
entre les gladiateurs et les spectateurs, et sur le choix judicieux de l'instant qui précède le moment fatidique, alors que rutilent l'or et la pourpre. Nombre de péplums hollywoodiens ne s'y sont pas trompés : des scènes entières de Quo vadis (1912), Spartacus (1959) voire Gladiator (1999) ont repris des toiles de Gérôme, dont les réalisateurs ont pressenti tout le potentiel cinématographique.
tourneurs emportés dans leurs délires mystiques (Le derviche tourneur, 1889), charmeurs de serpent capables d'enrouler les reptiles puissants autour de leurs corps (Charmeur de serpents, 1880), marchandages acharnés autour de tapis de Perse (Le marchand de tapis au Caire, 1887), purs-sangs arabes trottant fièrement devant des façades mauresques (Le Marché aux chevaux ou Marchand de chevaux au Caire, Le cheval à la montre, vers 1867)… tout le bric-à-brac de l'Orient fantasmé dans la seconde moitié du XIXe siècle est là : "Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs… ", comme l'écrivait ironiquement Flaubert envers cet Orient de pacotille qui a pourtant tellement fasciné Emma Bovary.
Au fond, la carrière même de l'artiste est révélatrice de cette impossibilité d'une trop rapide catégorisation car le chef de file des académiques au XIXe siècle, le champion des artistes réactionnaires qui avait qualifié d'"ordures" les peintures impressionnistes du legs Caillebotte et proposé d'exposer les toiles de Manet aux Folies Bergères pour les placer dans le seul décor qui puisse leur convenir à ses yeux, a lui-même fait dans la nouveauté lors de ses débuts, avec les Jeunes Grecs faisant battre des coqs, dit aussi Un combat de coqs (1846), toile emblématique du courant néo-grec. Certes, le jeune artiste fait de la peinture d'Histoire, mais en s'intéressant à la vie quotidienne et non, à l'instar d'un David (1748-1825), aux grands épisodes de l'Antiquité, ce qui lui vaudra d'être considéré comme un artiste audacieux, voire un dangereux perturbateur des règles en vigueur… Difficile d'aller jusqu'à parler de subversion à propos de ces toiles, "mais c'est une nouveauté par rapport aux sujets traditionnels du milieu académique ; Gérôme fait preuve ici d'une véritable originalité dans ce choix", souligne Dominique de Font-Réaulx. Cette audace se poursuivra dans le traitement de la peinture d'histoire tout au long de sa vie : "Son oeuvre marque la fin de la peinture d'histoire à portée moralisante, fondée sur l’exemplum virtutis. Elle est là subvertie, détournée. Cela marque la fin d'une certaine peinture d'histoire, de la hiérarchie des genres déterminée par l'Académie", ajoute Dominique de Font-Réaulx, soulignant par là la capacité du peintre à marquer de son empreinte l'histoire de la peinture.
(Les Gladiateurs, exposé en 1878 à l'Exposition universelle, reprend le couple de gladiateurs de Pollice verso), Gérôme s'enhardit de plus en plus. L'artiste s'intéresse en effet tout particulièrement à la polychromie et met au point une cire imprégnée de pigments dont il se sert pour teinter ses bronzes et ses marbres, afin de leur insuffler davantage de vie. Tanagra, statue allégorique de 1890 représentant une majestueuse femme nue en marbre blanc (faite de "saindoux" selon un critique peu charitable de l'époque !), assise, tenant dans sa main ouverte une petite statuette polychromée, se veut alors le manifeste de Gérôme vis-à-vis de la sculpture, la conviction que la peinture insuffle la vie à la sculpture. Mais c'est Corinthe, oeuvre-testament de l'artiste, laissée inachevée à sa mort, qui peut convaincre davantage : la sculpture, à la fois réaliste et malgré tout parée d'une aura d'étrangeté irréelle, représente une femme nue, assise en tailleur sur une mince colonne de bronze doré, le corps orné de bijoux en pierres semi-précieuses, le regard perdu dans le lointain. Gérôme se joue de la morale et surcharge son oeuvre. Un pied dans les cercles académiques, l'autre dans l'invention et le renouvellement, entre la glace et le feu.
