscient de digestion du passé - 'Durcharbeitung' - doit reposer sur hitler, hitler et les allemands, hitler und die deutschen, exposition, deutsches historisches museum, musée historique de berlin, berlin, allemagne, adolf hitler, peuple, NSDAP, reich, nazisme, naziun processus rationnel, inscrit dans la durée afin de pouvoir déjouer tôt certains mécanismes qui viendraient à se répéter." L'exposition berlinoise étaye ce que l'historien analyse dans ses ouvrages : moins qu'une rupture, le règne du Führer et de son parti marque une tragique continuité dans l'Histoire de la société allemande. Le parcours de cet individu a priori quelconque dont personne ne pouvait prédire la percée illustre cet enchaînement quasiment "logique" des événements.


Dans les années 1920, le jeune Hitler peine à s'attirer la bienveillance des élites politiques et économiques allemandes. Il faut donc rendre cet agitateur de classe populaire socialement acceptable. A ce titre, Munich, avec ses élans conservateurs, fournit à Hitler un soutien précieux avec son bastion de mécènes intrigués par le fanatisme de ce parvenu dont ils espèrent tirer profit à des fins personnelles. La section "alliance des élites", peuplée de haut-de-formes, bâtons de marche et caricatures tirées de la fameuse revue de satire politique Simplicissimus, témoigne de l'entourloupe ingénieusement mise en oeuvre par Hitler et ses sous-fifres. Ces derniers savent exploiter le ressentiment des élites allemandes vis-à-vis de la République de Weimar, créature de ce qu'ils appellent le "Diktat" de Versailles, pour les convaincre de la nécessité d'une alliance. Heureux de trouver un large soutien populaire par le biais de la NSDAP, les politiciens conservateurs tels que Franz von Papen ou l'ancien général Paul von Hindenburg s'empressent d'offrir leur appui à Hitler, qu'ils comptent habilement encadrer. A tort, comme le montrent des projections murales où l'on assiste à leur humiliation et élimination systématique par la SA (Sturmabteilung, bras armé de la NSDAP). Autres témoins, les clichés pris en catimini par un photographe anonyme et réunis dans un album légendé avec minutie, montrant des arrestations et lynchages publics d'opposants politiques, ces mêmes personnages qui avaient pourtant participé à installer Hitler et sa machine de guerre au pouvoir.

Cette machine de guerre, c'est le NSDAP. Ce mouvement initié par Hitler pour le porter au sommet et dont la présence est persistante aux différentes étapes de l'exposition qui retrace le projet de conquête de la société allemande. Les débuts amateurs et dilettantes du parti contrastent fortement avec la stratégie de captation totale de la population poursuivie par la suite. A partir  du milieu des années 1920, le NSDAP mobilise les foules dans le but de gagner les élections, n'hésitant pas à se référer à l'image du "Trommler" - le personnage qui emmène les rats hors de la ville - que l'on peut admirer dans les livres pour enfants ou reproduit sur les paquets de cigarettes présentés dans une vitrine. Par un ajustement des "Gau" - entités de division interne du hitler, hitler et les allemands, hitler und die deutschen, exposition, deutsches historisches museum, musée historique de berlin, berlin, allemagne, adolf hitler, peuple, NSDAP, reich, nazisme, naziparti - aux circonscriptions électorales, le NSDAP s'efforce d'être au plus près des soucis exprimés par les Allemands. De capter leurs attentes, leurs angoisses, leurs rêves. Porté par les nouvelles technologies qui permettent d'atteindre un public de masse (films, annonces radio, voyage en avion), le mouvement politique construit, à travers des annonces grandiloquentes et une iconographie mythifiée, un Führer à la hauteur des exigences et des espoirs de son temps. Le charisme du personnage est moins le fruit de qualités personnelles que d'une capacité à incarner les projections sociales de son époque.

En cela, l'exposition du Deutsches Historisches Museum s'inscrit dans l'historiographie contemporaine : "On a longtemps présenté Hitler comme un personnage diabolique qui avait dupé les Allemands pour les assujettir à ses plans machiavéliques, commente Thierry Feral. C'est ce qui expliqua la fameuse expression 'Der Führer als Verführer' : 'le Führer comme manipulateur'. Depuis, on assiste à une humanisation de sa personne, ce qui se voit très bien dans le long métrage La Chute d'Oliver Hirschbiegel. Aujourd'hui, les historiens s'accordent pour dire que si le national-socialisme a été possible, c'est parce qu'il y avait une nation allemande en soif d'un guide qui redonnerait à une Allemagne humiliée par le Traitée de Versailles et terrassée par la crise économique toute sa grandeur." Car le programme du NSDAP est simple mais extrêmement mobilisateur : anti-communiste, anti-capitaliste, anti-parlementaire et antisémite. A l'occasion de l'anniversaire d'Hitler, le 20 avril 1932, celui-ci reçoit, de la part d'enfants, des dessins aux couleurs criardes, des cartes de voeux et des photos d'eux-mêmes, le bras droit tendu en signe de salutation. Jeunes et moins jeunes se saisissent d'affection, de vénération même pour cet homme qui est placé, à l'aide de cartes postales largement distribuées à la population, dans la droite lignée des "grands Allemands". A l'entrée de l'exposition, leurs bustes les rappellent en mémoire : Frédéric le Grand symbolise la grandeur prussienne, Otto von Bismarck fait vibrer le coeur de la bourgeoisie patriotique, le mythe de Siegfried célèbre le caractère valeureux de la nation germanique et Paul von Hindenburg incarne la continuité.

Une fois le mariage institutionnel celébré en janvier 1933 lorsqu'il est nommé chancelier, Hitler, par le truchement de son parti et surtout de sa section paramilitaire (la SA), s'emploie à consommer l'union. Outre l'érosion minutieuse des institutions démocratiques par le positionnement stratégique de membres de parti au sein des divers ministères, la fusion systématique entre  les structures sociales et l'organisation partisane de la NSDAP est opérée. Une tenture réalisée en 1935 pour l'Eglise de Rotenburg an der Fulda montre combien cette pénétration nazie était élaborée et large : les maisons individuelles de la ville, auxquelles sont accrochées de temps à autres des drapeaux de croix gammée, s'alignent le long d'une croix catholique centrale. Là où se rencontrent les branches se situe l'Eglise, vers laquelle convergent également quatre processions de jeunesses hitlériennes, de citadines dévouées - les mêmes qui ont confectionné cette tenture - et d'hommes SA. Les couleurs dominantes sont le blanc, le rouge et le noir, désormais omniprésentes dans le quotidien outre-rhin. En effet, le NSDAP multiplie les objets destinés à l'usage de tous les jours pour que les symboles hitler, hitler et les allemands, hitler und die deutschen, exposition, deutsches historisches museum, musée historique de berlin, berlin, allemagne, adolf hitler, peuple, NSDAP, reich, nazisme, naziet les slogans de propagande rythment sans vergogne la vie des Allemands : jeux de société, poignées de porte, décorations de noël - une croix gammée en guise d'étoile à la cime du sapin -, statues, affiches... Thierry Feral précise par ailleurs que les nazis teintent la langue de technicité froide, en empruntant des expressions à la science : "Prenez le terme 'Gleichschaltung' qui qualifiait le fait d'éliminer les opposants politiques, puis les éléments qui faisaient obstacle à l'unité de la communauté nationale aryenne : il provient du domaine électrique. Il s'agissait de 'mettre en phase' la société allemande, verbalement, socialement et institutionnellement."

Lorsqu'il n'est pas possible de se greffer sur des structures déjà existantes, on en crée de nouvelles. Le Winterhilfswerk est ainsi une association caritative qui vient en aide aux plus démunis... à condition qu'ils respectent les préceptes nazis, s'entend. Rapidement, le Winterhilfswerk, dont les tirelires rouges et blanches s'entassent dans une vitrine, devient un formidable outil de surveillance sociale car les volontaires sont chargés de vérifier la probité des nécessiteux et de ceux qui donnent. A la veille de la guerre, le NSDAP est parvenu à ses fins : le national-socialisme est devenu une nouvelle religion politique et l'identification à la figure d'Hitler est tellement forte que ce dernier peut sans scrupules dire "l'Allemagne, c'est moi !". Cette équation nécessaire à Hitler pour transformer l'Etat allemand en nation en armes lancée à la conquête de l'Europe pour faire advenir Mein Kampf, dont de rares éditions sont exposées dès la première salle, est une des principales raisons qui explique le jusqu'au-boutisme des Allemands durant la guerre. Y défilent clichés, films, cartes murales du nouveau Lebensraum et témoignages, mais aussi quelques objets, comme ce collier fabriqué par une détenue de camp de concentration à partir de câbles d'isolation verts. Rares étaient les actions de résistance, comme le dénote le faible nombre de bannières honorant la mémoire des quelques téméraires, Sophie Sholl et la Rose Blanche à Munich, Graf von Stauffenberg, Johann Elser parmi d'autres, qui avaient tenté d'empêcher l'avènement d'un cauchemar collectif.
 
Asmara Klein, à Berlin
Le 13/12/10
hitler, hitler et les allemands, hitler und die deutschen, exposition, deutsches historisches museum, musée historique de berlin, berlin, allemagne, adolf hitler, peuple, NSDAP, reich, nazisme, nazi
Hitler und die Deutschen. Volksgemeinschaft und Verbrechen, jusqu'au 6 février 2011
Deutsches Historisches Museum
Unter den Linden 2
Berlin, Allemagne
Tlj 10h -18h
Tarif plein : 6 €
Gratuit pour les moins de 18 ans
Rens.: +49 (0)3020304750

Thierry Feral est l'auteur des ouvrages : 
Le national-socialisme, l'Harmattan, 1998 ;
Le nazisme : une culture?
, l'Harmattan, 2001 ;
Le nazisme en dates (novembre 1918 - novembre 1945), l'Harmattan, 2010.


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Crédits et légendes photos :
Vignette sur la page d'accueil : Detail of the film poster for German version of Charles Chaplin’s The Great Dictator, 1958. Haus der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland
Photo 1 Women working on small busts of Adolf Hitler, 1937 © Süddeutsche Zeitung Photo/Scherl
Photo 2 Georg Netzband, The Third Reich, Berlin, 1935. Foto: Indra Desnica. AGO-Galerie Berlin
Photo 3 Bronze casket in book form that was given to Adolf Hitler on 1 May 1938 (front). Privatsammlung Familie Wolfer
Photo 4 Lampion with swastika, around 1940. Foto: Arne Psille. DHM
Photo 5 Card game Führer Quartet, Berlin, after 1934. Foto: Sebastian Ahlers. Privatsammlung Rainer Graefe