En 2008, l'Argentin Fernando Martin Peña, historien du cinéma, découvre presque par hasard ce que beaucoup qualifient encore aujourd’hui de "petit miracle" : une version 16mm du Metropolis (1927) de Fritz Lang, très abîmée mais quasiment intégrale. Soit 25 minutes de film supplémentaires, qu'on pensait perdues à jamais. De cette découverte inattendue naît un long et fastidieux travail de restauration, mené par la fondation F.W. Murnau, qui a abouti à la réédition du film en salles en 2010, dans une forme très proche de l'originale. La Cinémathèque française, gardienne des documents de production de Metropolis, en a profité pour (re)mettre en lumière le film grâce à une exposition ouverte jusqu'au 29 janvier.
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Par Thibaut Matrat
Si sa reconnaissance a tardé, Metropolis de Fritz Lang (1890-1976) est aujourd'hui considéré comme l'un des longs métrages les plus influents de l'histoire du Septième Art. Or personne, ou presque, n'avait vraiment vu le film : celui-ci est allé bien malgré lui de restauration en restauration, en quête d'une version finale, ultime. La dernière de ces tentatives, en 2001, comportait encore bien des lacunes, les nombreux passages perdus étant remplacés par des intertitres explicatifs. Mais si certains subsistent encore dans cette version définitive, ils ne gênent plus la compréhension d'ensemble de l'œuvre, qui peut être désormais analysée dans toute son ampleur.
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Futur
Metropolis est devenu, au fil du temps, une référence esthétique qui a influencé tout autant le 2001 de Kubrick que le Blade Runner de Ridley Scott et son Los Angeles toute en verticalité, en passant par le célèbre C3PO de la saga Star Wars. Par-delà la science-fiction, l'imagerie du film de Lang semble même être passée dans l'imaginaire collectif. La dimension mythique de l'histoire n'est peut-être pas étrangère à ce phénomène : Thea von Harbou, qui est alors l'épouse de Lang mais aussi la scénariste du film, y brasse des motifs tels que l'initiation (du jeune Freder), la création (de la vie, dans un robot), la fin des temps (l'Apocalypse), et cite même littéralement le mythe de Babel. Des influences diverses qui paraissent à première vue, tout comme la version du film connue jusque-là, donner naissance à une sorte de Faust cinématographique, un assemblage de fragments hétéroclites.
À l'origine du mythe, le désir de créer une cité futuriste. Elle serait apparue à Erich Pommer et Fritz Lang (1890-1976) lors de leur arrivée à New York, suite à la première vision qu'ils eurent des gratte-ciels et autres buildings cyclopéens. Une vision qui a fortement imprimé l'œil de l'ancien architecte devenu cinéaste. Car si Metropolis est un film du futur, il puise, bien sûr, dans le présent de Lang. De fait, la science-fiction ne se pense pas en dehors d'une époque ; et à l'ère de la modernité et de la multiplication des lieux (lieu de résidence, de travail, de passage, de loisir, etc.), le réalisateur pense précisément cette explosion urbaine et moderne, posant la question d'un "médiateur", d'un lien entre tous ces fragments. Il se demande, cinématographiquement, comment construire le futur.
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Fragments
Et c'est dans ce cadre qu'il met en scène l'histoire de Freder, fils du chef de la gigantesque Metropolis, qui passe sa jeunesse au sein des plaisirs de la caste privilégiée, loin des tracas de la classe ouvrière qui peine sous terre et est astreinte aux machines. Maria, une jeune femme "d'en bas", toute entourée d'enfants, fait irruption dans le très privé Club des Fils. Elle y vient pour présenter aux petits "leurs frères" d'en haut. Freder tombe immédiatement amoureux de la jeune femme et part à la découverte du monde d'en bas pour finalement se confronter à son père. Une révolution s'organise mais un savant fou, Rotwang (Rudolf Klein-Rogge, le célèbre Docteur Mabuse), met au point un androïde capable de prendre forme humaine. Par vengeance, il lui fait prendre les traits de Maria et sème le chaos dans la ville, amenant les ouvriers à tout détruire.
C'est cette dimension sociologique de l'oeuvre qui a longtemps primé, aujourd'hui revue et corrigée par les éléments nouveaux qui ont fait surface. L'une des séquences retrouvées révèle ainsi l'histoire tragique du créateur de la ville futuriste, Joh Fredersen : celui-ci a aimé la même femme que le savant fou Rotwang, "Hel". C'est dans cette haine mutuelle entre deux hommes que la tension du film s'ancre, accordant désormais une place autrement plus importante à la figure féminine. En 1927, Luis Buñuel, l'un des seuls défenseurs du film à l'époque, peut encore écrire que "Metropolis, ce sont deux films collés par le ventre" (1), soulignant par là le caractère fragmentaire du long métrage. Mais si fragments il y a, la structure de la narration amène les différentes factions à se rencontrer, à s'affronter, et à terme à s'unir sans pour autant s'uniformiser. Ces liens, de façon étonnante, s'effectuent de façon spéculaire, dans l'oeuvre mais aussi dans l'histoire matérielle de l'oeuvre puisque les liens figuratifs du film sont doublés par des liens de montage opérés pour la restauration du métrage original. La fameuse phrase, clamée sans cesse, "le médiateur entre les mains et le cerveau, ce doit être le cœur !", retrouve alors tout son sens.
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Fusion
Cette "médiation" n'est pas seulement celle d'une main ouvrière à un cerveau patronal, mais se décline à de multiples échelles. Metropolis se structure ainsi sur un ensemble de jeux de miroir et d'échos : entre le grand et le petit ; entre un père et un fils, pris dans une lutte qui les dépassent de beaucoup ; entre le mythique et le quotidien ; entre le réel et l'irréel, par les visions de Freder débordant d'images prémonitoires ; entre la magie et la science ; entre la bicoque tordue de Rotwang et les machines de métal mouvant la ville ; entre les différents étages d'une verticalité forcenée ; entre tous les lieux qui composent la cité du futur et toutes les influences qui la traversent, de la Cité des Fils, paradis des jeunes nobles en altitude, aux machines infernales de la Cité ouvrière plongée sous la surface de la terre, en passant par la vieille Cathédrale, lieu des anciennes valeurs où se jouera la scène finale. Dans cet enchevêtrement de liens se bâtit une fresque. Le film en a tous les atours, parmi lesquels un tournage catastrophe aux anecdotes invraisemblables : 35 000 figurants, dont la plupart chômeurs, se mettent en grève ; Brigitte Helm manque de mourir brûlée ; Fritz Lang le démiurge tyrannise toute son équipe au long de 311 jours de tournage étalés sur plus d'une année, et n'hésite pas à distribuer de l'alcool à tout-va pour réchauffer les comédiens. De quoi, par-delà l'aura du long métrage, forger la légende.
Metropolis, vu par certains comme trop optimiste ou niais, par d'autres comme une propagande pré-fasciste, fascine précisément par sa profonde ambiguïté, notamment à l'égard de la foule : les masses d'ouvriers qui se rebellent au son de La Marseillaise sont aussi ceux qui laisseraient périr leurs enfants, noyés dans les profondeurs de la Ville Basse. Cette ville, Metropolis, qui pourrait presque être perçue comme une femme. Qu'on songe qu'il n'y a en effet qu'un personnage féminin : à part le spectre de Hel, seule Brigitte Helm, l'actrice au visage multiple, tantôt démon tantôt ange, vient remuer les foules et provoquer la révolution. Brigitte Helm, le robot qui devient humain, le mécanique qui prend vie. Metropolis pourrait donc être perçu, intrinséquement, comme méta-filmique, figurant l'idée même de "cinéma" : celle d’une instance froide (une caméra) prenant ou donnant vie. Il est en tout cas, parmi toutes les grandes œuvres amputées de l'Histoire du cinéma comme Les Rapaces d'Erich von Stroheim ou encore le Napoléon d’Abel Gance, pour ne citer qu'elles, et par son idée de recherche d'unité, celui qui gagne assurément le plus à une restauration, à son réassemblage.
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Faste
Parmi les multiples éléments techniques du film, l'exposition de la Cinémathèque française met l'accent sur un élément précis, mettant côte-à-côte, dans chaque salle, une page du scénario et celle correspondante de la partition originale de Gottfried Huppertz. Muet, Metropolis n'en reste pas moins un film musical, conçu comme un livret dont "le son a été visualisé", comme l'écrit Lotte Eisner dans son ouvrage sur Fritz Lang (2). La restauration des fragments a donc été effectuée non pas seulement à partir d'indications de montage mais directement depuis la partition, permettant d'obtenir un tempo correspondant exactement à la vision initiale du cinéaste, sortie en 1927 et vue par seulement 15 000 spectateurs allemands. Les 153 minutes de la première pellicule, quelques jours après le début des projections, ont en effet été retirées des écrans, amputées d'une bonne partie de ses scènes et brutalement rééditées dans une variante dite "définitive" de 116 minutes. Les mauvaises critiques pleuvent alors en pagaille, du côté du cinéma - André Delons reproche à Lang son "insupportable goût pour le faste ésotérique, ce mélange de faux luxe américain et de niaises historiettes à ressorts" - comme du côté de la littérature : H.G. Wells déclare, abrupt, que Metropolis est tout simplement "le film le plus stupide qu'il ait jamais vu".
Fritz Lang lui-même n'aime pas son oeuvre. Il n'a jamais cherché à voir la version coupée et, passé à autre chose, déclare souvent qu'il aimait le film pendant sa conception, mais qu'après il l'a détesté : "Je suis très sévère avec mes œuvres. On ne peut plus dire maintenant que le cœur est le médiateur entre la main et le cerveau, car il s'agit d’un pur problème économique. C'est pourquoi je n'aime pas Metropolis… C'est faux, la conclusion est fausse." La réputation du film se construit dès lors, cahin caha, au gré de ses rééditions et des restaurations. Si la musique est tôt saluée, les prouesses techniques sont reconnues bien plus tard, notamment en regard des effets spéciaux. Tout comme le 2001 de Kubrick, le film de Lang a en effet requis de nombreuses innovations : "On inventait sans le savoir", confie d'ailleurs le cinéaste à Armand Panigel, en 1972. C'est ainsi que Lang crée, sans en avoir la moindre idée, la première technique de rétroprojection au cinéma dans une séquence où Joh Fredersen contacte le chef des ouvriers par un dispositif préfigurant rien moins que... la webcam. Et ceci grâce à un "arbre rotatif à alimentation électrique", dispositif permettant de synchroniser la vitesse de la caméra à la vitesse de l'image projetée.
De même pour la grandiose séquence d'ouverture, sur laquelle les nombreux responsables des effets spéciaux passent des jours entiers à peindre, repeindre et réajuster les maquettes, repassant des dizaines et des dizaines de fois la pellicule dans la caméra, pour quelques secondes de film. Chaque détail participe de la fresque futuriste. Si Metropolis n'est pas un film visionnaire, il est du moins en avance sur son temps. Et Fritz Lang lui-même reviendra modestement sur son jugement initial, lorsqu'il verra dans les années 1960 les premiers astronautes soumis à la machine, obligés d'exécuter des mouvements mécaniques dans leurs cabines de pilotage. "Je ne sais pas, dira-t-il , je ne sais pas… Aujourd'hui, quand vous parlez avec les jeunes gens de l'entertainment, qu'est-ce qu'ils vous disent ? Ils vous disent : ce qui manque, c'est le cœur, il n'y a pas de cœur. Alors, si le cœur doit être le médiateur de la main et du cerveau, je ne sais pas… Peut-être qu’après tout, j'avais tort. Et que c'est Madame von Harbou, qui avait tout à fait raison…"
T. M.
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à Paris, le 04/01/2012
Metropolis - L'Exposition
Jusqu'au 29 Janvier 2011
La Cinémathèque française
51, rue de Bercy
75012 Paris
Lun, merc - sam 12h - 19h
Dim 10h - 20h
Nocturne jeu (22h)
Tarif plein : 6 €
Tarif réduit : 5 € / -18 ans : 3€
Entrée libre le dim 10h-13h
Rens. : 01 71 19 33 33
(1) Luis Buñuel, cité dans les
Cahiers du Cinéma n°223, août-sept 1970.
(2) Lotte H. Eisner,
Fritz Lang, Petite Bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1992, Paris, p. 103.