L`Intermède
Journée d'études : 
La bande dessinée, entre héritage et révolution numérique

Alors que l'évolution du numérique pose de nouvelles questions à l'objet livre, la bande dessinée se constitue un patrimoine tout en réinventant ses formats et son public. En collaboration avec la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, la BnF a organisé le mardi 5 octobre une journée d'études consacrée au Neuvième Art. De nombreux chercheurs et professionnels y ont présenté une série d'initiatives culturelles autour de la bande dessinée, et réfléchi à la façon de l'appréhender aujourd'hui en tant qu'objet culturel, au sein des institutions et dans le contexte des nouvelles technologies.

journée d`études, bnf, bande dessinée etre héritage et révolution nmérique, Tif et Tondu, Tintin, Batman, Archi et bande dessinée,Cent pour cent bande dessinée, expositionComme le rappelle Gilles Ciment, directeur de la Cité internationale de la bande dessinée et de l'image, "connaître, comprendre et même exercer la bande dessinée aujourd'hui ne peut se faire sans la connaissance de la bande dessinée passée". Ce à quoi pallient Bruno Racine, président de la BnF, et Olivier Piffault, qui préside la rencontre, en replaçant cet atelier du livre dans le contexte d'un regain d'intérêt pour le genre et son devenir. Car, longtemps, la bande dessinée n'a eu aucun souci de sa propre mémoire en Europe ; ce n'est que depuis une quarantaine d'années que les efforts de conservation de ce mode d'expression à l'origine éphémère, consommé dans des revues disparues ou s'entassant dans les réserves des librairies, apparaissent. Et le défi est de taille, au regard de l’accélération exponentielle des publications : il y a eu autant de bandes dessinées éditées au cours des 365 derniers jours à travers le globe que pendant les années 1970-1975.

Parmi les signes de reconnaissance publique de la bande dessinée au cours des dernières années, l'accession au statut de médium à part entière au Centre de Littérature pour la jeunesse, en janvier 2008. Martin Zeller effectue également un travail de conservation du patrimoine avec les œuvres franco-belges pour les éditions Dupuis afin d' "exhumer du matériel (en partie) oublié". Il travaille notamment sur les intégrales comme un moyen de faire connaître à nouveau les bandes dessinées fondatrices, à l'instar de Tif et Tondu de Fernand Dineur (1938, réédité en 2010) ou de Buck Danny de Jean-Michel Charlier et Victor Hubinon (1947, réédité en 2010). Dans cet effort de constitution d'un patrimoine bédéique, les expositions font accéder à son histoire en présentant les planches d'œuvres majeures. La BnF avait ainsi donné à la bande dessinée un nouveau statut en 2000, comme le rappelle Olivier Piffault, en l'exposant sur le site François Mitterrand.

Des personnages grandeur nature
Il faut aujourd'hui citer l'expositiojournée d`études, bnf, bande dessinée etre héritage et révolution nmérique, Tif et Tondu, Tintin, Batman, Archi et bande dessinée,Cent pour cent bande dessinée, expositionn Cent pour Cent bande dessinée, actuellement organisée à la bibliothèque Forney en collaboration avec le Musée d'Angoulême, où une centaine d'auteurs se sont vus proposer de choisir une planche, de l'interpréter et de lui faire écho avec un commentaire, une parodie ou encore une suite, dans une sorte de "cartographie de la bande dessinée internationale", comme l'explique le commissaire de l’exposition Jean-Philippe Martin. Ainsi Rabagliati transpose-t-il le personnage de Franquin, Gaston Lagaffe, dans un foyer familial, après l'avoir sorti de son bureau. Le patrimoine se fait alors palimpseste par ce travail qui consiste à "observer un dessin, s'y perdre pour s'y retrouver, le choisir pour sa force évocatrice et la nostalgie qu'il engendre", selon Jean-Philippe Martin. De fait, les modes de présentation des bandes dessinées dans les expositions ont fortement évolué depuis Bande dessinée et figuration narrative qui s'était tenue aux Arts décoratifs de Paris en 1967 et qui a fait entrer la bande dessinée au musée, poursuit Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique de la Cité internationale. Ce premier événement opérait un agrandissement pouvant atteindre 6 à 7 mètres de haut de quelques reproductions de planches américaines des années 1930 à 1960. Sans couleurs, avec des bulles vides, ces reproductions misaient sur la force graphique autonome du médium, en dehors de toute narration.

Bien que faire de la planche un objet graphique reste une question ouverte (voir l'exposition Vraoum !, organisée l'année dernière la Maison rouge, à Paris), une seconde voie pour asseoir la présence des bandes dessinées dans les musées se développe dans les décennies 1970 et 1980 : les expositions-spectacles, immersion totale dans l'univers d'un auteur. Témoin célèbre : Hergé Dessinateur - 60 d'aventures de Tintin, au Musée d'Ixelles en  1988 ou, plus actuel, l'exposition consacrée à Moebius à la fondation Cartier. Enfin, une troisième tradition confronte la bande dessinée à une problématique issue d'un autre domaine, comme l'exposition Archi et bande dessinée, la ville dessinée à la Cité de l'architecture et du patrimoine. La dernière décennie a également été le théâtre de performances : les auteurs dessinent sous les yeux des visiteurs, accompagnés de musiciens. L'exposition est dès lors une mise en lumière de l'acte créateur. La difficulté à laquelle se heurte le musée est aussi qu’il ne peut se substituer à la lecture directe des œuvres puisqu’il n’en donne à voir que journée d`études, bnf, bande dessinée etre héritage et révolution nmérique, Tif et Tondu, Tintin, Batman, Archi et bande dessinée,Cent pour cent bande dessinée, expositiondes extraits. Depuis les années 1990, une nouvelle approche redéfinit la bande dessinée, considérée jusqu'alors comme un phénomène sociologique, et en fait une "forme artistique valide", selon Jean-Pierre Mercier. Les musées exposent non plus des reproductions mais des originaux, longtemps considérés sans valeur.

Christian Rosset, critique de bande dessinée, poursuit cette interrogation sur la nécessité de "tenir le mur" qui s'impose aux commissaires d'exposition depuis le XIXe siècle. Deux difficultés apparaissent. D'abord, la présentation des planches, encadrées et posées les unes à côté des autres comme le voulait la tradition d'accrochage au XIXe siècle ou dessinées sur le mur, sortant des cadres comme cela se fait le siècle suivant. Ensuite, l'accrochage, qui montre les choses verticalement alors que la bande dessinée est créée et lue de façon horizontale, la tête penchée vers la table. Le problème fondamental est donc celui de la lecture, les expositions sortant de la narration et construisant un espace graphique. La bande dessinée a des codes et un langage distincts de ceux de la peinture ou de la fresque : repeinte ou agrandie, pour se montrer et être comprise, elle doit vaincre le mur sur lequel elle apparaît et faire oublier le support.

Jean-Paul Jennequin rappelle quant à lui qu'en France les éditeurs et les auteurs ont participé à la sauvegarde du patrimoine des Comics américains les plus célèbres, tels Batman, Superman et Spiderman, en les republiant ou en proposant des versions alternatives plus facilement adaptables au cinéma et qui trouvent leur place à côté des classiques des années 1960 dans les rayons des librairies. L'auteur et critique pose la question du recyclage des comics, qui passe par une évolution du style et la création d’une bande dessinée d'auteur mais aussi d’une commercialisation à grande échelle d'ouvrages fondateurs. "Les superhéros font partie de la culture commune", souligne-t-il mais, contrairement à ceux des contes ou aux héros des mythes, les personnages sont marqués du sceau du... copyright. La transmission de cette mémoire se fait alors aussi par la création de nouveaux superhéros dans des univers qui partagent les motifs fondamentaux des comics classiques comme l’identité secrète, le costume, les pouvoirs et les réactions ordinaires face à des situations extraordinaires.

journée d`études, bnf, bande dessinée etre héritage et révolution nmérique, Tif et Tondu, Tintin, Batman, Archi et bande dessinée,Cent pour cent bande dessinée, expositionLa nécessité d'une transmission de la bande dessinée pose la question de son public. Grégoire Séguin, éditeur chez Delcourt, fait ainsi remarquer que la lecture de bande dessinée n'est plus un interdit au sein des établissements scolaires. Camille Baurin et Somiya Naji, responsables du fonds bande dessinée de la bibliothèque Marguerite Duras de Paris, confirment le regain nouveau des lecteurs pour tous les genres de la bande dessinée, du plus commercial au plus pointu. Sylvain Isergueix, libraire chez Impressions, constate lui aussi un changement et la fin d'une lecture strictement masculine de distraction pour une nouvelle lecture de partage, intégrant le public féminin, ce que souligne également Eric Maigret, sociologue et professeur à Paris III, et de plus en plus les lecteurs cultivés et citadins. Tandis que la presse de bande dessinée a quasiment disparu, les livres rendent accessible la bande dessinée dans une variété de niches trouvant chacune leur public.

Des planches à l'écran
Mais "la bande dessinée n'est pas à l'abri de l'ouragan des révolutions numériques et d'internet", comme le souligne Olivier Piffault. Yannick Lejeune, éditeur chargé du numérique chez Delcourt, expose les problématiques d'ordre financier, légal, artistique et technologique que pose  le renouveau numérique. Le public est différent : il n'est plus celui des collectionneurs mais est constitué de la nouvelle génération habituée à la consommation culturelle de masse et gratuite sur internet. L'auteur est confronté dès lors à un choix entre l'adaptation complète d'une bande dessinée non pensée pour le numérique, la création hybride d'une bande dessinée utilisant au mieux les deux supports, et une création destinée exclusivement à l'écran. De nouvelles possibilités créatrices s'ouvrent, comme celle de présenter une bande dessinée sous forme de feuilleton en ligne, de donner accès à un hypertexte ou d'offrir une forme d’interactivité. Le format numérique demande une adaptation qui ne doit pas signifier une trahison de l'œuvre. Il s'agit d'utiliser l'écran pour enrichir la narration. En effet, comme le rappelle Magali Boudissa, doctorante à Paris VIII, le passage de la page à l'écran impose un renouvellement narratif et une remise en question des limites ontologiques de la bande dessinée. L'écran est une page amnésique. Changer de page-écran rend invisible la page-écran précédente, à l’inverse de ce qui se produit avec un livre. Chaque vignette est donc éphémère, et le numérique conduit à une lecture déroulante dépassant l'espace fini de la page pour accéder à une continuité sans borne dans l'espace de l'écran. L'ajout de mouvement et de son réinvente aussi la bande dessinée papier, qui exclue toute temporalité animée par la succession d'images fixes.

La bande dessinée numérique présente néanmoins un intérêt sur le long terme, constate Xavier Löwenthal, auteur-éditeur et théoricien, fondateur de La cinquième couche, en offrant un moyen de conservation des œuvres tout en rendant plus aisé l'accès aux textes fondateurs. Le numérique constitue un moyen de diffusion de la bande dessinée, comme le montre le site Grand Papier, plateforme de publication et radio animée par des auteurs, relayé occasionnellement par une impression papier. Thomas Cadène (Les Autres Gens) et Marion Montaigne (Tu mourras moins bête) témoignent de ces possibilités nouvelles du numérique, en tant qu'auteurs de sites sur lesquels les visiteurs peuvent lire leurs bandes dessinées ou déposer leurs commentaires. Le blog leur permet aussi de journée d`études, bnf, bande dessinée, BD, bande dessinée etre héritage et révolution nmérique, Tif et Tondu, Tintin, Batman, Archi et bande dessinée, Cent pour cent bande dessinée, expositiondonner un aperçu de leur travail aux professionnels, ce que faisaient les albums autrefois comme le rappelle Philippe Morin, créateur de PLGPPUR et des éditions PLG.
 
Pour Christophe Blain, auteur de Isaac le pirate, le blog offre un processus de création tout à fait différent de celui du livre. Il crée un lien quasi immédiat avec le lecteur et rejoint le fonctionnement des feuilletons en fidélisant le public. Mais de nombreuses questions restent en suspend, notamment celle de la propriété des œuvres et leur commercialisation. Le prix d'une bande dessinée numérique reste une inconnue, puisqu'il dépend d'un marché qui n'est pas constitué et de financements inexistants qu'il s'agirait de proposer aux auteurs, aux maisons d'édition et aux nouvelles technologies. A cette incertitude s'ajoute celle des droits d'auteur, qui suscitent de vives discussions avec le syndicat national des auteurs et des compositeurs (SNAC). Olivier Hensher, scénariste, et Emmanuel de Rengervé, délégué général du SNAC, ont ainsi exposé au cours de la journée d'études les remises en cause juridiques de l'usage numérique de la bande dessinée. Un nouveau défi pour que les lettres de noblesse de la bande dessinée continuent de briller.
 
Hélène Deaucourt
Le 25/10/10
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La bande dessinée, entre héritage et révolution numérique
5 octobre 2010
Organisée par le Centre de la littérature pour la jeunesse
et la Cité Internationale de la Bande dessinée et de l'Image
Bibliothèque Nationale de France




 




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Exposition : La collection Bernard Villemot à la BnF, jusqu`au 28 novembre 2010. Colloque : La guerre dessinée, guerres et totalitarismes en bande dessinée. Cerisy, juin 2010.
 

Crédits et légendes photographiques:
Vignette Page d'accueil: Calvin et Hobbes de Bill Watterson
1 Couverture de l'album n°3 de Tif et Tondu, Signé M. Choc,  de Fernand Dineur, rééd. Dupuis, 2010.
2 Affiche de l'exposition Cent pour cent bande dessinée à la Bibliothèque Forney, Paris, 2010.
3 Affiche de l'exposition Archi et BD, la ville dessinée à La Cité de l'architecture et du Patrimoine, Paris, 2010.
4 Couverture de Batman Legends, DC Comics.
Tu mourras moins bête, Marion Montaigne
6 Capture d'écran du site Grand Papier