L`Intermède
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C'EST SUR UN AIR DE JAZZ que se déploient les noirs et blancs de Weegee, actuellement exposés à l'International Center of Photography de New York. Cette même ville dont le photographe américain a scruté la nuit et ses affaires macabres entre 1935 et 1946, au moment de la Grande Dépression et de la Prohibition. À une époque de grande violence, Weegee devient en effet le reporter officieux de ces scandales de minuit, arpentant les rues de la grosse pomme, à l'affût de ce qu'elle a de plus sordide. Meurtres, accidents, arrestations, misère : le photographe montre tout, et greffe sur chaque image sa signature par un détail grinçant d'ironie ou une mise en scène sordide. Murder Is My Business, c'est le titre explicite de l'exposition.

Par Clara Pailharey

CHEVEUX LUISANTS et canotier immaculé que le violent flash du photographe fait briller dans la pénombre de la nuit, le corps inanimé d'un homme gît dans une mare de sang. Si Weggee, arrivé le premier sur les lieux du crime, n'avait pas déplacé l'homme sur le côté, la main pendante, et retourné son chapeau, le spectateur n'y aurait peut-être pas vu tout de suite un cadavre - et pas n'importe lequel : celui du gangster Dominick Didato. Ironie grinçante, l'homme s'est fait assassiner devant la devanture d'un restaurant, et Weegee laisse dans le cadre de son cliché les quatre premières lettres du mot inscrit sur le sol : "REST" ("repose"). Le décor est planté : Weegee a le goût - et le sens - de la mise en scène macabre.


Prince du crime

DANS UNE AUTRE IMAGE, Weegee, Arthur Fellig, Usher Fellig, International Center of Photography, Murder Is My Business,  crime, meurtre, New York, morbide, macabre, Anthony Esposito, Dominick Dinato, Irene Dunne, expositionla police et une foule de curieux se sont amassés autour du corps d'un automobiliste qui s'est écrasé sur un pilier et a pris feu. Au-dessus de leurs têtes, l'enseigne d'un cinéma annonce l'éblouissante Irene Dune dans Joy of Living. Si Weegee a la possibilité de jouer ainsi les chefs d'orchestre, c'est qu'à partir de 1938, il est le seul photographe à avoir le droit d'être branché sur la radio de la police. Ainsi, prévenu en même temps que les autorités à l'instant même où l'incident a lieu, il fonce au volant de sa Chevrolet, dans laquelle il passe ses nuits, l'oreille collée sur sa radio portative dans l'attente de l'annonce d'un fait divers sanglant à couvrir, et débarque le premier sur la scène du drame, lorsque le sang écoulé est encore chaud.

AVANT DE CONCLURE cet accord avec la police, Weegee avait déjà fait ses armes comme photographe indépendant pour la presse depuis 1935. Dans les années 1920, à l'âge de 24 ans, il avait été embauché par l'agence Acme Newspicture pour constituer un stock de photographies à destination de la presse quotidienne américaine, puis s'est vu offrir le poste de photographe à plein temps. Mais Weegee, qui plus tard gardera toujours une machine à écrire dans le coffre de la Chevrolet pour signer immédiatement ses photographies, ne supporte pas de ne pas être l'unique propriétaire de ses œuvres. C'est pourquoi il se met à son compte et élit domicile dans sa voiture aménagée en un véritable laboratoire photographique. Il part à la conquête de cette vie nocturne new-yorkaise qu'il aime tant, faite de scandales divers, du suicide à l'incendie en passant par l'homicide de sang froid. Sa journée de travail ne se termine qu'au petit jour, lorsqu'il se rend dans les différentes rédactions des journaux de New York, ses photographies à vendre à la main, et qu'il est sûr de faire la Une.

Plèbe new-yorkaise

MAIS POUR QU'IL Y AIT SCANDALE, il faut un public. Cette foule new-yorkaise amassée autour de l'objet de l'esclandre constitue, tout autant que le drame en lui-même, le sujet des photographies de Weegee. La jouissance du voyeurisme pitoyablement ordinaire se traduit avec un éclat particulier dans le regard illuminé de la petite fille de Their first murder (1941). Dans le cadre, la victime n'est pas visible, seuls les spectateurs de l'événement sont présents. Derrière la petite fille au regard fasciné qui se penche Weegee, Arthur Fellig, Usher Fellig, International Center of Photography, Murder Is My Business,  crime, meurtre, New York, morbide, macabre, Anthony Esposito, Dominick Dinato, Irene Dunne, expositionpour mieux voir son premier meurtre, une femme au visage crispé par la douleur s'évanouit. C'est la tante de la victime. Et est-ce ce frère qui, sourcils froncés et yeux fermés, traduisant ce qui paraît être une immense colère, semble tirer les cheveux de sa petite soeur pour l'empêcher de voir, ou pour mieux voir lui-même ? À côté, des enfants aux visages tantôt intrigués, tantôt meurtris, se sont précipités pour voir la scène. Un petit garçon blond et coiffé d'une houppette, au visage rieur et au sourire radieux, semble se jeter sous le flash éblouissant de l'appareil et réaliser ainsi le rêve d'être immortalisé par l'objectif.

CE PEUPLE NEW-YORKAIS, Weegee le regarde sous toutes ses coutures, dévoilant au grand public ses bas instincts mais aussi ses inégalités sociales les plus insupportables. Cette volonté très marquée chez le photographe de montrer la réalité dans sa nudité la plus impudente, et de transmettre au public une image la plus crue possible, aussi répugnante et indécente soit-elle, trouve peut-être son origine dans le rejet le plus total du judaïsme inflexible que préconise son rabbin de père et qui le fait fuir le cocon familial à l'âge de 18 ans. Pendant un an, Weegee erre dans les rues de la grosse pomme, jusqu'à ce qu’il décroche, en 1918, un premier poste dans le studio Ducket and Adler qui lui permet d'apprendre les techniques de la photographie.


Narcisse, ou le rêve américain

"THE CAMERA is a modern Aladdin’s lantern", dit Weegee ("La caméra est une lanterne d'Aladdin moderne"). Certes, l'artiste est parvenu, grâce à ce mystérieux talent, à faire de son appareil cet objet magique qui, comme il lui dit lui-même, "donne ce que l'on veut". Mais le génie de la lanterne que fut pour lui la photographie, lui permet également de réaliser, d'une certaine manière, son rêve américain. Chez Weegee, il prend la forme du cauchemar vivant, sorte de sublimation de la mort, dans laquelle il excelle. Car Usher Felling, de son vrai nom, est né dans une ville appartenant à l'ancien empire austro-hongrois et située aujourd'hui en Ukraine. Usher et sa famille fuient la montée de l’antisémitisme propre à ce début de XXème siècle européen et rejoignent le père de Weegee déjà installé aux États-Unis, cet eldorado qui promet d’oublier les origines au profit des talents personnels.

ET POUR QU'IL SE FONDE encore un peu plus dans la masse d'Américains et de migrants, les autorités de l'immigration américaine remplacent le nom Usher au profit d'Arthur, qui se rebaptise lui-même "Weegee". Ce ne sont d'ailleurs plus les autorités d'Ellis Island qui prennent en photo un enfant immigré pour l'enregistrer, mais Weegee lui-même qui se photographie, sourire malicieux, cigare aux lèvres,
l'appareil salvateur entre les mains dont il fait fonctionner le flash crépitant. Une forme Weegee, Arthur Fellig, Usher Fellig, International Center of Photography, Murder Is My Business,  crime, meurtre, New York, morbide, macabre, Anthony Esposito, Dominick Dinato, Irene Dunne, expositiond'ascension réussie, donc, sur ces terres où règne en maître le modèle du self-made man, dont ces multiples autoportraits sont peut-être la forme la plus achevée. En effet, Weegee s'immortalise tantôt en photographe, tantôt en truand : l'homme se fait ainsi lui-même, et prend la forme qu'il souhaite, au fils des instantanées.


L'art de s'auto-inventer

DANS WITH BOMB (1940), costard, cigare, canotier, main sur la hanche et sourcils froncés, il joue au détective. La reconstitution de sa chambre que l'exposition de l'International Center of Photography propose dans cette première salle, où jonchent sur le sol et les murs diverses brochures de journaux, photographies, mallettes, machines à écrire, et autres cartons qui débordent de toutes sortes de documents, pourrait également faire penser qu'il est en train de résoudre l’énigme d’une enquête épineuse. Une autre photographie, prise en 1942, le montre en train de signer une de ces images au moyen de sa machine à écrire dans son studio, c'est-à-dire le coffre de sa Chevrolet. Tout y est : sa boîte de cigares, ses énormes flashs, ses bottes en caoutchouc, et même le matériel pour développer ses photographies. Le cliché révèle la difficulté à définir le personnage : Weegee a beau être rémunéré pour une activité de journaliste photographe, il semble en même temps complice de la police qui lui permet, comme s'il était l'un des leurs, non seulement d’être branché sur leur radio mais de posséder également une sorte de badge qui lui permet de pénétrer dans les périmètres de sécurité délimités par les forces de l'ordre.

CES PASSE-DROITS délirants sont-ils des faveurs de la police pour répondre à la demande de l'époque d'un photojournalisme qui rend compte le plus fidèlement possible de la réalité ? Ou Weegee est-il d'une réelle aide pour la police, devenant une sorte de mémoire visuelle des événements ? Les journaux de l'époque en témoigne, associant son nom aux résolutions des affaires, le citant même parfois en gros titre. Le lecteur pourrait presque croire que le photographe a mené lui-même l'enquête. Mais certains détails ne trompent pas. Ainsi, lorsque le corps de William Hessler est retrouvé dans une malle, Weegee pose à côté du coffre pour la photographie de la police. Les policiers, ayant pensé que le corps recroquevillé dans la malle était une vision trop choquante pour le grand public, décident de ne publier que la photographie de la malle vide. Mais Weegee, frustré à l'idée de ne montrer qu'une des pièces à conviction, photographie le corps sorti de la malle qui a gardé la même position ramassée, si bien que l'on croirait qu'il est dans une malle invisible. Contre le bon goût et la morale, le photographie demeure celui qui veut montrer cette réalité sordide, à n'importe quel prix. Et devient ainsi l'un des précurseurs des photographies à sensation des tabloïds, avant d'être consacré par le Museum of Modern Art de New York qui, dès 1943, expose celui qui, quelques années encore auparavant, arrivait sur le territoire américain et ne s'appelait pas encore "Weegee".

Weegee, Arthur Fellig, Usher Fellig, International Center of Photography, Murder Is My Business,  crime, meurtre, New York, morbide, macabre, Anthony Esposito, Dominick Dinato, Irene Dunne, expositionCE PSEUDONYME serait un écho au "Ouija", jeu spirituel qui consiste à communiquer avec les esprits. Un clin d'oeil de celui qui, en arrivant sur le lieu du crime avant la police, donne l'impression qu'il sait l'heure et le lieu des événements avant même qu'ils ne se produisent. Weegee est partout, comme sur la série de photographies dans Autoportraits où le photographe, à qui le journal LIFE a demandé de rendre compte des différentes étapes d'une arrestation, se met en scène lui-même et joue au coupable. Magicien omnipotant, tour à tour victime, assassin, détective, journaliste, photographe, Weegee avait baptisé lui-même sa toute première exposition Murder Is My Business, y laissant un espace vide destiné "aux prochains meurtres". Un sens des affaires implacable.

C.P.
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à New York, le 02/04/2012

Weegee : Murder is my business
Jusqu'au 2 septembre 2012
International Center of Photography 

1133 Avenue of the Americas at 43rd Street
New York, NY 10036
Sam-Dim & Mar-Mer 10h-18h // Jeu-Ven 10h-20h
Tarif plein : $12 ; Tarif réduit : $8
Rens. : 212.857.0000


 




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Crédits photos : © Weegee/International Center of Photography