"Figure ancienne et omniprésente" selon les mots de Francis Bordat, Professeur émérite de Paris X, constamment utilisée par les metteurs en scène, le jeu de dos au cinéma n'a que très rarement fait l'objet d'une étude précise. Injustice réparée, avec cette journée d'études organisée à l'Institut National d'Histoire de l'Art par le GRAC (Groupe de Recherche sur l'Acteur au Cinéma), le samedi 5 juin 2010, sur le thème du dos à l'écran, de Charlie Chaplin à la nouvelle vague taïwanaise en passant par le cinéma hollywoodien des années 1960.
Bien avant le cinéma, le dos jouait déjà depuis longtemps un rôle important dans la peinture et le théâtre, comme le rappelle Georges Banu dans son ouvrage
L'homme de dos. Si les trois arts n'en font pas exactement le même usage, cette posture, de manière générale, renverse le dogme de la frontalité qui veut que le visage ne soit jamais dissimulé au spectateur. Règle aussi bien théâtrale que sociale qui explique les résistances
longtemps opposées à l’usage de cette position. Introduit par le metteur en scène André Antoine et popularisé par l'école d’acteur de Stanislavski, le jeu de dos marque une nouvelle approche du métier d'acteur, car le visage est pour l'homme, et à plus forte raison pour le comédien, à la fois le siège de son expressivité, lieu direct de manifestation des mouvements de son âme, et la marque de son identité. Jusqu'où un dos peut-il parler ?
Cacher pour mieux montrer
Dans le théâtre Kabuki, comme le rappelle Aurore Fossard, ATER à Lyon II, les comédiens tournent le dos au public pour signifier leur mort ou leur disparition. De la même façon, l'acteur de cinéma qui joue de dos s'efface et redirige le regard du spectateur vers les autres personnages ou un élément du décor. Au cinéma, l'homme de dos présente à la caméra une masse uniforme qui attire l'œil sur le visage plus clair de ses partenaires, procédé souvent renforcé par le choix de couleurs sombres et unies pour le dos du protagoniste. Ainsi dans
Yi-Yi d’Edward Yang (1999), le personnage clef du film apparaît pour la première fois de face entre deux dos, ce qui le met particulièrement en valeur. Toutefois, Christophe Damour, maître de conférences à l'Université de Strasbourg, souligne la profonde ambivalence du jeu de dos : il peut aussi bien cacher un acteur que souligner paradoxalement sa présence.
Gentlemen prefer blondes (Howard Hawks, 1953) s'ouvre ainsi sur une ronde endiablée de danseurs, qui ne font que mieux se détacher, au centre du mouvement, le dos immobile de Marilyn Monroe. De son côté, Michel Simon pouvait bien essayer de mettre en valeur sa partenaire en jouant de dos lors des représentations de
Du vent dans les branches de sassafras (René de Obaldia): peine perdue, c'est son dos qui devient le centre de la scène. "
Il a le dos extrêmement expressif !", s'exclamera la critique.
En raison de la mobilisation du corps dans son intégralité que demande la danse, le jeu de dos tient une place centrale dans le genre de la comédie musicale. L'ensemble des ressources corporelles y est en effet convoqué sur un plan aussi bien physique que symbolique. N.T. Binh (réalisateur, journaliste à
Positif) montre le sens que revêt l'opposition de la face et du dos dans la comédie musicale. On retrouve notamment la fonction isolatrice qu'elle occupe au théâtre : Fred Astaire danse de dos lorsqu'il danse exclusivement pour sa partenaire et veut s'isoler avec elle du public. Mais le dos a aussi pour signification la perte chez l'acteur de la maîtrise de la situation. Lors de la scène finale d'
Un américain à Paris (Vincente Minelli, 1951), Gene Kelly apparaît toujours tourné vers l'arrière parce qu’il est désorienté, au milieu de la foule en mouvement. Un jeu de volte-face que l'on retrouve dans une scène centrale de
The Ghost and Mrs Muir (Joseph L. Mankiewicz, 1947) à laquelle Patrick Saffar, Paris I, consacre son intervention. La jeune veuve et l'agent immobilier se tournent et se retournent successivement à de nombreuses reprises dans un jeu de cache-cache avec une présence invisible, celle du fantôme. Plus loin, l'image des deux personnages, immobile, de dos, devant la fenêtre, crée également un effet de menace lié à la construction d’un "
point de vue de l'éternité" selon le terme de Patrick Saffar, c'est-à-dire un effet de temps suspendu.
L'homme sans visage
Une fonction récurrente de cette posture à l'écran, comme le met en avant Christophe Damour, est de retarder l'apparition du visage, en particulier lors de l'entrée en scène de la vedette du film. Il en va ainsi de Steve McQueen dans
Le Mans (Lee H. Katzin, 1971), qui apparait pour la première fois sortant de sa voiture, filmé de dos. Après un long plan fixe sur la nuque de l'acteur, la caméra ne prend que très lentement le chemin de son visage par un mouvement circulaire progressif : le spectateur est suspendu à l'apparition du visage tant attendu. Autre exemple frappant, l'affiche de
La môme (Olivier Dahan, 2006), qui représente Marion Cotillard sur scène, l'objectif derrière elle. Tout le monde connaît le visage d'Edith Piaf, explique Christophe Damour, et c’est précisément en le cachant que l'attention est piquée : comment la belle actrice va-t-elle pouvoir ressembler à la chanteuse au visage singulier ? En ce sens "
le jeu de dos est la consécration de la star", explique Francis
Bordat. En effet, Marlon Brando, dans
Sur les quais d'Elia Kazan (1954), peut se permettre de se retourner au milieu des maffieux : il restera le point de mire du regard des spectateurs qui guettent attentivement ses réactions. Le jeu de dos au cinéma joue donc la fonction d’une litote, cette figure rhétorique où la présence est soulignée par l'absence. Un effet parfois rendu nécessaire par la popularité de l'acteur : un visage aussi connu que celui de Brando doit savoir se faire désirer.
Francis Bordat relève dans cette position "
une invite érotique". En effet, l'homme ou la femme filmé(e) de dos présente son corps au désir du spectateur, sans que son regard ne vienne lui rappeler son humanité. Privé de visage, le corps est réifié. Quand Nicole Kidman se déshabille de dos dans
Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick, 1998), tout son corps dénudé s'offre au spectateur. Celui-ci voit sans être vu : le voyeurisme inhérent à l'art cinématographique est alors porté à son comble. On ne regarde pas de la même façon de face. Qu'on se rappelle aussi les acteurs forains qui seuls s'autorisaient à tourner le dos au public et qui, pour cette raison, furent jugés obscènes. "
Montrer son dos, c'est offrir son cul", résume malicieusement Francis Bordat.
Parce qu'il rompt avec l' "
évidence du visage", pour reprendre l'expression d’Emmanuel Lévinas, le jeu de dos privilégie l'ambiguïté. Il permet de suspendre une signification qui se lirait par trop aisément sur le visage de l’acteur. Dans
Le fils, les frères Dardenne (2001), en filmant la nuque d'Olivier Gourmet lors du face-à-face avec celui qui a tué son fils, contournent la lisibilité immédiate des expressions du visage pour maintenir les spectateurs en attente. Cette coupure du dialogue entre le spectateur et le visage de l'acteur diffère l'interprétation, pour la révéler ensuite de façon d'autant plus fracassante. Suspension qui est à l'origine d’effets comiques (
Charlot et le masque de fer, 1921 : l'alcoolique secoué de sanglots remue en réalité son shaker) ou dramatiques (
Scarlet Street de Fritz Lang, 1945 : on pense que Joan Bannet pleure alors qu'elle rit comme nous l'apprend sa volte-face). La mise en scène tire parti de la rupture de la communication, de l'échange direct des émotions et des significations, entre l'acteur et le spectateur, ce qui met à mal l'illusion de transparence du cinéma classique, mais lui permet de "jouer" sur le spectateur. De manière paradoxale aussi, le spectateur s'identifie plus aisément lorsqu'il n'y a pas l'obstacle du visage de l'acteur ; ce visage qui me regarde avec ses yeux à lui, ce ne peut être moi. De surcroît, l'absence de contenu sémantique immédiat laisse libre cours à l'imagination, d'où une projection affective facilitée qui renforce l'impact émotionnel de la scène.
Petite physique du dos
Le dos est aussi un espace à part entière, comme le montre Aurore Fossard, Lyon II, qui analyse son utilisation dans
Yi-Yi d’Edward Yang. Le verso du corps n'est pas seulement une litote qui ne vaut que par son association au visage, il acquiert peu à peu une valeur propre. Le jeu stylisé de la posture dorsale met en avant un contenu métaphorique : le dos devient un espace physique où se matérialise l'état psychologique du personnage. Ainsi du dos torturé de Richard Burton dans
La nuit de l'iguane (John Huston, 1964) ou de celui recroquevillé de Paul Newman dans
Doux oiseau de jeunesse (Richard Brooks, 1954). C'est aussi le jeu de l'acteur Nien-Jen Wu dans
Yi-Yi : un des plans clés du film est entièrement joué de dos, la déception et le découragement qui s'emparent de son personnage sont entièrement signifiés par les mouvements de son dos, qui s'affaisse et se marque à mesure que le poids l'accable. "
On peut lire un dos comme on lit un visage", explique Aurore Fossard, qui propose une analyse du dos comme "
lieu d’encaissement". La "
posture mentale" dont parle Georges Banu reçoit de cette manière une multiplicité de significations, allant de la passivité à l'inhibition. L'homme de dos manifeste son désir d'isolement, isolement paradoxal, puisque son attitude ne fait qu'attirer l'attention du spectateur, Francis Bordat parlant à ce propos d'une fonction centripète du jeu de dos au cinéma. Parfois le cinéma utilise la plastique même du dos pour y inscrire du sens : ainsi du dos entaillé de Burt Lancaster, échoué sur la grève dans
The Swimmer (Frank Perry, 1968), symbole de sa déchéance.
Le dos au cinéma est aussi ce lieu de conflit, véritable enjeu de pouvoir, entre l'acteur et son metteur en scène. Christian Viviani, Paris I et journaliste à
Positif, rappelle que le jeu de dos a été utilisé à plusieurs reprises pour permettre à la mise en scène de soumettre l'acteur à ses volontés : "
Les acteurs s’inscrivent souvent dans un dispositif de mise en scène qui leur est imposé, un acteur joue-t-il délibérément de son dos ou utilise-t-on son dos ?" Ernst Lubitsch clôt son long métrage
Ange (1937) par un plan de dos, artifice qui lui permet de surmonter l'inexpressivité réputée de Marlène Dietrich et Herbert Marshall. Autre manière dont le réalisateur tire parti du jeu de dos : Alfred Hitchcok achève
Soupçons (1941) sur un geste filmé de dos qui laisse planer l'ambiguïté après une scène de
résolution bien plate - différente de celle du roman, mais qui lui fut imposée par les studios. Parce que le jeu de dos reste mystérieux, il laisse le champ libre au spectateur. En cela, il rappelle "le voile de Thimante", expression utilisée par Christophe Damour en référence au geste célèbre du peintre athénien, qui préféra voiler Agammemnon dans sa douleur, faute de parvenir à le représenter. De même, filmer de dos l'acteur en deuil revient à reconnaître les limites de la représentation.
Le personnage de dos introduit le spectateur dans des lieux nouveaux, qui lui sont encore inconnus. Classiquement dans les westerns, le protagoniste qui entre dans une ville est filmé de dos. Il nous devance, et par là, il fait découvrir au spectateur l'endroit en même temps que lui, ce que N.T. Binh appelle un plan de dos d'exploration. Figure d'introduction et de transition abondamment utilisée, ce plan de dos permet aussi de clore un film sur une dynamique spatiale et temporelle. Il faut citer le célèbre final des
Temps modernes de Chaplin (1936), où Charlot et la jeune fille s'éloignent en nous tournant le dos. Indifférents au spectateur, ils font leur chemin, déjà ailleurs, détachés qu'ils sont des événements dont nous avons été les témoins, en marche vers un horizon qui restera inaccessible.