L`Intermède
Mass MoCA, l'art et la matière
Material World, la nouvelle exposition permanente du Mass MOCA de North Adams, Musée d'Art Contemporain du Massachusetts, aux Etats-Unis, est venue prendre place fin avril aux côtés de son grand frère, Sol LeWitt, A Wall Drawing Retrospective, consacrée à l'oeuvre du peintre conceptuel américain décédé en 2007. Visite d'un espace aux dimensions de l'art qu'il expose.

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De la corde, des monofilaments où joue la lumière, du papier aux apparences de plumes, du plastique et des perles de verre, des plaques d'aluminium, du papier à bulle et des tissus dans des matières inconnues. On est, semble-t-il, dans le monde de l'éphémère, du précaire, tout du moins du fragile, du malléable. Et pourtant, c'est avec ces matériaux-là que le Mass MOCA a invité sept artistes contemporains à restructurer plusieurs de ces salles d'ancien entrepôt de l'ouest du Massachusetts, à la frontière avec le Maine et l'État de New-York, en briques recouvertes d'une chaux apparente. Avec pour but de faire éprouver non pas les oeuvres comme objet, mais l'espace tel qu'elles le structure. Parler de "visiteur" pour celui qui s'aventure dans l'exposition Material World est donc doublement heureux. Et, dès l'entrée "en matière", le ton est donné : les monofilaments de Tobias Putrih se déploient, visibles dans l'immense salle obscure uniquement à l'intersection d'un plan lumineux qui donne à voir une arche de points de lumière ou, selon les goûts, une queue de paon déployée. Si l'on s'approche, persuadé qu'il s'agit d'un dispositif de pochoirs lumineux, on est arrêté par ces menus fils translucides qui en réalité mass moca, museum of contemporary art, material world,
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Kavanaughenvahissent, immense faisceau diagonal, la gigantesque salle faussement vide. Là-haut, dans les filaments, la lumière bouge, se métamorphose, appelle à traverser… mais du visiteur à elle, il n'y a pas que du vide.
 
La salle suivante semble plus conventionnelle : quoi de plus normal, dans un musée d'art contemporain, qu'une sculpture boursouflée formée avec 100 miles de corde tressée en millions de maillons peints en rouge ? En face pendent des plumes de papier, comme des draps déchiquetés. Et pourtant, cette masse rouge, œuvre d'Orly Genger, intrigue pour deux raisons : d'abord parce qu'elle perce une paroi de l'autre côté de laquelle elle se répand comme des coulées de lave, abondante et inévitable ; ensuite, surtout, parce qu'elle empêche le passage dans les recoins où l'on chercherait volontiers une autre sculpture, de petites estampes, des photographies en microformat ou des cartels explicatifs. La fragilité fait obstacle. Quant aux plumes blanches de Wade Kavanaugh et Stephen B. Nguyen, elles sont négligemment disposées de façon à interdire la circulation autour des petits piliers qui semblaient inviter à la promenade, comme le temple cambodgien abandonné des films où la place royale si tentante pour l'explorateur est occupée par des lianes et des nids. A ceci près que l'utilisation de matériaux d'apparence frêle ou, tout du moins, délicate dans les grands espaces du Mass MoCA ne fait que renforcer la frustration que cette occupation prohibitive de l'espace provoque.

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KavanaughCe sens du presque possible, renforcé par l'habitude d'œuvres interactives ou circulatoires, se poursuit dans la salle de lecture aménagée par Eli Levenstein. Le plancher de bois y est partiellement recouvert de plaques de moquette grise, aux bords ourlés de punaises métalliques d'où s’échappent des franges irrégulières, et au beau milieu desquelles sont renversés des poufs en papier bulle dont les boutons sont des tissus carrelés ou des ballots de tissu rouge et orangé, ficelés et couturés de fuschia, jetés en travers comme un camping oublié. Naturellement, on n'ose pas marcher à coté de la moquette, qui semble indiquer le chemin vers la salle suivante. Et si on s'y essaye, c'est pour mieux culbuter parmi les coussins extravagants dont certains semblent, si l'on y prête attention, revêtir forme humaine. Mais celui qui refuse de suivre le chemin guidé se retrouve dans une posture paradoxale, prenant le soin de marcher en dehors de l'oeuvre, comme si le lieu où est habituellement inscrit "ne pas toucher" devenait interdit. Pourtant, il ne s'agit que d'une salle de lecture, où les gens sont cordialement invités à s'installer. Presque une décoration un peu fantaisiste dans un coin enfants de bibliothèque. Plus loin, les aluminiums de Michael Beutler, les lentilles et les perles de verre de Alyson Shotz et les éventails et les plastiques de Dan Steinhilber travaillent eux aussi à dérouter le visiteur, en lui proposant des trajets et des occupations d'espace qui remettent implicitement en question ses attentes traditionnelles et souvent inconscientes.

De l'autre côté du musée, dans l'ancien moulin industriel rénové pour l'occasion, un autre renversement de perspective : la rétrospective Sol LeWitt présente cent cinq peintures murales de l'artiste américain. L'oeuvre de Sol Lewitt (1928-2007), auteur des Paragraphs on Conceptual Art (1968), est guidée par l'idée que c'est la machine qui fabrique l'art ; le concept est premier et directeur pour l'exécution. Ce qui permet, trois ans après le décès de l'artiste, la recomposition de ses œuvres par des membres du Mass MOCA, de la Yale University Art Gallery et du Williams College Museum of Art. Partant de l'idée de remplir un mur à l'aide de lignes et segments de quatre directions du plan orthogonal (horizontal, vertical et deux mass moca, museum of contemporary art, material world,
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Kavanaughdiagonales), Sol LeWitt a peu à peu élaboré une grammaire complexe et systématique, quoique toujours ouverte, en ajoutant les couleurs primaires, en multipliant les façons d'exécuter les lignes, en étendant l'utilisation des droites et des carrés aux arcs de cercle et aux courbes, puis en ajoutant les couleurs complémentaires et en multipliant les procédures de remplissage des plans verticaux, de juxtaposition, superposition et combinaison des couleurs, et enfin en intégrant de plus en plus l'architecture dans ses œuvres.

Durant les décennies 1990 et 2000, il a fait en outre appel à un nombre croissant d'assistants pour l'exécution de ses œuvres. C'est ce parcours chronologique des murs que se propose de retracer l'exposition, sur trois étages du bâtiment de l'ancien moulin. Au rez-de-chaussée, mise à part une carte paradoxale à fond bleu où segments et courbes superposés forment d'absurdes fleuves blancs, les murs de la première période sont à dominante grise. Un gris vague, mais qui, à l'approche, devient délicates hachures ; carte magique parsemée de croix charbonneuses, reliées entre elles par des segments ou des arcs-de-cercle, selon des règles dont la raison échappe au profane. Au second niveau, petits carrés qui se répondent par quatre ou grands carrés couvrant presque un mur entier, tons pastel rappelant certaines fresques du Quattrocento, ondulation de faisceaux d'un arc-en-ciel savamment agencé pour le plaisir des yeux. Enfin, au troisième étage, exubérance de couleurs et multiplication savante de nuances rares, cercles concentriques, ou vagues noir laqué sur fond d'un noir mat. Les coins des linteaux, le caisson de l'alarme incendie, deviennent autant de carrefours possibles pour les lignes à même le mur du bâtiment. Un système en liberté.
 
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KavanaughMais les murs gris, pastel ou vifs issus de la géométrie conceptuelle de LeWitt invitent à d'autres promenades. En dépit ou grâce à la composition systématique, bien loin des œuvres-manifestes à contenu purement discursif, la dimension des murs peints donne une majesté inattendue aux plus simples combinatoires et clarifie les schémas plus complexes. Dans ces grands espaces bas de plafond et plus longs que larges, mais dont la dimension est déjà assez inhabituelle pour héberger ces fresques, dans ces salles aux murs de briques mal blanchis à la chaux d'où partent à tout instant des passerelles de travail, des recoins et des niches du labeur d’autrefois, où la lumière, entrant par les grandes fenêtres de bois, tracent de longs rais et des quadrillages sur le plancher de bois neuf, quoi d'étonnant si les fresques, retrouvant le sens de leur étymologie, se dotent d'une intense fraîcheur ? Quelles couleurs, quelles formes, quels recoins se dévoileront au détour de la prochaine paroi ? Ou, pourquoi pas, une paroi audacieuse qui change de sens pour former un U ? Les deux plaisirs bien connus de la reconnaissance et de la surprise permises par ces combinatoires jouent et déjouent le caractère systématique d'un vocabulaire en apparence limitée, d'une stance a priori non émotionnelle. Espaces retrouvés du passé, les charmes enfantins des carrés aux couleurs joviales s'associent à la déambulation silencieuse et chaleureuse : rarement un musée d'art contemporain a su montrer à quel point, conformément à l'un des credos du postmodernisme, la simple exposition dans un lieu consacré à l'art fait des choses les plus simples des œuvres à part entière.
 
Raphaël Blanchier, à North Adams
Le 01/06/10

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Mass MoCA, Museum of Contemporary Art

87 Marshall Street
North Adams, Massachusetts, Etats-Unis
Tlj (sf mar) 11h-17h 
Tarif plein : $15
Tarif réduit : $10 étudiants, $5 enfants de 6 à 16 ans
$25 ticket combiné avec le Norman Rockwell Museum
Rens. : +1.413.662.2111










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Crédits et légendes photos
Vignette sur la page d'accueil & photo 1 : Alyson Shotz, The Geometry of Light, 2010. Courtesy of the artist and Derek Eller Gallery, NY. exhibited at MASS MoCA as part of Material World: Sculpture to Environment © Arthur Evans
Photo 2 Orly Genger, Big Boss, 2009-2010. Courtesy of the artist and Larissa Goldston Gallery, NY. Exhibited at MASS MoCA as part of Material World: Sculpture to Environment © Arthur Evans
Photo 3 Dan Steinhilber, Breathing Room, 2010. Courtesy of the artist. Exhibited at MASS MoCA as part of Material World: Sculpture to Environment © Arthur Evans
Photo 4 Wall Drawing 684A. Squares bordered and divided horizontally and vertically into four equal squares, each with bands in one of four directions. June 1999. Color ink wash. Courtesy of the Estate of Sol LeWitt
Photo 5 Wall Drawing 462 (Detail: three walls). On four walls, one room, arcs 4 inches (10 cm) wide, from the midpoints of four sides, drawn with alternating bands of gray and black ink wash. January 1986. India ink wash. LeWitt Collection, Chester, Connecticut
Photo 6 Orly Genger, Big Boss, 2009-2010. Courtesy of the artist and Larissa Goldston Gallery, NY. Exhibited at MASS MoCA as part of Material World: Sculpture to Environment © Arthur Evans