Journée d'études : Régis Messac, l'écrivain-journaliste à re-connaître ?
Vendredi 5 février s'est tenue, à la Maison des sciences de l'Homme d'Aquitaine, une journée d'études intitulée : Régis Messac, l'écrivain-journaliste à re-connaître ? Organisée en collaboration avec la Société des amis de Régis Messac (SARM), par Philippe Baudorre et Natacha Vas-Deyres, en prolongement de la thèse de cette dernière (Ces français qui ont écrit demain. Société et pouvoir dans la littérature utopique du XXe siècle), la rencontre a été l'occasion de cerner une partie des multiples aspects de l'œuvre de Régis Messac.
En effet, Régis Messac, mort prématurément en déportation en 1945, a néanmoins laissé derrière lui une œuvre abondante et protéiforme. Professeur de lettres classiques, agrégé de grammaire, docteur ès lettres, mais avant tout penseur, essayiste, romancier, premier exégète de la littérature policière, historien de la littérature populaire et de science-fiction, Régis Messac s'est penché sur toutes les branches de la sociologie du XXe siècle. Onze intervenants vont ainsi présenter la personnalité très originale de cet homme tour à tour écrivain et journaliste. En analysant sa façon de dispenser, par tous les moyens, sa pensée imprégnée d'une vaste culture et d'une étonnante modernité, les communicants vont mettre en lumière la part de l'écrivain dans le journaliste et celle du journaliste dans l’écrivain.
Un écrivain-journaliste engagé, sous la présidence de Caroline Casseville
C'est Pierre Lebedel, co-fondateur et Président de la Société des amis de Régis Messac, qui inaugure la journée en faisant état de sa rencontre à Bordeaux avec Ralph Messac, le fils de l'écrivain, lors d'une session de formation au syndicalisme journalistique en 1967. Point de départ d'une amitié indéfectible entre les deux journalistes, cette rencontre lui permettra de découvrir la pensée et l'œuvre de Régis Messac. Quelques années après la mort de Ralph, c'est avec le petit-fils de Régis, Olivier Messac, que l'ancien journaliste fonde, en 2006, la SARM qui a pour mission de "
susciter, de développer toute action susceptible d'entretenir la mémoire de Régis Messac, d'accroître le rayonnement de son œuvre, de l'éditer et de la réaliser".
En s'appuyant sur l'évolution, en France, de la notion de journalisme de 1830 (premier statut de la presse) à 1935 (statut du journaliste professionnel), Olivier Messac, co-fondateur de la SARM, esquisse une introduction à l'œuvre journalistique de Régis Messac. Il distingue ainsi le journalisme du XIXe siècle qui fait appel aux formes littéraires et aux écrivains eux-mêmes (Ponson du Terrail, Eugène Sue…), du journalisme du XXe siècle qui s'émancipe du modèle de l'écriture littéraire pour commenter le présent, réfléchir à l'avenir et s'engager politiquement, notamment à partir de l'affaire Dreyfus. Olivier Messac démontre que l'expression journalistique de Messac s'exerce simultanément dans ces deux registres. Héritier des feuilletonistes du XIXe siècle, il publie aussi bien des reportages sous forme de feuilleton dans les colonnes du
Progrès civique (
Smith Conundrum, roman d’une université américaine), que des pamphlets en "
spectateur de la vie", selon l'expression de Montaigne, à
l'Activité française et étrangère ou à
Nouvel-Âge, en passant par les revues
les Humbles et
les Primaires. Optant en fin de compte pour une carrière d'enseignant, qui lui offre le temps de lire, réfléchir et écrire, il s'engage cependant toujours plus intensément dans la voie journalistique ; car, bien que romancier et nouvelliste, Messac se défend de "
faire de la littérature". Son écriture directe, rapide, mordante, sans retour ni repentir, s'apparente, de fait, peut-être plus au style journalistique que littéraire.
Propos aussitôt illustrés par Guy Durliat, ancien professeur à l'École normale supérieure de Cachan, co-fondateur de la Société des Lecteurs de Georges Hyvernaud. Il s'arrête en effet sur la collaboration de Régis Messac et de Georges Hyvernaud aux revues
les Humbles et
les Primaires, qui se revendiquent de l'école républicaine. Il rappelle l'organisation du système éducatif du début du XXe siècle, fondée sur l'opposition entre le primaire et le secondaire. Ce système étanche interdit l'accès des couches populaires à l'enseignement secondaire et cantonne la formation des maîtres au primaire, instaurant une querelle entre les deux ordres, menée par deux écrivains-journalistes, René Benjamin et Maurice Barrès. Pour celui-ci, l'instituteur est "Maître Aliboron". Régis Messac, bien qu'ayant emprunté la voie de "l'élite sociale" et professant les humanités, a rejoint la revue
les Primaires en 1930, parce que, répond-il à ceux qui s'en étonnent, "
[sa] place est là". C'est en effet là qu'il peut donner de sa voix d'aliboron : publier ses pamphlets (
À bas le latin !), son théâtre satirique, ses chroniques sur les évènements et les controverses de ces âpres années, ses comptes rendus littéraires, ses romans, nouvelles et traductions multiples… Mais aussi débattre avec ses condisciples, comme Georges Hyvernaud, à travers les discussions qui alimentent la critique littéraire et politique fiévreuse des années trente : Guéhenno et Gide, par exemple.
Ce sont ces comptes rendus littéraires que Philippe Baudorre, professeur à l'Université de Bordeaux 3, choisit d'analyser, pour dégager les différentes postures qu'adopte le critique. En partant d'articles de Messac sur
Jim Click (Fernand Fleuret),
l'Or en folie (Henri Bellamy) ou
les Formiciens (Raymond de Rienzi), il montre comment ses propos relèvent, à l'instar de Thibaudet, de la critique de l'artiste, du créateur. Ou bien comment, lorsqu'il s'insurge contre la piètre qualité des traductions ou le choix de l'éditeur, c'est le professionnel, l'universitaire qui s'exprime, le professeur qui corrige et qui note. Puis, relevant l'ampleur des lectures de Messac et leur caractère très
éclectique, Philippe Baudorre y décèle la posture de l'amateur éclairé qui rend compte d’une actualité présente, directe et rapide, et du désir très vif d’en rendre compte. Soulignant la liberté immense de sa pensée, ainsi qu'une intransigeante fermeté, il perçoit en Messac, dans son attirance irrépressible pour tout ce qui est rare et inconnu, une sorte de messianisme, qui ne l'empêche pas pour autant de faire écho à l'actualité littéraire de son époque. Et dans cette attention particulière qu'il porte à l'apparition et au développement de la littérature prolétarienne, se révèle, sans aucun doute, la quatrième approche critique de Régis Messac : la posture de l'intellectuel qui s'interroge sur le devenir de la littérature dans la société, et au-delà du terrain où s'affrontent bourgeoisie et prolétariat, pose la question de la culture, dont l'avenir, pour lui, ne saurait être que scientifique.
Une posture plus politique, cependant, se profile dans les chroniques américaines qu'il livre de 1925 à 1932 à l'hebdomadaire français
le Progrès civique, comme le remarque Astrid Llado, mauriacienne de longue date et chargée de mission au centre François-Mauriac de Malagar. Se limitant à la période américaine de Messac, parti de 1924 à 1935 enseigner à l'université McGill de Montréal, Astrid Llado établit un parallèle entre Mauriac journaliste, épris de justice politique, et Messac le chroniqueur des problèmes de société américains, qui fait œuvre de pédagogie en dénonçant de son humour caustique les faux progrès sociaux. Pour Messac, l'homme ou la femme libre, selon le système américain, n'est qu’un homme ou une femme un peu plus privé de liberté, soumis à la tyrannie de la consommation, de la mode, de la pensée étroite du "tabloïd" ; soumis à l'hystérie de la pensée collective (le Ku Klux Klan, les prêches religieux…) dans laquelle il ne voit qu'un impérieux besoin de ne pas penser. La standardisation industrielle induisant la standardisation des esprits, la cité idéale dont chaque être humain rêve et qu'il doit porter en lui comme une profonde aspiration, ne saurait s'édifier sans la critique systématique de chaque pan de la société et la plus large diffusion possible de cette critique.
Du journalisme à la critique littéraire, sous la présidence de Claude Lesbats
S'il sévit en tant que journaliste et chroniqueur littéraire, Régis Messac n'en est pas moins romancier. C'est pourquoi, Pierre-Gilles Pelissier, doctorant à Paris IV-Sorbonne, va se pencher sur la genèse de trois romans de science-fiction de l'écrivain :
Quinzinzinzili,
la Cité des asphyxiés et
Valcrétin. Pour lui, Messac n'est pas romancier de science-fiction, mais un penseur, un intellectuel qui emprunte la voie de la fiction pour mieux véhiculer sa pensée. Cette pensée, qui interroge sur l'homme, la philosophie, la politique, la science ou le progrès scientifique, s'exprime d'abord dans les articles journalistiques dont Messac est inépuisable. Cherchant ensuite à élargir la diffusion de ces idées, il emprunte la voie du roman, le plus souvent satirique, de façon à leur offrir une sorte de champ d'application. Établissant des passerelles entre la production journalistique de Messac et son œuvre fictionnelle, Pierre-Gilles Pelissier met en évidence l'origine journalistique de trois romans de science-fiction de Régis Messac.
C'est également cette production de chroniques journalistiques qui va conduire Régis Messac à concevoir sa thèse sur l'origine du roman policier, soutenue en 1929, comme le souligne Delphine Gachet-Bahuet, maître de conférences à l’Université Bordeaux 3. L'intérêt de Messac pour le roman d'investigation en fit un chroniqueur invétéré tout au long de sa courte vie. L'ensemble de ses comptes rendus critiques, à dimension internationale, témoigne de la situation du roman policier entre les deux guerres : on ne parle pas encore de roman noir – les collections n’existent pas – mais de roman à énigme. La critique de Messac s'avère avant-gardiste, tant dans ses choix que dans son mode d'expression, le plus souvent ironique, bref, lapidaire, à la sentence péremptoire. Avant-gardiste, il l'est aussi en critiquant des romans américains non encore traduits (Dashiell Hammett), avec un enthousiasme teinté de perplexité : le style est nouveau, l'écriture déroutante. Pour Messac, en effet, le roman policier s'adresse à la raison, le lecteur en est le détective ; le roman policier ne saurait se concevoir autrement. Et s'il est tout à fait en mesure de distinguer en certains auteurs (Hammett) un brillant avenir, il lui est difficile d'en faire l’éloge, tant sa perplexité est forte, tant surtout il manie plus aisément la plume acerbe.
Cet esprit acerbe de Messac, son humour caustique, Jean-Luc Buard, rédacteur en chef de la revue
le Rocambole, va justement en faire état, à travers la littérature populaire qui ne laissait pas Régis Messac indifférent. Grand amateur de ce genre en littérature, Messac n'en manie pas moins l'ironie en en rendant compte. Le roman populaire, archétype du mauvais roman au sens bourgeois du terme, est censé fourmiller d'incohérences, d'incorrections et faire preuve d'une horrible discontinuité dans la narration. Avec délectation, Régis Messac en relève toutes les manifestations dans une savoureuse chronique intitulée "Dents de vautour et mains de serpent" qui paraît dans
les Primaires. Mais il n'oublie pas, dans cette traque de bourdes et autres perles, exercice fort en vogue à l'époque, d'y inclure celles des "
auteurs classiques, ceux qui ont du galon" (Balzac, Hugo…), rétablissant ainsi l'équilibre entre la "bonne" et la "mauvaise" littérature. Abondant en ce sens, Salilah Aklouf, doctorante à Paris, Sorbonne nouvelle, propose, en guise de réhabilitation du roman populaire, quelques "
éloges majeurs de genres dits mineurs" étudiés par Régis Messac dans sa thèse fondamentale
le "Detective Novel" et l'influence de la pensée scientifique. Pour ce faire, elle aborde un autre thème cher à Messac : les pastiches et parodies de récits policiers, qui selon lui sont un hommage rendu au genre : "… N'a pas sa caricature qui veut dans les journaux : il faut avoir atteint la célébrité."
Cependant, pour Cédric Chauvin, agrégé de lettres classiques, chargé de cours à l'Université Toulouse II-le Mirail, il est impératif de mettre Régis Messac et la littérature face à face : en effet, dès 1926, Messac attaque dans ses chroniques la littérature traditionnelle "
et ses agréables bavardages". Il veut régler son sort au génie" (Taine, Lanson) qui lui semble participer d'une métaphysique limitant la part du déterminisme et celle de l'intelligence humaine. Opposant ainsi le génie à l'intelligence, Messac justifie les fictions qu'il commente et ses propres commentaires en mettant l'accent sur ce que la littérature peut avoir de commun avec d'autres types de discours, comme le discours scientifique. L'adoption de points de vue externes à la littérature pour en estimer la
valeur et en débusquer le "génie" ou en démontrer l'intelligence, laisse apparaître un "marxisme" de Messac, qui constituerait pour lui un "
interprétant de la littérature". Ainsi, la violente diatribe de Messac à l'encontre d'Huxley et de son
Brave New World, qu'il juge non œuvre d'avenir mais œuvre bourgeoise décadente, préconisant un retour au passé pour trouver le bonheur. Qu’en est-il, alors, des fictions messacquiennes ? En analysant l'œuvre fictionnelle de Régis Messac, Cédric Chauvin démontre que, loin d’être un contrepoint à l'œuvre anti-utopique d’Huxley, celle de Messac se rangerait plutôt dans "
cette littérature ultime" dont Jean Bessière caractérisait les romans de Michel Houellebecq, "
une littérature de la contradiction, qui dit la nécessité de rompre avec l'état de la société et constate que la littérature ne peut être que celle de cette société" (
Qu'est-il arrivé aux écrivains français ?, Loverval, Labor, 2006, p. 76).
En conclusion, Natacha Vas-Deyres, agrégée de lettres modernes, chargée de cours à l'Université Michel-de-Montaigne s'attache à la réflexion sur le genre de l'utopie de Régis Messac, avant tout exprimée dans des supports journalistiques. Se rangeant du côté des utopistes révolutionnaires, pour lesquels l'utopie s'identifie au domaine des idées, Messac s'inscrit dans la lignée d'Ernst Bloch. Cette position se retrouve très nettement dans la chronique parue dans
les Primaires entre 1930 et 1939 et intitulée "Propos d’un utopien". Messac y use d'une intertextualité féconde pour renouveler sa propre chronique, qui devient ainsi pour lui un véritable laboratoire littéraire. N'usant pas que du genre dystopique, l'utopie messacquienne rejoint dans cette chronique les positions politiques du journaliste pacifiste en prise avec l'actualité servie par la culture littéraire de l'écrivain. L'intérêt des articles parus dans
les Primaires est qu'ils constituent, dans leur éclectisme et leur hétérogénéité, une théorisation et une histoire du genre utopique. Ayant su témoigner dans son œuvre journalistique et critique d'une double contamination : celle du journal par le livre et celle de l'article de presse enrichi par la culture et l'écriture de son auteur, Régis Messac s'impose en écrivain-journaliste à re-connaître.