Compte rendu de colloque :
La guerre dessinée - Guerres et totalitarismes en bande dessinée
En juin dernier, la bande-dessinée était à l'honneur au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. Organisé par l'équipe de recherche sur les littératures, les imaginaires et les sociétés de l'Université de Caen Basse-Normandie, en association avec le Centre d'Etudes sur les littératures et la sociopoétique de l'Université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand), le colloque La guerre dessinée : Guerres et totalitarismes dans la bande-dessinée a réuni chercheurs, professionnels et passionnés de différents pays et horizons culturels. Présidée par Benoît Mitaine (Université de Caen, Basse-Normandie) et Viviane Alary (Université Blaise Pascal), la première table ronde a défini l'orientation des journées d'études selon quatre axes : la représentation des conflits armés dans l'histoire des livres illustrés et de la bande-dessinée, la présence et les fonctions du discours testimonial dans les romans graphiques traitant de la guerre et des totalitarismes, l'émergence d'une pratique éditoriale à la fois "fabrique et miroir des imaginaires nationaux", et l'agencement et les formes de l'engagement idéologique dans les images fixes et séquentielles. Un programme qui s'adressait tant aux férus du neuvième art qu'aux néophytes.
Michel Porret, professeur d'histoire moderne à l'Université de Genève, propose ainsi une analyse de l'imaginaire totalitaire dans la bande-dessinée francophone après la Seconde Guerre mondiale. Prolongement d'une de ses plus récentes publications, son exposé insiste sur l'influence que le contexte socio-historique du XXe siècle - en tant qu' "
âge des extrêmes" marqué par l'expérience des dictatures contre le libéralisme de l'Etat de droit - a eu sur la BD. "
Production massive" à la fois réaliste et caricaturale, celle-ci ne cesse en effet de faire écho aux prémisses et aux conséquences de la guerre dans de nombreux albums. Du récit d'un Anschluss raté dans
Le Sceptre d'Ottokar (1939) à l'illustration de la Guerre froide dans
L'Affaire Tournesol (1956), Hergé, pour ne citer que lui, dessine non sans ironie les caractéristiques des nouveaux régimes totalitaires : culte du chef, parti unique, idéologie d'Etat, propagande, mobilisation des masses, appareil policier et militaire comme matrice du régime, élimination de l'ennemi, quête de l'espace vital et idéologie raciale. Porret cite encore les œuvres d'Eddy Paape, Edgar P. Jacobs, Jacques Lob ou encore Chantal Montellier. Exotisme danubien, terrorisme d'état, projets bellicistes, les régimes autoritaires à la Staline ou Mussolini offrent ainsi le cadre manichéen de la quête du bien du héros démocratique - qu'il soit globe-trotter, détective ou encore journaliste. A ces références, viennent s'ajouter d'autres exemples choisis par Pierre Fresnault-Deruelle (Université de Paris 1) et Philippe Marion (Université catholique de Louvain la Neuve) qui s'intéressent, quant à eux, à la dimension intrinsèquement diégétique de tout langage de propagande et à la possibilité d'évaluer les enjeux de ce discours à la lumière d'une littérature de genre.
La bande-dessinée, à l'instar d'autres courants artistiques majeurs, a cherché à créer un univers narratif compatible avec le contexte socioculturel dont elle se fait l'expression ; mais son statut ontologiquement hybride a pu être aussi un obstacle lorsqu'il s'agit de reconnaître ses potentialités, tant sur le plan du langage formel et graphique, que sur celui de sa valeur documentaire. C'est la question qui occupe Yan Schubert, spécialiste de l'Allemagne et auteur d’un certain nombre d'essais sur la photographie comme source d'enquête historique, lorsqu'il aborde la question du génocide juif. Lui aussi inscrit son travail dans une perspective comparatiste qui relève de l'histoire culturelle des représentations. Ainsi, tout en essayant de comprendre comment la bande-dessinée s'est emparée des images véhiculées par les films et les récits produits après 1945, Yan Schubert met en évidence les limites de ces supports, garants illusoires d'une prétendue authenticité.
Sur ce point interviennent aussi Jacques Samson, ancien membre de la rédaction de
Neuvième Art (Angoulême), et Paul Gravett, écrivain et commissaire d'exposition basé à Londres. Le premier le fait sous la forme d'un entretien avec Emmanuel Guibert. Storyboarder et illustrateur, celui-ci débute sa carrière en 1992 avec
Brune (Albin Michel), une bande-dessinée qui retrace la montée au pouvoir d'Hitler et du parti national-socialiste dans l'Europe des années 1930. Suivront des publications dans la revue
Lapin, puis en 1997 une collaboration avec Joann Sfar qui le fera connaître auprès du grand public. Dès lors, Emmanuel Guibert s'est maintes fois distingué, notamment avec les séries
La Guerre d'Alan (L'Association) et
Le Photographe (Dupuis). C'est surtout sur ces deux ouvrages qu'il concentre son attention, lorsqu'il s’agit de raconter son métier et ses projets les plus récents. Ensemble de souvenirs d'un soldat américain débarqué en Europe en 1945, la première série est née d'une rencontre fortuite, celle du dessinateur et d'Alan Ingram Cope sur l'île de Ré. A la manière d'un reportage journalistique ou d'un film documentaire, Guibert s'approprie l'histoire d'Alan, avec lequel il tisse un lien profond au fil des années, pour
transmettre une sorte de "
témoignage par procuration". Réalisé en collaboration avec Frédéric Lemercier,
Le Photographe, quant à lui, est le récit des voyages en Afghanistan de Didier Lefèvre, reporter photographe, voisin d'immeuble et ami de Guibert. Questionné sur ces textes, non seulement par son interlocuteur, mais aussi par les élèves d'une classe de collège invités spécialement pour l'occasion, le dessinateur navigue entre quotidien professionnel et anecdotes plus intimes.
Paul Gravett, de son côté, se focalise sur la production de Joe Sacco, touchant à des problématiques qui trouveront des échos lors de la deuxième journée du colloque. Ainsi, l'alliance de l'autobiographie et du journalisme au sein d'un même récit graphique interroge la notion de "
reportage subjectif" et la place du témoignage, oculaire ou de deuxième génération, dans le processus de reconstitution d'un événement traumatique. Illustrant cette dernière catégorie, Antonio Altarriba, professeur de littérature française à l'Université du Pays Basque et scénariste de
El arte de volar (De Ponent), livre la genèse de cet album. Déchiré par la douleur et le sentiment de culpabilité, à la suite du suicide de son père en 2001, il décide de reparcourir, en mots et en images, la vie de cet ancien anarchiste, dont la participation à la guerre civile espagnole lui valut d'être enfermé dans un camp de concentration dans le sud de la France. Au cœur du discours d'Altarriba, trois questions dominent : comment fonctionne une activité créatrice, quelle qu'elle soit, lorsqu'on se retrouve en état de choc émotionnel ? Comment faire passer en images une intimité qui, tout en étant proche, ne nous appartient pas ? Comment gérer au mieux l'organisation d'un récit qui oscille entre les exigences documentaires et la métaphore visuelle ?
S'il n'existe pas de réponse définitive à ces interrogations, on ne peut pour autant s'empêcher de les reformuler dans la tentative d'en faire surgir des pistes de réflexion inédites, ce que font, chacun dans son domaine, Vincent Marie (Université Paul Valéry, Montpellier III), Renée Dickason (Université de Caen, Basse-Normandie) et Danielle Corrado (Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand). Il en va de même pour Philippe Videlier (CNRS) et Lucia Miranda Morla (Universidad Autonoma de Madrid) qui suggèrent un léger détour, passant respectivement par la production de "
petits formats" à Lyon dès la Deuxième Guerre mondiale, et par les représentations de la dictature salazariste dans les bande-
dessinées de Miguel Rocha. Si Mariella Colin (Université de Caen, Basse-Normandie) propose d'explorer l'imaginaire de la guerre d'Espagne vue par la bande-dessinée italienne pendant le fascisme, Antonio Martín (Universidad Complutense, Madrid), quant à lui, partage sa passion de collectionneur et son expérience d'éditeur, tout deux s'appuyant sur des documents d'archives.
Qu'elle soit vecteur de l'idéologie du régime ou qu'elle permette au contraire d'opposer une résistance face à la propagande des systèmes totalitaires - ce que développera Guy Abel (Université Stendhal, Grenoble) dans son analyse de
Los Guerilleros, envisagé aujourd'hui comme l'avatar espagnol d'Astérix -, la BD suscite un débat animé qui reprend lorsque Benoît Peeters s'apprête à décortiquer certains des épisodes des Aventures de Tintin. Essayiste, biographe, romancier, scénariste, réalisateur, Peeters se concentre sur les années du
Petit Vingtième et interroge les liens existants entre vicissitudes individuelles et histoire collective, passant du commentaire de planches à des considérations plus personnelles qui relèvent d'un travail approfondi sur la genèse des textes. Il évoque, entre autres, les premiers dessins d'Hergé, directement inspirés, d'abord, par les récits entendus à l'école catholique où il a grandi, ensuite, par la révolution bolchevique et les difficultés de l'occupation allemande à Bruxelles pendant la guerre de 1914. Si le Belge ne traite jamais de ce traumatisme dans Tintin, dès le premier album il se sert néanmoins de la bande-dessinée comme d'un medium de "
politique par l'image". En témoigne notamment la scène des élections truquées et la visite d'une usine Potemkine dans
Tintin au pays des Soviets (1929). Convaincu qu'il est possible de parler de la guerre aux enfants, sans devoir simplifier son propos - preuve en est le discours tenu par le responsable japonais lors d'une assemblée de la Société des Nations dans
Le Lotus bleu (1936) -, Hergé livre à son public une représentation complexe du totalitarisme et des conflits qui marquent le XXe siècle, déjouant les discours de propagande par l'absurde et le cocasse.
Personnage incontournable de la bande-dessinée belge, le jeune reporter à la houppe fera encore l'objet d’une étude, linguistique cette fois-ci, menée par Manuel Meune (Université de Montréal). Spécialiste du francoprovençal dans sa variante bressane, il a déjà traduit de nombreux albums, parmi lesquels
Les bijoux de la Castafiore. En effet, décontextualisée, l'œuvre d'Hergé devient le lieu d'une guerre "
à distance" qui mettrait aux prises, non pas des hommes, mais des idiomes "
dominants" et "
dominés". Ainsi, à une époque où l'identité est un nouveau Graal, le mythe Tintin prend le pas sur l'histoire au point d'en effacer la tenue, malgré tout "
devoir de mémoire".
C'est à Viviane Alary que revient le dernier temps de parole évoquant un ultime album,
Soy mi sueño des Espagnols Pablo Auladell, représentant d'une nouvelle génération de jeunes illustrateurs, et Felipe Hernández Cava, membre du collectif
El Cubri et co-directeur de la revue
Madriz. Récit graphique aux ambiances oniriques, cette œuvre se détourne de la guerre civile, abondamment traitée dans d'autres travaux de ces auteurs, pour se concentrer sur la Crimée des années 1940, conquise et dévastée tour à tour par les deux puissances nazie et soviétique. Si la qualité et la précision des reconstitutions historiques confèrent au récit une valeur documentaire indéniable, son intérêt se situe plutôt sur le plan de la narration : "
Le parti pris est celui d'une vision subjective et hallucinée émanant d'une instance discursive duelle improbable où la parole de la victime fait advenir celle du bourreau."