L'art de jouer
"Le jeu est une tâche sérieuse", écrivait Johan Huizinga dans son célèbre ouvrage Homo Ludens en 1938. Et ce n'est pas l'exposition Museogames - Une histoire à rejouer au Musée des Arts et des Métiers, à Paris, qui le contredira. Quarante ans après son apparition, le jeu vidéo fait son entrée en grande pompe dans un musée. L'occasion de rejouer à Pong et Sonic the hedgedog, mais aussi de s'interroger sur la place de cette discipline en révolution permanente dans la culture. Jusqu'au 7 novembre, Super Nintendo et Sega Megadrive se disputent la vedette avec la PS3 et autres Wii.
Que l'on en fasse une discipline artistique ou non, le jeu vidéo est d'abord et avant tout un jeu. Afin d'éviter une exposition aride sur un médium qui est tout le contraire, les commissaires de
Museogames ont préféré faire parler directement les "œuvres". La salle principale de l'exposition du Musée des arts et métiers rassemble ainsi une vingtaine de consoles différentes éparpillées sur une table géante. Plongé dans l'obscurité et rayé de bandes luminescentes, l'espace a tout d'une salle de compétition pour
gamers affranchis. Pour chaque console, un jeu emblématique. On retrouve bien sûr les classiques
Mario Kart ou
Goldeneye sur Nintendo 64,
mais aussi quelques surprises. Un tour de table permet ainsi, manettes en main, de parcourir l'histoire du jeu vidéo, à travers les genres et les époques, pour voir comment se sont initialement posés les fondements d'une grammaire vidéoludique qui persiste en partie à travers les bouleversements techniques de ces dernières années.
Les bénéfices enregistrés par l'industrie du jeu vidéo dépassent aujourd'hui ceux du cinéma. Et dans certains pays, comme la Corée du Sud,
Counter-Strike et
Starcraft sont devenus des sports nationaux, avec des coupes du monde organisées chaque année. De
Resident Evil à
Max Payne, les adaptations sur grand écran se multiplient. En un mot, le jeu vidéo est devenu l'industrie du divertissement par excellence. Il était inévitable que les grands studios s'emparent du marché et soumettent les créateurs à leurs directives, au détriment de la créativité personnelle des auteurs qui ont dû sortir un grand nombre de jeux stéréotypés répondant à la demande immédiate du public. Cependant, la pratique du jeu vidéo joue un rôle prépondérant dans la production de l'imaginaire social, et son usage s'est répandu à travers l'ensemble de la société. C'est peut-être parce qu'il est si populaire qu'il reste un médium largement mésestimé, voire dénigré. Mais la télévision et la bande dessinée ont bien su porter le divertissement au rang d'art, alors pourquoi pas le jeu vidéo ?
C'est peut-être en lorgnant vers d'autres disciplines qu'il a gagné en autorité ; le jeu vidéo emprunte ainsi de plus en plus les codes de la fiction. Le joueur ne veut plus seulement passer une journée à massacrer du zombie à la pelle : il veut savoir pourquoi il le fait. Une attitude que résume Douglas Eric Stanley, professeur à l'Ecole supérieure d'Art d'Aix-en-provence : "
Il m'arrive de jouer à des jeux de combat ou violents, mais ce ne sont pas forcément ces jeux-là qui me fascinent ou qui me passionnent. Je suis plutôt à la recherche de jeux expérimentaux, de jeux d'artistes, de tous les jeux qui poussent les limites de la définition même du jeu vidéo."(1) Naissance d'un public exigeant, donc, qui nourrit la créativité des studios. La nécessité d'un fil
scénaristique digne de ce nom apparaît. Témoin,
Half-life (1998) propose un véritable scénario de blockbuster américain : rescapé d'une expérience de téléportation qui tourne mal, Gordon Freeman doit affronter les extra-terrestres qui envahissent la base de Black Mesa. Mais c'est sans compter l'intervention du gouvernement américain qui dépêche un commando de Marines pour éliminer tous les témoins. Seul, le scientifique doit s'extraire des décombres pour finalement arriver sur la planète-mère des aliens et découvrir le fin mot de l'histoire.
Deus Ex (2001) de Warren Spector creuse encore davantage la veine narrative avec une histoire riche en trahisons et changements de camps qui permet au joueur de décider lui-même de l'issue du jeu.
Tout comme la peinture ou le cinéma, le jeu vidéo connaît des tendances diverses, voire des écoles opposées. La Dreamcast de Sega s'est ainsi opposée par ses choix audacieux à la Playstation 2, grand public. Jouable dans l'exposition,
Rez (2001) fait planer le joueur muni d'un scaphandre sur des ondes. Un jeu dédié à… Vassili Kandinsky ! Expérience musicale - mystique diront ses disciples - et graphique, le jeu en lui-même est accessoire : l'essentiel est l'immersion dans un univers mystérieux et synesthésique, au détriment du gameplay. A son exemple, de nombreux titres mettent le jeu proprement dit de côté pour privilégier l'expérience artistique ; une démarche particulièrement nette dans le jeu
Ico (2002) à l'univers inspiré des toiles de
Giorgio de Chirico, mais encore plus avec
Heavy Rain de l'enfant terrible du jeu vidéo français, David Cage. Jamais auparavant la frontière n'a été si floue entre le film et le jeu vidéo. Mais certains s'interrogent sur la pertinence d'un choix qui délaisse son fondement même : le plaisir du jeu. Pour les commissaires de l'exposition, il ne s'agissait pas de ne montrer que les jeux "
d'art et d'essai", aux orientations artistiques marquées. Les
shoot'm'up et jeux d'arcades ont aussi leur place dans le musée.
Puis vint la troisième dimension…
Jeune discipline, le jeu vidéo est une révolution permanente et foudroyante depuis son apparition. Chaque année voit l'apparition d’une console nouvelle à la puissance décuplée. Finis les graphismes primaires aux couleurs criardes et les monstres pixellisés des années 1980. Après la Super Nes 8 bits, les consoles atteignent rapidement les 64 puis 128 bits, pour faire place enfin à la Playsation 3 et la Xbox 360, dont la puissance de calcul égale celle des ordinateurs. Bien entendu, les chefs-d’œuvre en 2D ne manquent pas, mais le jeu vidéo fait partie de ces disciplines où la technique joue autant que le fond. La 3D n'est pas un apport sur le seul plan graphique : le
gameplay lui-même en profite indéniablement. Les nouvelles capacités techniques permettent aux créateurs de donner réalité à leurs ambitions les plus démesurées. Un brin mégalomaniaque, la série des
Total War place ainsi le joueur à la tête d'une civilisation avec le monde à conquérir. Des phases de gestion rigoureuses
alternent avec des batailles en temps réel où s'affrontent au crépuscule des miliers de soldats gérés individuellement. L'avancée des graphismes tend au photoréalisme qui permettra au joueur de se plonger, par exemple, dans l'univers de la série
Rome, l'interactivité en plus. On peut citer aussi le récent
Red dead Redemption, l'un des meilleurs westerns jamais produit. Au propre comme au figuré, la 3D donne de la profondeur à l'univers des jeux vidéos.
On aurait pu penser que cette maturation du jeu ferait cesser les récriminations qui s'élevaient contre les anciennes bornes d'arcades, qu'on dénonçait comme des machines à fabriquer des idiots. Il n'en est rien. La longue litanie des griefs qui leur sont portés est bien connue : les jeux vidéo rendent violent, détournent les jeunes du travail et des études, et sont néfastes pour leur relations sociales. Cette dernière critique trouve son paroxysme avec l'émergence d'un type social d'un nouveau genre, apparu depuis une dizaine d'années : le
no life (ou "hikikomori" au Japon), c'est-à-dire généralement un jeune homme (mais le mouvement est touché par des revendications féministes importantes…) qui passe des journées entières enfermé dans sa chambre devant ses écrans d’ordinateurs à faire évoluer son personnage de
World of Warcraft ou battre le record historique de
Tetris. Parce qu'il heurte les conceptions dominantes de l'idéal social (vie relationnelle riche, diversification des expériences, etc.), il se retrouve souvent mis au ban de la société... Sauf quand, à l'instar de la "geek pride", qui a lieu chaque année le 25 mai, on célèbre ces millions de "geeks" aux cheveux longs et tee-shirts estampillés Sega. Ce que l'anthropologue André Leroi-Gourhan qualifie d' "
humanité anodonte et qui vivrait couchée en utilisant ce qui lui resterait de membres antérieurs pour appuyer sur des boutons" semble sur le point de se réaliser. Par la multiplicité et la diversité des stimulis sensoriels et émotionnels qu'il procure, le jeu vidéo permet, comme jamais auparavant, un retrait total de la vie sociale par son fort potentiel addictif : d'espace de rêve et de création, il peut rapidement basculer dans le monde clos du virtuel et de l'auto-satisfaction.
Du jouet à l'oeuvre d'art
Les progrès accomplis en matière de puissance de calcul et de graphismes depuis vingt ans sont l'occasion pour les créateurs de se donner de nouvelles ambitions, notamment en détournant les moteurs de jeu pour réaliser des animations au contenu politique subversif ("machinimas") : c'est la "
contre-culture du jeu vidéo" dont parle Isabelle Arvers, spécialiste de ces animations. Sans aller aussi loin, certains studios en marge du marché dominant voilent le jeu vidéo d'une orientation artistique, voire politique, importante. Comme le résume l'Anglais Peter Molyneux, "
le jeu vidéo doit passer du jouet à l'œuvre".
C'est dans cette perspective que doit se lire l'évolution du travail du game designer depuis plusieurs années : après
Syndicate (1993), il créé
Dongeon keeper, où le joueur tient le rôle du méchant, puis son projet le plus révolutionnaire :
Black and White (2001). Dans ce dernier, le joueur incarne le dieu d'une île qui doit choisir entre le Bien et le Mal. Toute une série de choix moraux déterminent l'issue du jeu. Molyneux met l'accent sur la beauté plastique de l'expérience, et pour ce faire, il élimine toute l'interface traditionnelle pour ne garder que la seule souris. Dans la même veine,
The Nomad Soul (1999) de David Cage propose au joueur d'incarner David Bowie sur une bande-son entièrement composée par ce dernier. Là encore, le
gameplay de base est écarté pour laisser la place à des interactions plus novatrices.
D'aucuns opposent le jeu vidéo, qui fait du joueur un acteur à part entière de son expérience, au cinéma et à la littérature qui le cantonnent à la passivité. Le jeu vidéo constituerait par conséquent une forme d'art à part entière fondée sur l'interactivité, incompatible avec la notion d'esthétique. Dans la
Critique de la faculté de juger (1790), Emmanuel Kant oppose les sentiments de plaisir qui proviennent du goût et de l'odorat aux impressions esthétiques tirées de la vue ou de l'ouïe. Se classant plutôt dans la première catégorie, le ludique se verrait dénier ses potentialités artistiques. On peut trouver une idée semblable chez Jean-Paul Sartre, pour qui les sens comme le goût et l'odorat, pourvoyeurs de plaisir sensoriel, ne sauraient constituer une voie d'accès à l'expérience esthétique - laissant de côté les parfums et l'art culinaire... Battre en brèche cette conception réductrice, c'est donc le sens du combat que mène un critique comme Olivier Séguret, journaliste à
Libération : "
Je ne vois pas comment un objet comme le jeu vidéo qui a tant de points communs avec le cinéma, qui a tant de rapports objectifs, techniques avec le cinéma ne pourrait avoir de rapport critiques ou artistiques. Il y a un moment où il faut choisir, soit ça n'en a pas du tout, soit ça en a plein. Mais il n'y a pas de raison de choisir entre les connections qu'on peut faire entre les deux." Certains créateurs de jeux vidéo sont ainsi confrontés aux mêmes questions qui agitent les autres arts. Par exemple, celle du réalisme : "
Est-il une condition nécessaire à l'accès du joueur à l'émotion ?", se demande Frédéric Raynal, créateur
d'Alone in the Dark.
Mobilisation totale
Finis les champions de PES qui ne musclent que leurs pouces : en partie pour éviter ce rétrécissement du champ d'activité humaine, les consoles dernières générations font appel au corps tout entier. Une avancée qui réjouit Peter Molyneux : "
Enfin, on s'intéresse au vrai problème qui est : quelle est l'interaction physique des joueurs avec les jeux vidéos ? Cela fait une vingaine d’année que la manette ou la souris n'ont pas évolué du tout. Il fallait que cela change, parce que nous, créateurs de jeux vidéo, le cœur de ce que nous pouvons inventer est basé sur ce que font les gens." Investir chaque partie du corps, c'est l'objectif affiché de la Wii créée par Nintendo. D'un design particulièrement élégant - on est loin de la Super Nes grisâtre -, elle s'intègre parfaitement dans le quotidien. A tel point qu'aujourd'hui, toutes les générations se disputent des parties courtes et intenses où le corps entier est convoqué, évitant ainsi les univers persistants de certains jeux de rôles ou MPORPG -
Multi player online role playing game -, et donc le syndrome no life.
Mais l'interface n'est pas la seule à bénéficier des progrès technologiques. Car au-delà de la frontière créateur / joueur, c'est une troisième voie que semble dessiner le jeu vidéo, notamment avec l'apparition et la multiplication des
mods, qui permettent aux joueurs de créer des mondes et des scénarios à l'aide du moteur de jeu, voire dans certains cas de modifier le code source même. De l'autre côté de l'écran, l'Intelligence artificielle a pris le dessus, et les comportements des personnages de jeux vidéos empruntent aux traits humains. Les avatars, c'est-à-dire les incarnations numériques du joueur, ont acquis une épaisseur inconnue auparavant. A l'origine, celui-ci manipule simplement un équivalent vidéoludique du héros de roman ou de l'acteur de cinéma, comme un plombier à moustaches ou un héros à oreilles pointues et bonnet vert. Mais progressivement, l'avatar devient une projection du joueur lui-même, doté de ses caractéristiques propres ou fantasmées. Exemple le plus célèbre :
Les Sims, où le quidam peut réinventer son corps, son quotidien et sa vie à son gré, en démiurge total. Il n'est plus tributaire d'une série d'étapes à passer, mais construit lui-même son univers. C'est le sens du film projeté à la fin de
Museogames, où des individus réels se comportent comme leurs sims dans leur vie. Marque définitive de l'évasion de la vie pour intégrer un monde alternatif et désiré, qui fait bien moins peur car on en connaît les règles du jeu.