La prise du palais d'Hiver en novembre 1917 lance la Russie sur le chemin de la régénération. Créer un homme nouveau, voilà l'ambition affichée du nouveau régime qui exige la mise en œuvre de tous les éléments de la vie culturelle et sociale : écrivains, peintres et compositeurs sont appelés à contribuer à la grande entreprise. Si de nombreux artistes de l'époque, Sergueï Prokofiev et Sergueï Rachmaninov en tête, quittent le pays pour gagner l'Europe et les Etats-Unis, d'autres restent, et pas des moindres. Divisés, hésitant, ils connaîtront un sort contrasté dans les quarante années qui suivent, et leur attitude face au pouvoir balancera constamment entre l'adhésion plus ou moins spontanée et la résistance en sourdine.
Au commencement, les choses se présentent pourtant bien. L'élan avant-gardiste du début du siècle poursuit sa lancée durant les premières années du régime, en dépit de la mise en place des premières instances de contrôle. Un appétit de nouveauté et de reconstruction qui se traduit par un foisonnement théorique où les doctrines esthétiques les plus extrêmes fusent de tous les côtés. Entre le constructivisme de Vladimir Tatline (1885-1953), le futurisme de Vladimir Maïakovski (1893-1930) et le suprématisme de Kasimir Malévitch (1878-1935), ce sont tous les principes traditionnels qui volent en éclat dans l'exaltation générale. Par un triptyque de monochromes, Alexandre Rodchenko (1891-1930) proclame joyeusement "la mort de la peinture" tandis qu'Arseni Avraamov fait de la ville de Bakou le théâtre grandeur nature de sa
Symphonie des sirènes. C'est le temps des pionniers et de l'expérimentation artistique qui reflète aussi les évolutions politiques et sociales : on essaye le premier ensemble sans chef d'orchestre et, à partir des principes des ondes électro-magnétiques, Léon Thérémin invente un appareil radicalement nouveau portant son nom pour remplacer le piano, instrument bourgeois par excellence.
Comme pour se couper de la tradition artistique, les grandes œuvres de l'époque vont vers l'abstraction : le
Carré noir sur fond blanc de Malévitch annonce les couleurs de la période. Quant au tableau
Insurrection de Kliment Redko (1925) il mélange avec audace géométrisation et figuration humaine pour produire un montage allégorique et futuriste tout à la fois, qui fait de l'appareil communiste le nouveau soleil qui irradie d'une intense lumière rouge sur le monde. Une exaltation partagée par le peintre Konstantin Juon (1875-1958) qui représente la révolution sous la forme allégorique de la naissance d'une nouvelle planète, dans une sorte de danse cosmique des astres. Parce qu'il mêle innovations picturales et musicales, l'opéra comme forme d'art total tient une place de choix dans les recherches artistiques de l'époque. Vladimir Tatline conçoit un nombre impressionnants de décors, qui sont malheureusement restés pour la plupart au stade de dessin préparatoire. Non plus appréhendé comme accessoire illustratif, le décor de l'opéra révolutionnaire, conçu comme un ensemble dynamique doit faire unité avec les mouvements de groupe, qui caractérisent les productions d'alors.
La mise au pas
L'euphorie ne dure qu'un temps. Comme voulant donner le signal de la déroute, en 1930, Maïakovski se tire une balle dans le coeur dans son appartement communautaire de Moscou. En vérité, les relations qui s'établissent entre les artistes et le pouvoir présentent d'emblée une certaine ambiguïté : les orientations artistiques impulsées par le Parti balancent tout au long de cette période entre une innovation certaine et un refus réactionnaire des formes nouvelles d'expression artistique. Il y avait déjà cette ambivalence dans le rapport qu'entretenaient Lénine (1870-1924) et Staline (1879-1953), sur de nombreux points antagonistes, à la musique. Homme de culture, raffiné, Lénine ne sait se détacher des traditions musicales du passé qu'il juge pourtant bourgeoises. Bien qu'ayant encouragé la création d'un art prolétaire, il professe à Maxime Gorki son admiration coupable pour Beethoven : "
Je suis incapable d'écouter de la musique trop souvent, avoue-t-il après avoir entendu l'
Appassionata.
Cela me donne envie de dire des choses gentilles et sottes, et de tapoter la tête des gens. Or maintenant il faut frapper sur la tête, les frapper sans merci." Pris entre ses goûts personnels et son entreprise politique, il montrera une relative tolérance à l'endroit des différents courants de la production artistique.
Tout aussi paradoxal est le rapport qu'entretient le petit père des peuples avec la musique : à beaucoup d'égard plus intransigeant que son prédécesseur, Staline a lui aussi des goûts parfaitement classiques et ne souffre pas les innovations musicales des avant-gardistes. Féru de Mozart et Tchaïkovski, il impose aux musiciens un retour à des formes d'expression musicale plus traditionnelles, comme en témoigne la
Cinquième symphonie que compose Chostakovitch selon ses voeux. Sans qu'elle n'éteigne pour autant tout à fait le génie des artistes, la rupture est donc patente, en peinture notamment. Se développe - un comble ! - un art profondément conservateur, qui écarte sans pitié les recherche formelles, délaissées au profit de compositions emphatiques qui célèbrent la grandeur soviétique. L'opposition des deux dirigeants se retrouve entre Anatoli Lounatcharski (1875-1933), Commissaire du peuple à l'éducation sous Lénine, et Andreï Jdanov (1896-1948), l'âme damnée de Staline. A l'indulgence éclairée du premier succède l'intransigeance du second, qui définit très précisément en 1934 ce que le Régime attend des artistes, à savoir les canons du réalisme soviétique - poses
hiératiques, simplicité du trait, réalisme des figures... Derrière une volonté de lutte anti-bourgeoise se cache en vérité un académisme étroit qui pèse sur la vie artistique comme une chape de plomb. Il faudra attendre la disparition de Staline en 1953 et l'arrivée de Nikita Kroutchev au pouvoir pour voir s'amorcer une détente artistique (
à ce sujet, lire notre article sur une récente exposition du centre photograpique des frères Lumière à Moscou).
Mais présenter les artistes comme les victimes innocentes de la mainmise de l'Etat sur leurs créations serait erroné : ce sont eux qui ouvrent la boîte de Pandore. Maïakovski, notamment, qui a soumis la création artistique aux impératifs révolutionnaires et refusé les théories esthétisantes de l'Art pour l'Art. Pas de révolution politique sans révolution esthétique, proclame toute la génération des avant-gardistes. Collages, compositions dynamiques, lisibilité du message : le mouvement constructiviste met l'art au service du peuple. Dans les années 1920, une effervescence artistique pose les premières bases de la propagande soviétique, qui se transformera peu de temps après en entreprise systématique et totalitaire. Les artistes en feront les frais, qui verront leur liberté artistique se restreindre à grands coups de décrets. Deux compositeurs sont ainsi emblématiques du rapport des artistes de l'époque avec le pouvoir communiste : Dmitri Chostakovitch (1906-1975) et Sergueï Prokofiev (1891-1953). Hésitant, le premier l'a été toute sa vie durant. Composant tour à tour des œuvres révolutionnaires et des célébrations du régime, il a continuellement marché sur le fil entre adhésion aux canons officiels et recherche artistique personnelle. En 1936, il dirige
Lady Macbeth, œuvre novatrice, sous le regard lourdement réprobateur de Staline, qui de sa loge observe le sacrilège. La sentence tombe deux jours après sous la forme d'un article assassin que publie la
Pravda. Même sort pour Prokofiev, qui rentre d'exil en 1936 après vingt ans d'exil volontaire. Tour à tour encensé puis blâmé par le régime, il réussit cependant à produire de grandes œuvres parmi les commandes du Parti.
Art et propagande
Non contents de subir les évolutions doctrinales du parti, les artistes doivent aussi adapter leurs créations aux fluctuations de la vie politique internationale. Ainsi Wagner est-il remis à l'honneur lors du pacte germano-soviétique, et l'on s'empresse de mettre au placard
Alexandre Nevski (1938), qui célèbre la résistance russe face à l'envahisseur teuton, sur une musique de Prokofiev. Mais le film d'Einsentein ressort aussitôt que les troupes de la Wehrmacht franchissent la frontière soviétique. Alors que les nazis marchent sur Moscou, Staline mobilise l'ensemble des artistes : lyrisme patriotique et pompe martiale sont de rigueur, comme en témoignent la
Septième symphonie de Chostakovitch (1941) ou
La parade sur la place rouge de Konstantin Juon (1941). Ce dernier abandonne les compositions symbolistes pour un tableau beaucoup plus traditionnel, où l'utilisation de la perspective n'a qu'une finalité idéologique de démonstration de puissance. Il en va de même pour ces grandes toiles où l'on retrouve ce que les artistes d'avant-garde du début du siècle avaient mis toute leur fureur à saper. Les toiles de Dmitri Moutchalski sont un bon exemple de ces grandes représentations monumentales (
Victoire : Berlin en 1945), qui fleurissent à l'époque, non sans rappeler les œuvres d'apparat que Jean-Louis David peignait pour Napoléon.
Se faire comprendre du peuple : une exigence des organismes de contrôle de la production artistique qui revient comme un leitmotiv et sert continuellement de prétexte pour interdire telle ou telle œuvre. Davantage qu'un souci pour les braves paysans, c'est une façon d'exprimer la nature même du travail de la propagande, dont l'efficacité commande un message direct et immédiatement compréhensible. Du simple, Staline veut du simple !, n'ont de cesse de répéter les chantres du parti, alors à quoi bon les élucubrations formalistes de compositeurs intempérants ? Une façon, aussi, d'écarter toute ambiguïté. Le réalisme socialiste interdit toute
polysémie ou complexité dans la représentation. La musique est par essence dépourvue de signification immédiate - qui sait quel ricanement se dissimule au coin d'une portée de notes ? On sait par exemple que Chostakovitch fait alors grand usage des ressources du langage musical pour transmettre des messages ironiques ou sarcastiques.
La comparaison avec la démarche de mainmise idéologique sur la création artistique telle qu'elle a été mise en œuvre par les nazis ne saurait être contournée. Toutefois, l'association doit être tempérée. Du régime nazi, que reste-t-il ? Rien. En ce qui concerne l'art sous Staline, il en va autrement. Certes, avec la prise de pouvoir par Staline, les recherches stylistiques sont prises dans des limites étroites, ce qui produit un grand nombre d'œuvres d'apparat à l'emphase sans conviction. Même manque singulier d'inspiration, pour ne pas parler de platitude, dans la production musicale officielle. On peint grand, on chante beaucoup : les chœurs ont beau s'égosiller et les cuivres se heurter pompeusement, rien d'enivrant. Emergent néanmoins quelques chefs d'oeuvre, comme
Le Nouveau Moscou de Yuri Pimenov (1937), le cinéma d'Einsenstein ou la
Symphonie Leningrad de Chostakovitch. En réalité, l'art sous Staline, qu'il soit pictural ou musical, est bien davantage populaire que les recherches conceptuelles de l'avant-garde des décennies 1910 et 1920. Et, conformément aux principes du socialisme, il cherche aussi à détacher la culture des figures individuelles qui la produisent. Le visiteur occidental qui, par principe, rejette cet art au nom de son manque d'originalité commet la même erreur que lorsqu'il dénigre les stations de métro moscovites ou les grands immeubles au motif qu'ils se ressemblent tous. Car l'art soviétique à cette époque est conçu comme un tout et doit se comprendre comme tel.
Rens. : 01 44 84 45 00