Rolf Liebermann, l'éclat permanent
Parfois plus importants que l'oeuvre elle-même, les noms des auteurs, artistes ou metteurs en scène d'une pièce, qu'elle soit jouée, chantée ou chorégraphiée, sont décisifs pour l'intérêt que le spectateur peut porter à un spectacle. Mais certains, non moins déterminants dans l'impact qu'ils ont sur les créations, restent tapis dans les coulisses. C'est le cas de Rolf Liebermann, directeur puis administrateur de l'Opéra de Paris entre 1959 et 1980. Cent ans après sa naissance, la BnF rend hommage au travail colossal de ce créateur de l'ombre à la Bibliothèque-musée du Palais Garnier.
Paris, années soixante. Le Palais Garnier, qui a contribué au prestige de la capitale depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, semble perdre de sa majesté. Plus de créations originales, un répertoire pauvre et lassant, des représentations où n'apparaissent aucune vedette, une troupe de ballet qui s'étiole en attendant de nouveaux spectacles... A la fin de la décennie, "
cet immobilisme se transforme progressivement en naufrage : une révolution semble indispensable, inéluctable, une question de vie ou de mort", explique Christophe Ghristi dans la catalogue de l'exposition
L'Ere Liebemann à l'Opéra de Paris.
Hambourg, 1959. Après avoir été directeur de deux grandes institutions musicales allemandes, un certain Rolf Liebermann (1910-1999), musicien et compositeur suisse, est nommé à la direction de l'opéra. Il débute alors un mandat qui durera quinze ans, marqué par une intense activité de création. Ballets ou opéras, ce ne sont pas moins de vingt-huit oeuvres qui lui doivent leur apparition dans la programmation. Fort des ces différents succès, Rolf Liebermann est, dès 1971, pressenti par les pouvoirs publics français pour devenir le sauveur d'un Opéra de Paris qui se délite. Peu avant le décès de celui à qui il succèdera, Liebermann est déjà contacté par Marcel Landowski, directeur de la musique, de l'art lyrique et de la danse au ministère des affaires culturelles. Sur le point de prendre sa retraite et donc peu amène, Liebermann se laisse finalement charmer : "
Pour être franc, je crois que c'est avant tout sa voiture qui m'a ensorcelé ! Quand je débarquai à Orly pour le rencontrer, le ministre m'avait envoyé en effet sa DS. Dès qu'il eut démarré, le chauffeur, désignant des cassettes, me demanda ce que je désirais entendre […].J'arrivai finalement au ministère avec Mozart, en me disant : 'Si cet homme est assez mélomane pour avoir fait installer la stéréophonie dans sa voiture et sélectionné ses enregistrements avec un tel discernement, on doit pouvoir travailler avec lui, c'est sûrement un partenaire sérieux.'" (
Actes et Entractes)
Discussions, accords, projets de contrats, la nomination de Liebermann à la tête de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux pour 1973 est annoncée dès l'été 1971. Et l'homme se prépare. Quelques lettres en témoignent, où le futur administrateur discute déjà de questions fondamentales : le devenir de l'opéra-comique (lettre à Marcel Landowski en décembre 1971), l'embauche d'Hugues Gall comme bras droit puis responsable des ballets (juin 1971) et la commande de premières oeuvres lyriques (lettre d'Hugues Gall à Marcel Landowski en décembre 1971). Une équipe se constitue rapidement et, malgré les protestations nationalistes voire xénophobes d'une opinion publique choquée de voir un étranger s'installer aux commandes d'une des plus célèbres institutions françaises, Liebermann entre en fonction le 1er janvier 1973 avec pour mission de "sauver cette maison" en lui rendant faste et prestige : "
On me demandait [de lui rendre] le lustre qu'elle avait eu au XIXe siècle, quand l'Opéra de Paris était le premier du monde. Après la direction de Jacques Rouché, la maison s'était trouvée peu à peu étouffée par les règlements, décrets, arrêtés et autres prérogatives des préposés et conseillers techniques… Or j'avais la chance de pouvoir recommencer du point zéro, en ce sens que la maison était fermée et les gens licenciés. On était prêt à m'accorder une subvention comparable à celle de Vienne, Londres ou Berlin. Surtout je pouvais obtenir toutes sortes de libertés qu'en connaissance du métier je savais indispensables et que les directeurs qui m'avaient précédé n'avaient jamais eues. Notamment de disposer à l'avance du budget […]. C'était contraire à toutes les règles de l'administration française. C'est pourtant la seule possibilité de gérer un théâtre lyrique." (
Actes et Entractes) Liebermann entre en scène.
Son idée est avant tout de faire "
un opéra démocratique dans son organisation et le prix des places" mais "
royal dans son approche artistique", comme il l'explique dans un entretien avec Jacques Lonchampt dans le
Monde en janvier 1973, ce dont il se donne les moyens dès sa prise de fonction. Pour retrouver le faste d'antan, Lieberman n'hésite pas à faire appel à des artistes internationaux qu'il fidélise grâce à un nouveau type de contrat : les chanteurs lyriques ne signent plus pour des dates mais pour des oeuvres, auxquelles ils se trouvent dès lors attachés. Les nombreuses photographies d'artistes qui ornent les murs de l'exposition rappellent que ce sont des solistes célèbres comme Margaret Price, Placido Domingo, Luciano Pavarotti (1935-2007), ou Kiri Te Kanawa qui marquent le début de l'ère Liebermann. Ce dernier ne lésine pas non plus sur le budget des décors dans lesquels évolueront ces pontes ; témoin, la somptueuse et immense verrière de style fin XIXe du
Faust mis en scène par Jorge Lavelli et donné en 1975. Cependant, s'il est capable de telles dépenses, Liebermann est loin de dilapider allègrement les deniers de l'opéra. Lors de son mandat, le pourcentage du budget alloué à l'opéra n'augmente que peu. De plus, l'homme a conscience du coût de production très élevé des spectacles de qualité. Ayant compris que le seul Opéra de Paris ne pouvait ni s'offrir ni se passer de tels spectacles, il s'associe avec d’autres théâtres lyriques internationaux pour coproduire ou échanger des oeuvres. Cette pratique, inédite à l'époque, lie le palais Garnier à l'opéra d'Hambourg ainsi qu'à la très prestigieuse Scala de Milan. En ressortent des pièces marquantes, à l'instar de
Simon Boccanegra, opéra de Giuseppe Verdi dans la mise en scène de Giorgio Strehler avec Kiri Te Kanawa. Enfin, Liebermann est aussi un gestionnaire remarqué pour sa politique de diffusion : désireux de voir l'opéra s'ouvrir au plus grand nombre, il participe à la production de
Don Giovanni, premier film d'opéra de l'histoire du cinéma réalisé par Joseph Losey (1909-1984), et noue des contrats avec des radios et chaînes de télévision pour diffuser des oeuvres jouées sur scène.
Tous ces efforts ne visent qu'à une chose : servir le renouveau artistique du théâtre en ravivant une dynamique de création qui s'est essoufflée. Ainsi Liebermann s'attaque-t-il d'abord à la programmation et, à peine arrivé à son poste, commande déjà de nouvelles oeuvres. C'est ce que rappelle une lettre de décembre 1971 rédigée par son bras droit Hugues Gall et adressée à Marcel Landowski à propos de la commande d'un opéra -
Saint François d’Assise - à Olivier Messiaen, qu'il obtiendra. Parallèlement, Liebermann tient surtout à remanier la programmation pour y réintroduire les chef-d'oeuvres indispensables à un opéra prestigieux. "
A Hambourg, écrit-il,
je passais pour un aventurier. A Paris je suis devenu réactionnaire." Il réintroduit ainsi
Les Noces de Figaro, opéra de Mozart mis en scène par Giorgio Strehler en 1973 et immortalisé par les photographies d'Erich Lessing, ou encore
Le Couronnement de Poppée de Claudio Monteverdi dans la mise en scène de Gunther Rennert. A ces grands noms, il joint ceux des compositeurs français en programmant
Les contes d'Hoffman ou
Ariane de Paul Dukas, l'
Orphée de Glück ou la
Manon de Massenet. La rénovation du programme s'étend jusqu'aux ballets. Se retrouvent donc à l'affiche de grands chorégraphes comme Vaslav Nijinski (1889-1950) avec
L'Après-midi d'un faune ou Marius Petipa (1818-1910) avec
La Belle au bois dormant et de prestigieux créateurs contemporains comme Roland Petit ou Maurice Béjart (1927-2007). Cette reprogrammation générale est aussi l'occasion de faire appel à de grands créateurs, voire d'en révéler. C'est le cas du jeune Patrice Chéreau, choisi par Liebermann pour mettre en scène deux opéras,
Les Contes d'Hoffman d'Offenbach en 1974 et
Lulu d'Alban Berg en 1979.
Mais c'est surtout à travers les décors et les costumes que la "patte" Liebermann se fait ressentir de façon ostensible. Dans l'exposition, maquettes dessinées ou montées, photographies et costumes en témoignent, comme cette robe pourpre brodée de chainettes dorées et assortie d'une cape avec fourrure de panthère : une création de José Varana pour
Le couronnement de Poppée. Un peu plus loin apparaissent les étonnantes filles fleurs dessinées par Jürgen Rose : dans ses maquettes de costumes pour
Perceval, l'artiste mêle couleurs des sixties et courbes de l'art déco. Pour les costumes de
Cosi van tutte, Jean-Pierre Ponnelle (1932-1988) donne naissance à de véritables caricatures. Plus que le costume, dans ses gouaches en noir et blanc, ce sont le nez et les doigts crochus d'un notaire dégingandé, la tête rentrée dans les épaules, les yeux écarquillées sous des lunettes rondes qui frappent. Les décors peints ont aussi droit à toute l'attention. Pour
La Bohème, Luigi Samaritani crée des esquisses extrêmement abouties : peintes à la gouache avec de nombreux lavis et un important travail sur la lumière, elles représentent une rue peuplée de badauds sur laquelle donne la terrasse du café Momus, décor du deuxième acte.
Même si Liebermann n'éprouve pas le même intérêt pour tous les domaines embrassés par l'Opéra de Paris, il n'en délaisse aucun. Peu sensible à la danse, il nomme ainsi Carolin Carlson étoile-chorégraphe de l'Opéra de Paris. Il attache aussi à l'opéra l'éminent chorégraphe américain Merce Cunningham (1919- 2009) à qui il demande d'organiser des cours publics pour expliquer sa démarche créative. Ainsi, explique Mathias Auclair, commissaire de l'exposition, "
si son mandat est souvent qualifié de "festival permanent", c'est que Liebermann a su trouver une solution qui permettait de pérenniser dans une programmation annuelle le faste et la créativité d'un festival, faisant de l'Opéra de Paris un véritable vivier d'artistes prestigieux." Mais toutes ces évolutions ne trouvent pas toujours grâce aux yeux du ministère et Liebermann ne bénéficiera plus, pendant l'intégralité de son mandat, de la carte blanche et des libertés qui lui avaient été attribuées lors de sa prise de fonction. La grève des machinistes qui intervient le 23 mars 1976, date à laquelle le Président de la République veut faire bénéficier mille cinq cents "Français méritants" d'une soirée à l'opéra, marque le début de la perte d'influence de Liebermann. "
L'échec de cette soirée, écrit-il
, a été le point de départ d'une réorganisation administrative de l'Opéra de Paris, préconisée depuis 1975 par une commission d'enquête. C'est le signal de l'hallali. Ayant perdu la protection de l'Elysée, je fus livré à la lutte des bureaucrates pour le pouvoir." Ce n'est plus Jean Hourticq, "
un homme délicieux qui adorait la musique et [lui avait] laissé toutes libertés pour piloter le navire", mais Jean Salusse qui devient son interlocuteur, dessaisissant Liebermann d'une grande partie de son pouvoir. Si ce dernier a toujours main mise sur la direction artistique, ce n'est plus lui qui décide des budgets ou des contrats. La lune de miel du premier mandat ne se poursuit pas au second.
Car il semble, désormais, que l'Opéra coûte trop cher. Entre refonte de l'organisation interne, menace du ministère de retirer son soutien financier à la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux (RTLN) et dégradation, à travers les baisses de budget, de la qualité artistique, les difficultés se multiplient, qui expliquent la lassitude que Liebermann éprouve à la fin de son contrat : "
L'administration cherche à reprendre le pouvoir. Déjà l'interventionnisme se fait de plus en plus pressant. Si mon successeur ne prend pas de sérieuses précautions avant de signer, il risque de se retrouver encadré par une série de fonctionnaires, ligoté dans ses choix. Bref : impuissant." C'est en 1980 que l'administrateur se retire de ses fonctions, après avoir rendu à l'Opéra de Paris "
son rang et en avoir fait l'un des plus grands théâtres lyriques internationaux", selon Mathias Auclair. La dernière pièce jouée sous son mandat est
Don Giovanni. Cette même oeuvre qui avait marqué, quelques années auparavant, le renouveau de l'institution avec l'arrivée, à sa tête, d'un certain musicien et compositeur suisse.