"
À mort ! Pas de pitié ! À mort !" Les cris résonnent dans le grand amphithéâtre romain alors que les combats de gladiateurs font rage. Le pied posé sur le cou d'un malheureux rétiaire jeté à terre, un mirmillon interroge la foule du regard : faut-il achever son adversaire ? La plupart des pouces s'abaissent, signe d’une condamnation sans équivoque, et les plus acharnées dans ce souhait de mise à mort sont paradoxalement les vestales, vêtues de voile blanc, symbole de leur pureté absolue. Bientôt, l'empereur va se prononcer, et décider du sort du vaincu… Il ne s'agit pas d'un film, mais de
Pollice verso (1872), littéralement "
avec le pouce renversé" en latin - le signe aurait indiqué au temps du cirque la volonté d'achever les gladiateurs vaincus -, l'un des tableaux les plus célèbres de Jean-Léon Gérôme, particulièrement représentatif de son art et de ses paradoxes. L'art pompier, avec sa prédilection pour les peintures historiques grandiloquentes évoquant l'Antiquité et son accumulation de casques brillants qui ne sont pas sans rappeler ceux des sapeurs-pompiers, se dresse ici dans toute sa splendeur et son kitsch flamboyant. Et pourtant, la construction dynamique et vigoureuse du tableau joue sur une série d'oppositions - entre le bas et le haut, entre les individus isolés et la foule - sur les jeux de regards
entre les gladiateurs et les spectateurs, et sur le choix judicieux de l'instant qui précède le moment fatidique, alors que rutilent l'or et la pourpre. Nombre de péplums hollywoodiens ne s'y sont pas trompés : des scènes entières de
Quo vadis (1912),
Spartacus (1959) voire
Gladiator (1999) ont repris des toiles de Gérôme, dont les réalisateurs ont pressenti tout le potentiel cinématographique.
Car le peintre champion de l'académisme sous le Second Empire et la IIIe République travaille à mettre en scène l'histoire. En disposant par exemple ses sujets : à
Pollice verso, on peut lier
La réception du Grand Condé (1878) où la figure isolée du Grand Condé, en train de s'incliner en bas de l'escalier le chapeau à la main, est fixée des yeux par Louis XIV, en haut du même escalier, majestueusement appuyé sur sa canne, entouré triomphalement de toute sa cour occupée elle aussi à regarder la scène. En choisissant aussi un moment crucial à représenter : ainsi, avec
Consummatum est, La Crucifixion ou
Jérusalem, dit aussi
Le Golgotha (1867), "
chef d'œuvre absolu" selon Guy Corgeval, directeur du musée d'Orsay, Gérôme choisit de figurer le moment non plus juste avant mais juste après, peignant les ombres allongées de trois crucifiés alors qu'une foule s'éloigne sous un ciel progressivement noirci, restituant le moment culminant de la Passion, la mort du Christ. En optant enfin pour des postures théâtrales, à l'instar du tableau
Phryné devant l’aéropage (1861) où l'avocat de la belle courtisane grecque arrache, dans un geste grandiloquent, la tunique de sa cliente pour offrir aux yeux éblouis de l'Aéropage la splendeur d'un corps qu'il serait criminel de mutiler par une exécution. "
Gérôme a un sens très sûr de la composition, de la mise en scène et du ressaut narratif, souligne Dominique de Font-Réaulx
, conservatrice en chef au musée du Louvre et commissaire d’exposition
. Il sait introduire la durée, le suspense dans les scènes qu'il invente".
D’où l'immense succès du peintre à son époque, lui qui mourra Officier de la légion d’honneur et millionnaire, après avoir réalisé près de six-cents peintures tout comme de nombreux autres travaux (sculptures, dessins, études), et qui sera particulièrement apprécié des Américains (la plupart de ses toiles les plus célèbres se trouvent aux États-Unis). Dans cette oeuvre abondante, la grande histoire côtoie de plus en plus, au fil de sa carrière, la petite histoire, et surtout une place considérable est accordée au monde lointain et rêvé de l'Orient : femmes lascives au bain (
Bain turc, dit aussi
Bain maure, 1872 ;
Grande piscine de Brousse, 1885), derviches
tourneurs emportés dans leurs délires mystiques (
Le derviche tourneur, 1889), charmeurs de serpent capables d'enrouler les reptiles puissants autour de leurs corps (
Charmeur de serpents, 1880), marchandages acharnés autour de tapis de Perse (
Le marchand de tapis au Caire, 1887), purs-sangs arabes trottant fièrement devant des façades mauresques (
Le Marché aux chevaux ou
Marchand de chevaux au Caire,
Le cheval à la montre, vers 1867)… tout le bric-à-brac de l'Orient fantasmé dans la seconde moitié du XIXe siècle est là : "
Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs… ", comme l'écrivait ironiquement Flaubert envers cet Orient de pacotille qui a pourtant tellement fasciné Emma Bovary.
Bien sûr, l'académisme triomphe, notamment à travers la représentation des femmes qui semblent faites en pâte d'amande avec un corps nu ou à peine voilé, entièrement épilé et lisse, comme épiées dans des lieux interdits aux hommes et bien loin des demeures occidentales. De quoi émoustiller, sans aller cependant jusqu'à l'outrage aux moeurs, les bons bourgeois de la IIIe République. Il n'empêche, le charme agit, ou bien par la symphonie des couleurs et la composition, ou bien paradoxalement par le kitsch même du tableau, comme pour
La Douleur du Pacha ou
Le tigre mort (1885), qui, en représentant un pacha affligé devant le cadavre de son tigre couché sur un lit de roses - le motif a été emprunté à un poème de Victor Hugo dans les
Orientales, publié en 1829 -, semble porter à son summum toutes les représentations stéréotypées de l'Orient : décors mauresques surchargés, empruntés plutôt à l'Alhambra qu'à une habitation de l'Afrique du Nord, costumes orientaux, animal exotique à la taille exagérée, contrastes incongrus - le fauve et les fleurs, la douleur du tyran….
Au fond, la carrière même de l'artiste est révélatrice de cette impossibilité d'une trop rapide catégorisation car le chef de file des académiques au XIXe siècle, le champion des artistes réactionnaires qui avait qualifié d'"
ordures" les peintures impressionnistes du legs Caillebotte et proposé d'exposer les toiles de Manet aux Folies Bergères pour les placer dans le seul décor qui puisse leur convenir à ses yeux, a lui-même fait dans la nouveauté lors de ses débuts, avec les
Jeunes Grecs faisant battre des coqs, dit aussi
Un combat de coqs (1846), toile emblématique du courant néo-grec. Certes, le jeune artiste fait de la peinture d'Histoire, mais en s'intéressant à la vie quotidienne et non, à l'instar d'un David (1748-1825), aux grands épisodes de l'Antiquité, ce qui lui vaudra d'être considéré comme un artiste audacieux, voire un dangereux perturbateur des règles en vigueur… Difficile d'aller jusqu'à parler de subversion à propos de ces toiles, "
mais c'est une nouveauté par rapport aux sujets traditionnels du milieu académique ; Gérôme fait preuve ici d'une véritable originalité dans ce choix", souligne Dominique de Font-Réaulx. Cette audace se poursuivra dans le traitement de la peinture d'histoire tout au long de sa vie : "
Son oeuvre marque la fin de la peinture d'histoire à portée moralisante, fondée sur l’exemplum virtutis. Elle est là subvertie, détournée. Cela marque la fin d'une certaine peinture d'histoire, de la hiérarchie des genres déterminée par l'Académie", ajoute Dominique de Font-Réaulx, soulignant par là la capacité du peintre à marquer de son empreinte l'histoire de la peinture.
Bien plus, alors que les honneurs pleuvent sur son travail de peintre, Gérôme commence à s'intéresser à un nouvel art, la sculpture, montrant ainsi une volonté constante de renouveler son art sans rester dans les chemins tracés. "
Avec Degas, Gérôme fut l'un des seuls peintres à devenir vraiment sculpteur aussi", observe Dominique de Font-Réaulx. Si ses premiers travaux en tant que sculpteur sont des reprises de ses peintures les plus célèbres
(
Les Gladiateurs, exposé en 1878 à l'Exposition universelle, reprend le couple de gladiateurs de
Pollice verso), Gérôme s'enhardit de plus en plus. L'artiste s'intéresse en effet tout particulièrement à la polychromie et met au point une cire imprégnée de pigments dont il se sert pour teinter ses bronzes et ses marbres, afin de leur insuffler davantage de vie.
Tanagra, statue allégorique de 1890 représentant une majestueuse femme nue en marbre blanc (faite de "
saindoux" selon un critique peu charitable de l'époque !), assise, tenant dans sa main ouverte une petite statuette polychromée, se veut alors le manifeste de Gérôme vis-à-vis de la sculpture, la conviction que la peinture insuffle la vie à la sculpture. Mais c'est
Corinthe, oeuvre-testament de l'artiste, laissée inachevée à sa mort, qui peut convaincre davantage : la sculpture, à la fois réaliste et malgré tout parée d'une aura d'étrangeté irréelle, représente une femme nue, assise en tailleur sur une mince colonne de bronze doré, le corps orné de bijoux en pierres semi-précieuses, le regard perdu dans le lointain. Gérôme se joue de la morale et surcharge son oeuvre. Un pied dans les cercles académiques, l'autre dans l'invention et le renouvellement, entre la glace et le feu.