Le Taoïsme déjoue toutes les catégories cognitives occidentales. Le Dao, la voie, le chaos originel, l'indifférencié est d'abord ce qui ne peut être décrit ou nommé. Il est ce vers quoi tend le sage, mais se définit par l'alliance des contraires et par la négative. "
Les instructions originelles de Laozi [Lao-Tzeu] et de Zhuangzi [Tchouang-Tzeu] [...], écrit Jacques Giès dans la catalogue de l'exposition,
sont toutes réflexions, soucieuses d’ajustement des mots, de modelages successifs des propositions contraires, pour sauvegarder l’inexprimable infini du Dao et de sa vertu." Pour les taoïstes, point de dieu créateur : le monde provient d'un chaos indifférencié qui engendre le Un, le souffle primordial. Celui-ci, à son tour, donne naissance au Deux, auquel succède le Trois, puis la multiplicité des êtres. Le souffle, le Qi, à ne pas confondre avec une simple respiration du corps, est partout et en chacun, et sa maîtrise est une voie de la sagesse. Car, comme l'explique Catherine Delacour, commissaire de l'exposition et Conservatrice en chef du Musée Guimet, le taoïste cherche à "
entrer en résonnance avec l'univers, à fusionner avec le Dao".
L'univers, tel qu'il est conçu par les taoïstes, s'organise autour d'une tripartition entre le ciel (figuré en cercle), la terre (un carré) et l'eau (quatre mers qui entourent la terre). C'est pourquoi, dans la section
Cosmologie et Cosmographies, les cimaises bleu nuit forment un demi-cercle duquel se détachent des constellations peintes. Au centre de la salle, un carré présente des objets liés à la terre. Et les astres font partie intégrante de cette fresque de l'univers, notamment la Grande Ourse, fondamentale car régulatrice du souffle, du passage du temps et de la vie de chacun des individus. En dessous, se trouvent trois étoiles, les trois terrasses, les "escaliers du ciel" que le sage visualise dans sa méditation et gravit pour atteindre "
la porte du ciel, la Grande Ourse, ce qui lui permettra, s'il est un prêtre, de déposer une requête auprès des dieux et, s'il est un simple adepte, de partir en randonnée extatique", explique Catherine Delacour. Plusieurs miroirs sont gravés sur leur envers de symboles représentant cette cosmographie comme une image codifiée de l'univers, à l'instar de ce
Miroir aux deux phoenix et trigrammes en bronze, datant de la dynastie Tang. Y figurent également huit trigrammes en cercle formés de traits - continus pour le y
ang, discontinus pour le
yin - qui représentent diverses configurations possibles de l'alliance entre les deux pôles, du yin pur au yang pur, en passant par plusieurs transformations. Il s'agit d'une représentation symbolique de l'univers dont il existe deux versions : celle qui figure le monde tel qu'il nous apparaît et celle qui symbolise le monde à l'origine. L'objectif étant toujours de revenir au Dao, il s'agit donc de retrouver cette deuxième configuration, celle de l'ordre cosmique originel.
Les principaux textes du taoïsme sont rassemblés dans un "
Canon formé à partir du IVe siècle de notre ère, recompilé et augmenté pratiquement sous chaque dynastie", note la commissaire. Le plus connu de ces textes est certainement le
Daodejing, attribué à un personnage légendaire appelé Lao-Zi (ou Lao-Tzeu). Figure fondamentale de la tradition taoïste, il en est fait mention dès le IVe siècle avant notre ère. La légende raconte que cet archiviste à la cour des Zhou se serait exilé vers l'ouest à dos de buffle et qu'à la frontière, le douanier lui aurait dit qu'il ne pouvait partir sans transcrire son enseignement. Ainsi serait né le
Daodejing (ou
Tao-Tê-King),
le Livre de la Voie et de sa vertu. Si Lao-Zi est souvent représenté sur son buffle, comme sur la statuette éponyme en grès émaillé colorée datant de la dynastie Ming ou sur ce portrait à l'encre attribué au peintre Zhang Lu (1490-1563), beaucoup d'images montrent Lao-Zi divinisé. Il est alors représenté - notamment par une statuette en calcaire datant de la dynastie des Tang - comme un sage chinois traditionnel : assis, les bras posés sur un accoudoir en demi-cercle, tenant un chasse-mouche à la main, reconnaissable à sa longue barbe. Personnage cosmique, divinisé en 166 de notre ère, Lao-Zi est réputé avoir subi un certains nombre de transformations et ainsi traversé les âges sous diverses formes qui sont énumérées dans
Le Livre des Transformations de Lao-Zi. Dans le contexte des querelles entre bouddhistes et taoïstes, on raconte même qu'il serait allé apporter son enseignement en Inde sous la forme de Bouddha.
Pensée du non-agir, le Taoïsme est avant tout un travail sur soi. Dans la quête d'immortalité, deux chemins possibles : l'alchimie extérieure (
waidan) ou intérieure (
neidan). La première, héritage des principes de la médecine traditionnelle chinoise, associe techniques de respiration, comportements alimentaires et exercices de gymnastique - témoins, des fragments du
Daoyin Tu montrant un certain nombre de mouvements aux vertus thérapeutiques. Aussi, les Chinois pensaient qu'en buvant le cinabre - un sulfure de mercure supposé donner l'or originel en le faisant chauffer - ils reviendraient à l'origine, au Dao, ce qui causait nombre de morts en raison de la nature toxique du produit ; mais la tradition voulait que les défunts se soient en réalité transformés et aient atteint un autre stade. L'alchimie intérieure est plus abstraite : elle est l'art de transformer en soi le souffle primordial. A rebours d'une démarche d'anthropomorphisation de la nature, la pensée chinoise voit le corps comme un paysage dans lequel circule le
Qi. Il s'agit de visualiser mentalement, lors de la méditation, l'intérieur du corps, d'y faire circuler le souffle et de provoquer les transformations du
yin et du
yang afin de régresser vers l'origine. Le dessin intitulé
Paysage la "circulation intérieure" datant de la dynastie Qing représente ainsi le corps formé de montagnes, de vallées et de forêts organisées autour d'une rivière qui coule en suivant l'épine dorsale, un torrent où circule l'énergie et qui mène à une mer au niveau inférieur.
L'exposition du Grand Palais est
également l'occasion de présenter certains rituels taoïstes qui perdurent jusqu'à aujourd'hui. Une série de talismans, notamment, atteste de l'importance fondamentale de l'écrit dans la culture chinoise. La légende raconte que le créateur des caractères chinois effraya les Esprits par son invention, le pouvoir de nommer les choses revenant à les contrôler ; les talismans utilisent donc ces caractères célestes pour divers usages, aussi bien thérapeutiques que de prévention de dangers de toutes sortes. Les prêtres les réalisent de manière extrêmement précise selon des modèles dont certains exemples sont exposés, comme ces inscriptions à l'encre intitulées
Ecrit supérieur de la voie suprême sans faîte et de la création spontanée des talismans des cinq correspondances unes et véritables datant de la dynastie Tang. Le Dao, informe et hors du langage et du discours, n'impliquait pas à l'origine une quelconque représentation et n'appelait donc pas la réalisation d'images. Mais "
au IVe siècle, un prêtre ayant les faveurs de l'empereur se dit que le taoïsme avait besoin d'images pour faire face au Bouddhisme alors très actif et très prosélyte, explique Catherine Delacour.
De plus, il pensa qu'il était difficile de vénérer le dao sans image. C'est alors le début de la fabrication de stèles votives taoïstes". Mais aussi de toutes sortes d'images, statues, peintures qui vont représenter notamment des personnages importants comme Lao-zi.
Sur le papier d'un rouleau, peint par Tang Yin sous la dynastie Ming, une femme, portant dans ses bras un lièvre, regarde au loin dans un paysage vide seulement marqué par un laurier qui se détache sur le ciel. Il s'agit de la déesse Chang'E à la beauté légendaire et qui épousa un archer redoutable, Houyi. La déesse Xiwangmu, la reine mère de l'Ouest, leur confia l'élixir d'immortalité mais Houyi devint de plus en plus violent. Pour protéger le monde de son mari, Chang'E avala tout entier l'élixir et, perdant le contrôle de son corps, se retrouva dans le palais de la Lune pour l'éternité. Chang'E et Xiwangmu sont deux des innombrables figures divines qui peuplent le panthéon taoïste et dont nombre d'oeuvres d'art, peintures ou statuettes, racontent les légendes ou font le
portrait. Ces dieux n'ont rien à voir avec le concept occidental de dieu créateur et, régulièrement, de nouvelles divinités viennent toujours s'ajouter à ce panthéon, en particulier à Taïwan où le Taoïsme est resté très vivant. En effet, chaque dieu a un jour été un homme. Ni philosophie, ni religion, ni mode de vie mais tout cela à la fois, le taoïsme est protéiforme. Il recherche "
le bien-être de l'individu, contrairement au confucianisme qui est purement social", poursuit la commissaire.
Selon le Taoïsme, l'individu doit donc suivre son chemin, la quête de la longue vie, et le sage peut ainsi devenir immortel, puis accéder au statut de divinité. Or tous les immortels ont pour fonction d'aider les hommes. Après un certain temps, la hiérarchie céleste les appelle à devenir des dieux, qui eux-mêmes sont des fonctionnaires tenant précisément un rôle dans le panthéon et pouvant donc être remplacés. Ainsi, à la tête de l'assemblée des dieux, l'Empereur de Jade, reconnaissable par sa coiffure impériale plate de laquelle tombent deux rideaux de perles à l'avant et à l'arrière, a-t-il plusieurs fois changé d'identité. Différents éléments comme la pêche ou la calebasse sont des symboles de l'immortalité et sont souvent associés aux immortels sur les peintures et les statuettes : on retrouve plusieurs objets d'arts particulièrement ouvragés qui incarnent ces principaux symboles dans une vitrine placée en bas de l'escalier menant à l'étage et à la deuxième partie de l'exposition.
L'art taoïste reste méconnu et peu exposé. Pourtant, Catherine Delacour souligne que "
la philosophie taoïste a eu une importance primordiale dans la genèse et l’évolution de la peinture de paysage en Chine, car le Qi, pour les taoïstes, est partout, dans un rocher, dans le ciel... Manipuler le pinceau, l’encre, en Chine, est arriver à la création du multiple." Les peintures représentent donc nombre d'éléments qui appartiennent à la géographie sacrée du taoïsme, comprenant notamment soixante-seize montagnes sacrées et un très grand nombre de "grottes-ciels" qui sont les demeures des immortels terrestres. "
Ainsi à l'aide du seul pinceau on donne substance au vide suprême", écrit Wang Wei (415-443). C'est la poésie de paysage,
shanshui shi, née au IVe siècle, qui va inspirer en Chine la peinture de paysage. Plusieurs rouleaux déroulent ainsi à l'horizontale des paysages sacrés de montagnes et d'eau, figurant parfois, par de petits personnages perdus au milieu des immensités, des épisodes de légendes comme le
Rassemblement des immortels à la fête des pêches dans le verger de Xiwangmu de Qiu Ying (1494-1552). D'autres peintures, verticales, reprennent les mêmes motifs, comme
Aube de printemps sur la terrasse de l'élixir de Lu Guang, peintre du XIVe siècle, qui amène le regard à s'élever du calme cours d'eau vers les maisons au creux de la montagne qui se détache sur le ciel. Le trait léger du pinceau sur le papier fait s'envoler le regard dans un rêve d'encre, paysage de l'illumination sereine.