Peu de bruit pour beaucoup
A l'occasion de la deuxième édition du festival Ciné-droit, la faculté Jean Monnet de l'université Paris Sud XI, la mairie de Sceaux et le cinéma Le Trianon ont renouvelé leur collaboration du 26 au 28 mars dernier, pour trois journées consacrées au thème de "La censure". Encouragée par le succès de la première édition, Nathalie Goedert, Maître de conférences et chargée des affaires culturelles de la Faculté de droit Jean Monnet, ranime le dialogue entre la ville et l'université en mariant colloque, projections de films et débats. Sous la présidence du réalisateur Yves Boisset, et avec la participation du journaliste Edwy Plenel, directeur de la rédaction du site Mediapart, le festival Ciné-droit 2010 a nourrit une approche croisée des réalités de la censure au passé et au présent.
Sujet épineux s'il en est, la censure reste
une réalité dans de nombreux pays du monde, au premier rang desquels figurent la Chine, la Russie ou l'Iran, pour n'en citer que les exemples les plus visibles. Mais il ne faudrait pas croire qu'elle s'arrête à nos portes. Plus pernicieux, d'autres vetos continuent d'être opposés dans les sociétés prétendûment plus démocratiques. Jérôme Fromageau, doyen de la Faculté Jean Monnet, rappelle, dans son discours d'ouverture, quelques faits récents à interroger, tels que l'interdiction de l'exposition
Présumés innocents à Bordeaux en juin 2009 (1) ou les agressions et menaces dont peuvent être victimes certains artistes, comme la dramaturge d'origine algérienne, Rayhana. La question de la censure en tant que telle est relativement neuve et recoupe des formes d'interpositions très diverses, allant de la violence physique à l'assèchement économique, en passant par la mise en place de lois. Les sujets censurés ont changé et le concept même de censure a considérablement évolué du fait de la liberté d’expression. Du devoir de réserve, du corporatisme, et de la revendication d'une déontologie à l'autocensure, il n'y a parfois qu'un pas. Ainsi que le rappelle Jérôme Fromageau, la censure ne peut être interrogée qu'à partir de la liberté, et suppose de démêler l'écheveau d'enjeux affectifs et scientifiques.
"Censure et libertés : atteinte ou protection ?"
Seuls des contextes particuliers, soigneusement définis, semblent pouvoir justifier l'idée d'une censure aux vertus protectrices. Le cas le plus saisissant reste sans doute celui de la société militaire au sein de laquelle le devoir de réserve conserve une fonction cardinale. Jean Dufourcq, contre-amiral 2S, chercheur à l'Ecole militaire et rédacteur en chef de la revue
Défense nationale, revient sur sa signification, ses implications, et sa réception. Le silence, l'absence de débat entre l'armée et les civils suscitent une impression de censure virulente et qui reste inexpliquée auprès de l'opinion publique. Jean Dufourcq souligne que le devoir de réserve se confond généralement avec le principe de discipline auquel doit répondre le soldat. Le métier militaire repose, par essence, sur une obéissance "
sans hésitation ni murmure". Cette retenue de l'armée à l'égard de l'expression publique, qui peut être difficile à comprendre, procède d'un triptyque de nécessités : ne pas trahir publiquement des secrets de défense nationale ; ne pas énoncer d'attaques personnelles,
ad hominem ; enfin, ne pas engager la crédibilité de l'autorité militaire.
Le soldat surveille donc sa parole et n'est autorisé à porter de jugement que sur sa propre responsabilité. Cette autocensure est entretenue aujourd'hui par deux facteurs : la complexité des situations stratégiques dans lesquelles s'investit l'armée, pour lesquelles le public ne semble pas faire montre d'un grand appétit, et, sans doute, une rémanence des idées de discipline et de loyauté. Il y a pourtant de moins en moins de secrets militaires qui restent vérouillés dans notre société de l'information, et l'on observe une progressive libération de la parole militaire dans les circuits numériques (2). Cet affranchissement partiel mais salvateur répond à la réflexion du Maréchal Foch dans ses
Principes de la guerre (1903) : "
Etre discipliné, ne veut pas dire en effet (…) qu'on ne commet pas de désordre ; (…). Etre discipliné ne veut pas dire encore se taire, s'abstenir ". En 1973, Yves Boisset réalise
RAS, provoquant,
une fois de plus, la controverse (3). Le film dénonce les méthodes de guerre de l'armée française qui, en 1956, peine à endiguer l'insurrection algérienne. Le représentant du Ministère des Armées à la censure s'oppose à sa sortie. Il sera finalement projeté amputé de plusieurs passages, dont une scène de gégène et une scène de "corvée de bois". Accusé de raviver le problème de conscience que la guerre d'Algérie n'a cessé de poser aux Français, le long-métrage de Boisset aura donc été censuré, puis interdit au moins de 16 ans lors de sa sortie en salle. Aujourd'hui encore, le film demeure presque introuvable.
Mais il est une autre institution où la protection du secret est fondamentale : la justice. Jean-Pierre Bonthoux, magistrat et professeur associé à l'Université Paris XI, interroge le paradoxe de l'institution judiciaire qui, bien que chargée de faire jaillir la lumière de la vérité, s'abrite parfois à l'ombre de la "censure". Le rapport juridique entre la vérité et la censure est double, à la fois éthique et fonctionnel. Ethique car il s'agit de protéger la parole des justiciables. Fonctionnel car le secret, garantie d'un certain équilibre entre les parties, sert les intérêts mêmes de ceux qui participent à une procédure. Le système juridique s'inscrit donc dans une longue tradition de silences. Sans compter que la vérité se trouve parfois dans ce non-dit même car, ainsi que l'écrit André Malraux dans ses
Antimémoires : "
La vérité d'un homme c'est d'abord ce qu'il cache". Mais, de ce secret "
phasé et pluriel" de l'instruction, Jean-Pierre Bonthoux conclut qu'il ne reste guère que des vestiges. De nos jours, en effet, le secret judiciaire vole en éclat : quand ce ne sont pas les journalistes qui ne se cachent plus de s'être procurés eux-mêmes les procès verbaux directement à la source, ce sont les victimes ou les enquêteurs qui désirent un retentissement médiatique. Le secret du délibéré demeure, ainsi que le huis clos, quoiqu'il se mette à céder, lui aussi, sous la pression publicitaire et la présomption d'innocence pour les personnes entravées, menottées, qu'il est interdit de filmer ou de photographier. Ces digues juridiques sur l'indiscrétion sont donc en train de reculer, à l'exception des affaires concernant les mineurs pour lesquelles la presse respecte encore généralement le consensus. Mais aujourd'hui, le secret privé devient la charge du seul individu et la censure a changé de camp. Elle n'est plus interne au système, mais extérieure à lui.
En outre, les médias ne sont pas exempts de la censure. Laurent Sourisseau, directeur de rédaction et dessinateur à
Charlie Hebdo, en distingue trois formes : une censure politique (l'interdiction du journal
Hara-kiri en 1970 par exemple) ; une censure privée, lorsque des associations militantes multiplient les poursuites en justice dans le but implicite d'affaiblir économiquement la rédaction ; une censure franchement économique, enfin, lorsque les annonceurs font pression pour orienter les publications. Si chacun s'accorde sur le fait qu'il n'y a pas en France de censure d'Etat organisée au sens fort, le journaliste Philippe Cohen, rédacteur en chef de la version internet du journal
Marianne, dénonce, lui, une "
censure des esprits", des mots et une banalisation de la
reductio ad hitlerum, c'est-à-dire l'habitude de renvoyer à un personnage négatif du passé
pour discréditer un adversaire, empêchant le débat de fond. C'est peut-être en termes d'autocensure que la presse peut, à certains égards, se définir. La reporter et dessinatrice d'audience, Noëlle Herrenschmidt, explique qu'elle ne s'autorise pas à tout dessiner car il s'agit, avant tout, de veiller à ne pas "
dire des choses qui ne nous appartiennent pas". C'est donc une position déontologique qu'il s’agit de tenir. En tant que dessinatrice et non pas chroniqueuse judiciaire, elle doit limiter son travail à ce qu'elle ressent. Dans un monde médiatique où la critique passe bien souvent pour de la délation, et où la hiérarchie des informations court le risque de ressortir à la corruption, chacun cherche des solutions pour parvenir à concilier le respect de la règle commune et l'engagement professionnel personnel.
Zone interdite : censure et religion
Les institutions religieuses ont été, et sont toujours, à l'origine de censures. D'une part, rares sont les enseignements religieux qui ne mentionnent pas quelques interdits ; ceux de la Bible quant à l'image ont soulevé les plus grands conflits. Au "
Tu ne te feras point d'image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. Tu ne te prosterneras point devant elles, et tu ne les serviras point" (
Exode, 20,4,6) ont pourtant succédé de nombreuses icônes. Parcourant les épisodes essentiels de l'histoire de l'iconoclasme, Stéphane Boiron, historien du droit et professeur à l'Université Paris-Sud XI, rappelle que ce terme signifie littéralement "
briseur d'images". De l'empereur Léon III, premier iconoclaste à être désigné comme tel sous l'empire Byzantin, à Calvin, la destruction de l'image au nom de l'unicité de Dieu aura de nombreux acteurs et hérauts à travers les siècles (4). Quoique l'interdiction de l'idolâtrie vaille aussi dans le judaïsme, l'image a joué un rôle considérable dans la liturgie synagogale et la foi juive. Quant à la tradition islamique, bien que les hadiths, paroles attribuées au prophète, rejettent clairement les représentations, le Coran n'énonce aucune condamnation formelle à l'encontre des images.
Le geste iconoclaste vise à entériner physiquement la séparation entre le profane et le sacré, et doit ainsi être distingué du vandalisme. C'est ce seuil que franchit Jean-Luc Godard avec
Je vous salue Marie en 1985, transposition du récit de la Nativité dans la société contemporaine. Le sujet, et peut-être la nudité pourtant filmée sans étalage du film, ont provoqué scandale et levée de boucliers chez certains catholiques. Le film sera censuré en France et à l'étranger. Mais les images ne sont pas seules à proliférer, et les ouvrages imprimés alarment également la papauté dès le XVIe siècle. La centralisation administrative et un resserrement doctrinal autour de la personne du souverain pontife ont donné naissance à une censure ecclésiastique systématique. Historien du droit et professeur à l'Université Paris-Sud XI, François Jankowiak évoque une institution majeure de la censure :
l'Index librorum prohibitorum, que Zola qualifie bien plus tard d'"
imbécile et vain". La Congrégation de l'Index, instituée en 1571 et rattachée au Saint Office, a pour mission essentielle l'expurgation des livres. Théologie
naturelle, droit canonique, éthique, tombent sous le coup de son verdict. S'il veut éviter la censure, l'auteur doit procéder aux corrections attendues. Pourtant, même lorsque les auteurs acceptent des remaniements de leur texte, comme ce fut le cas de Machiavel, la censure ne se trouve pas nécessairement levée sur l'œuvre. L'institution est officiellement supprimée en 1966 mais reste moralement engageante et conserve une force de loi ecclésiastique.
En matière de censure, la tradition musulmane diffère quelque peu des dogmes judéo-chrétiens. Tareq Oubrou, théologien et Recteur de la mosquée de Bordeaux, souligne à ce propos une divergence d’epistémè : l'épiphanie du Dieu de l'islam est une révélation à distance. Dieu ne se révèle pas, il révèle par le texte. Mais, par ce que le théologien appelle une sorte d'"
autocensure de Dieu", le texte ne dit pas tout. Quelque chose de l'ordre du mystère reste toujours à découvrir. L'arbre interdit n'est donc pas celui de la connaissance, celle-ci étant, au contraire, encouragée. Même le mal doit être connu, afin d'être évité. Absence d'institution centralisée, savoir universalisé en chaque croyant manifestant un esprit de recherche, l'orthodoxie de l'islam peut, en ce sens, être dite "
extensive". Pour être plus univoque que le texte, l'image est écartée, moins par une interdiction prescriptive que préventive. Quant au texte, non seulement son interprétation est autorisée, mais on considère qu'elle enrichit la religion. Cette capacité à digérer toutes les divergences caractérise surtout l'Islam du Moyen Age. La censure qui sévit aujourd'hui dans le monde musulman semble être proportionnelle à la vulnérabilité ressentie par le corps religieux et certains croyants. Cette négociation permanente entre noyau sacré et ouverture à l'universel, cette libre interrogation de la norme, pour s'être taries, n'en marquent pas moins profondément la spiritualité musulmane.
"Adieu à la ménagerie": Censure et création artistique
Combien d'artistes auraient pu se retirer, comme le fit Alfred de Musset sous la censure grandissante de Louis Philippe, et prononcer cet "
adieu à la ménagerie, et pour longtemps" ? Au temps de Musset, l'ensemble des droits exclusifs attachés à l'œuvre artistique et littéraire, ce que l'on appelle aujourd'hui la propriété intellectuelle, en est à ses balbutiements juridiques. La législation en la matière a peu varié et compose depuis longtemps avec une infraction particulière, celle de l'atteinte aux bonnes mœurs. Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Guy de Maupassant, Jules Barbey d'Aurévilly... autant de grands noms dont les œuvres ont été accusées d'y faire entorse. André Laingui, historien du droit et professeur émérite à l'Université Paris II, rappelle toutefois que les quelque deux mille livres, censurés entre 1819 et 1995, appartiennent essentiellement à une littérature pornographique et libertine. Puni d’une amende, l'outrage aux bonnes mœurs pouvait entraîner une peine d’emprisonnement d'une durée d’un mois à un an. La loi n'abandonne la référence religieuse qu'en 1881, et l'outrage aux bonnes mœurs ne disparaît du Code pénal qu'en 1985. L'accès à toute littérature susceptible de délivrer un message pornographique reste interdit aux mineurs.
Alors qu'il s'agissait là de censure au caractère contingent, dans les théâtres français du XIXe siècle se pratique une censure administrative. Jérôme Fromageau, membre du CECOJI (5) et historien du droit, souligne que la censure était alors la règle et par ailleurs n'était pas a posteriori mais préalable. La révolution française a libéré une expression spectaculaire telle que surgissent très rapidement des raisons de la juguler. Aussi, "
l'artiste était[-il] amené à s'autocensurer, quand il ne négociait pas son livret avec le censeur", résume Jérôme Fromageau. La commission de censeurs, composée d'abord d'hommes de lettres, d'académiciens, puis, à partir de 1835, de fonctionnaires, exerce une censure aussi bien politique, religieuse, que relative aux mœurs. Tragédies, vaudevilles, comédies, tout y passe, car le théâtre français doit être garant et représentant de la bonne société. C'est pour avoir pris conscience du pouvoir exercé par le théâtre sur les esprits que le régime mène de front censure et monopole.
Les mêmes procédés ont refait surface plus récemment. Dans son documentaire
Bibliothèque sous influence (1999) (6), projeté dans le cadre du festival Ciné-droit, Eric Pittard raconte comment la petite municipalité de Marignane, remportée aux élections régionales par le parti du Front National quatre années auparavant, voit sa bibliothèque gangrenée par une idéologie de plus en plus radicale. Martine Pichon, qui en était alors la directrice, revient sur les mécanismes d'une censure inavouable. Bons de commandes barrés, récupération d'une rallonge
budgétaire pour des commandes non émises par les professionnels de la bibliothèque, refus d'acquérir certains ouvrages, instauration forcée d'un comité de lecture… Conscients du pouvoir des livres, les élus du Front National œuvrent à établir un nouveau paysage mental.
Aux côtés de la censure du théâtre et de la littérature doit être mentionnée celle d'un art plus récent, le cinéma. De même que le théâtre du XIXe doit être la vitrine de la haute société, le cinéma se doit de jouer un rôle promotionnel, en portant la voix de la France dans le monde. Laurent Garreau, historien du cinéma, évoque à ce propos le second volet de la censure préalable : le système des visas d'exploitation, dont l'exercice repose en première instance sur la protection de l'enfance, répond aussi au souci de voir rayonner la France hors de ses frontières. Ce faisant, la notion de patriotisme prend un sens nouveau. Jusqu'au début de la guerre froide, les films au parti pris notoirement socialiste bénéficient d'une clémence acquise. Mais ni Eli Lotar ni Jacques Prévert, ou encore Henri-Georges Clouzot, n'échappent à l'épuration communiste. Le regard de l'étranger compte trop pour que
Le Corbeau, réalisé par Clouzot en 1943, et
Aubervilliers, réalisé par Lotar en 1945, obtiennent l'autorisation d'être projetés. Inspiré d'un fait divers des années 1920, le film de Clouzot cumule les tares aux yeux de la tendance politique majoritaire de l'époque : un héros ne fréquentant pas l'Eglise, une jeune fille s'éprenant d’un médecin, des pouvoirs publics couverts de ridicule, mais surtout une peinture adroite et subtile de la délation auront condamné l'œuvre à l'interdiction de diffusion. Loin du réalisme socialiste tant prisé, la lucidité de Clouzot lui vaut la haine du pouvoir politique aussi bien que des religieux. Dix ans plus tard, ce corporatisme d'un cinéma français qui défend benoîtement une image pré-pensée auprès des citoyens et du monde, frappe à nouveau. En 1953, la commission de contrôle refuse son visa au court-métrage d’Alain Resnais,
Les statues meurent aussi. Commandé par le collectif "Présence africaine", le documentaire véhicule un discours anticolonialiste, dénonçant un dialogue culturel vicié par des mécanismes d’oppression et d'acculturation. La relation entretenue par l'Occident avec la civilisation africaine est en train de ruiner l'"
art nègre", ce que peu osent dire alors.
Mais le cinéma français n'est pas seul en Europe à subir les effets de la censure ; l'Italie fasciste tire les mêmes ficelles. Lorenza André, spécialiste du cinéma italien, évoque ces années troubles durant lesquelles le pouvoir mussolinien, conscient du fait que le cinéma est un moyen opportun pour manipuler les masses, favorise une certaine production cinématographique, documentaires de propagande et autres films en costume, exaltant la gloire nationale. Pourtant, l'intelligence et la finesse d'un Visconti préservent son subversif
Ossessione, œuvre néo-réaliste majeure de 1942, des griffes de la censure.
Le censeur, le juge et le citoyen
Agnès Tricoire, avocate et membre de l'Observatoire de la liberté de création, éclaircit les termes mêmes qui sous-tendent la question de la censure. Il faut pour cela faire retour à Emmanuel Kant et à la distinction que propose le philosophe entre jugement de goût et jugement de droit. L'acte de juger, qu'il s’agisse d’un exercice critique - jugement de goût - ou pratique - jugement de droit -, doit être argumenté. Les œuvres artistiques, comme finalités sans fins, comme créations qui n'ont à être ni utiles ni
utilisées, ont à cet égard un statut particulier. Or, la censure postule précisément que l'œuvre n’est jamais une finalité sans fins, mais qu'elle exerce une influence définie qu'il faut ou non prévenir. La France connaît deux acteurs de la censure
proprio sensu qui se prêtent tous deux à la confusion entre le jugement de goût et le jugement évaluatif : le Conseil d’Etat et les associations. Agnès Tricoire défend l'idée que tous deux disposent bien souvent du principe de la protection de l’enfance comme d'un prétexte, faisant fi, par là-même, d'un autre paramètre que celui du donné immédiat, celui de l'intention de l'auteur. C'est cette impasse faite à l'intention d'auteur qui a sans doute conduit à la censure polémique, l'interdiction au moins de 18 ans, du film de Koji Wakamatsu,
Quand l’embryon part braconner (1966), également projeté dans le cadre du festival. Le film, violente critique de la société japonaise, a été censuré pour un contenu érotique que certains lui récusent.
C'est l'occasion pour Sylvie Hubac et Isabelle Parion, respectivement Présidente de la Commission de classification des films et deuxième suppléante, de revenir sur le mode de fonctionnement de cette instance consultative. Exception européenne parce que mono-média, la Commission dépend du Ministère de la Culture et se compose de vingt-huit membres, rassemblant experts de la jeunesse et professionnels du cinéma. Il s'agit avant tout de protéger le jeune public des "
effets indésirables" (7) de certaines œuvres cinématographiques. Si elle ne peut exiger de coupes ou demander de modifications, la Commission n'en soumet pas moins un avis - avertissement, interdiction à une certaine tranche d’âges… - qui aura des conséquences très importantes sur la vie du film, à commencer par des conséquences économiques. Mattias Guyomar, Maître des requêtes au Conseil d’Etat, rappelle enfin que la Commission se prononce aujourd'hui sur la base de deux critères objectifs : les scènes de sexe non simulées et les scènes de grande violence. Deux remarques importantes ont toutefois été formulées dans la perspective d’une amélioration du travail de la Commission, deux paramètres auxquels il faut prêter attention : le retard de la France en matière d’éducation de l’enfant à l’image - comment gérer l’image ? - et la banalisation de l'interdiction au moins de 18 ans, accompagnée d'un retour du vocabulaire de l’ancienne censure.
"Libres sauf…"
D'aucuns diront que la censure relève toujours en dernière instance de l'opinion. Il est alors bon de rappeler le mot de Robert Ezra Park : "
Ce ne sont pas les opinions qui font l'opinion, ce sont les faits et l'information". C'est à partir de ce constat qu'Edwy Plenel, journaliste, directeur et fondateur de Mediapart, conclut le festival, laissant l'auditoire à une autre réflexion. Selon lui, l'information journalistique, aujourd'hui, connaît son lot de censure. Cette dernière ne bannit plus, elle affadit les conditions de production de l'information. Il affirme que le journaliste, dont la tâche est de traiter des vérités de faits et non des vérités d’opinions (préjugés, croyances, et autres convictions personnelles), se voit contraint de composer avec des rouages culturels et démocratiques lourds de leur ancienneté. Edwy Plenel remarque que la politique française résiste mal à la tentation d'orchestrer l'information, autrement dit de faire taire la nouvelle à l'instant où l'évènement advient pour la
réinjecter dans l'actualité à un moment plus propice. Trois mécanismes sont à l'oeuvre : la maîtrise de l'agenda informationnel, précédemment décrit ; la culture du zapping, ou comment fonctionner à l'oubli ; la fiction idéologique.
Pour ne pas laisser envahir la fameuse restriction de la loi sur la liberté d'expression - "
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi", art. 11,
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 - Edwy Plenel avance qu'il faut retrouver, au-delà de la loi, une autre arme démocratique, celle du débat, du dialogue. Il s'agit véritablement de considérer la démocratie comme un "écosystème" dont il convient de repenser le jeu de forces. Il semble donc que la presse, l'art, la politique et la religion, n'aient pas fini de se débattre avec leur vieux démon, car, organisée ou insidieuse, la censure n'a pas dit son dernier mot. C'est en tout cas ce que montre bien
Les chats persans, drame censuré en 2009 au pays du réalisateur iranien Bahman Ghobadi, comme un écho à ces paroles : "
Si l'on chante en sous-sol, le son ne dépassera pas le sol".