L`Intermède
Science-fiction et spiritualité : l’exemple de Stalker d’Andréï Tarkovski

stalker de tarkovski sur les railsStalker, du réalisateur russe Andréï Tarkovski, date de 1979. Le scénario du film a été écrit  par Arcadi et Boris Strougatski, en collaboration avec le cinéaste, à partir de leur roman Pique-nique au bord du chemin. Le film raconte le voyage d’un écrivain et d’un professeur guidés par un "stalker" dans la Zone, lieu inhabité qui renferme une chambre où, dit-on, tous les vœux peuvent se réaliser. Mais le chemin est semé de pièges.

Le film suit un schéma de quête spirituelle : les personnages durant ce voyage vont s’interroger sur le sens et le but de l’existence. Plus globalement, l’œuvre de Tarkovski est traversée par une réflexion sur la spiritualité - on pense notamment à Solaris, adapté du roman éponyme de Stanislas Lem -, et il n’est pas étonnant de constater qu’il a plusieurs fois, comme ici, eut recours à la science-fiction pour mettre en scène ce questionnement.  Ce genre crée en effet un espace fictionnel où le champ des possibles est ouvert, ce qui permet de mettre en scène des situations extrêmes amenant les personnages à se confronter à des problèmes de divers ordres : politiques, sociaux, épistémologiques ou, comme dans Stalker, spirituels.

Du roman au film
Bien que le scénario ait été écrit par les auteurs du roman original, la perspective développée dans l’œuvre cinématographique diffère fondamentalement de celle choisie dans le texte.

Une œuvre de science-fiction ?
La science-fiction est un genre que l’on peut définir à partir de critères thématiques, mais aussi structurels. Le roman des frères Strougatski réunit ces critères de thèmes et de construction, mais dans le film de Tarkovski, la science-fiction fournit surtout un cadre - la Zone - qui rend possible l’action. Elle constitue le novum, selon le terme de Darko Suvin, c'est-à-dire l’élément qui crée un effet d’étrangeté et qui déstabilise notre perception du réel. Une seule séquence - celle où la fille du stalker déplace des objets par la pensée - reprend un thème du genre. Mais rien d’autre, dans ce qui nous est montré à l’image, ne sort de notre réalité. Le genre est donc ici un moyen d’expression plutôt qu’une fin.

Stalker d`Andrei Tarkovsky science-fiction et spiritualité analyse critiqueUne des définitions possibles de la science-fiction proposée par Judith Merill reprend le terme de Heinlein, "speculative fiction" : “J’utilise le terme de speculative fiction pour décrire le mode qui utilise les méthodes scientifiques traditionnelles (observation, hypothèse, expérience) pour examiner un état de réalité postulée, en introduisant un ensemble donné de changements - imaginé ou inventé - au sein d’un background de “faits connus” et en créant ainsi un environnement dans lequel les réactions et les perceptions des personnages révèleront quelque chose à propos des inventions, des personnages ou des deux”[1] Dans l’œuvre, l’hypothèse est l’existence de la Zone, et les personnages font figure de cobayes expérimentant cet espace altéré. Antoine de Baecque évoque, justement, le loisir du réalisateur à se servir des possibilités de la science-fiction : "Tarkovski n’est ainsi jamais tant à son aise que lorsqu’il recompose son espace. Cette volonté de puissance propre à tous les créateurs est chez lui plus qu’un désir, elle est la trame constante de l’œuvre. D’où sans doute son attirance pour les sujets de science-fiction, ces lieux échappant au réel qu’il peut modeler à son gré."[2]

Une œuvre allégorique ?
Le film simplifie considérablement la trame du roman :  le texte présente une multitude de personnages sur plusieurs années, et va au-delà de l'espace de la Zone. Dans le film, la caméra suit exclusivement les trois protagonistes principaux, seulement sur quelques jours. Le roman va jusqu'à mettre en scène la genèse du lieu, et est plus prolixe dans la description des pièges qui le composent.
stalker de tarkovski les trois personnagesA l'écran, ces éléments restent abstraits, simplement évoqués, jamais montrés. C’est pourquoi, dans cette perspective, le film a valeur d'allégorie : tous les détails particularisants sont effacés, pour ne pas perturber l’attention, pour ne pas dévier de l’essentiel, qui est le questionnement spirituel.

De même, la présentation des personnages est sans équivoque : ils se définissent avant tout par leur position, qu'elle soit fonctionnelle - écrivain, professeur, stalker - ou symbolique - ils représentent respectivement les voies artistique, scientifique et spirituelle. Tout comme la science-fiction permet à Tarkovski un contrôle complet de l’espace de son récit, ce mode de construction  simple des personnages lui assure aussi un contrôle sur eux. Ils ne sont pas monosémiques, mais existent surtout comme éléments subordonnés à la structure d’ensemble du film. "Le cinéaste arrache ses personnages à toute détermination extérieure (sociale, temporelle, nationale) pour n’en être que le seul créateur. Ceux-ci, littéralement, sont devenus ses créatures. Les héros ne sont finalement que des éléments permettant une remontée aux sources de la création, aux sources du travail de démiurge propre à Tarkovski"[3], poursuit de Baecque.

Ainsi, le film transforme l’histoire du roman pour en faire une sorte de fable morale et métaphysique, dont le coeur est la quête spirituelle, dans laquelle le stalker joue un rôle fondamental.


La figure du stalker

Un guide
Il n'est pas seulement guide parce qu'il conduit les autres personnages : il est surtout celui qui veut transmettre ses connaissances à l’écrivain et au professeur, les invitant à vivre une expérience. La démarche spirituelle, dans le film, est avant tout une expérience physique, et non une démarche intellectuelle : le stalker reste silencieux face aux palabres des deux autres. Pour Antoine de Baecque, ceci fait écho à  une forme d'anti-intellectualisme dont témoignait Andreï Tarkovski
[4]. La voie spirituelle passe, ici, par une absence de pensée, et un travail sur le corps, à l'image du Stalker qui, dans une scène, s'allonge face contre terre. De Baecque rapproche cette position de la "prière" : "L’esprit n’est pas une élévation, mais une plongée vers la terre, une plongée de tout un corps."[5]

stalker de tarkovski couronne d`épinesUn prophète

Le caractère religieux du personnage du stalker est signifié à plusieurs reprises, ne serait-ce que dans sa posture, quasi-christique. Portant la croix, il tente de trouver en ses compagnons des apôtres.

Son dessein est d’apporter une forme d’espoir dans un monde où toute forme de spiritualité semble avoir disparu. Visuellement, le cheminement se traduit dans l'évolution chromatique : les teintes sépia du début laissent place, dans la Zone, à des couleurs, faisant apparaître celle-ci comme un paradis terrestre, un monde non pas d’avant la chute, mais plutôt du renouveau après la chute. Les reliques du passé qui jonchent le sol semblent montrer que l’univers despiritualisé des hommes n’a pas d’influence sur cet espace. La scène où la caméra s’attarde sur des objets disparates, dans l’eau, à l’intérieur de la Zone, est une illustration de cette désertion du spirituel. “Clearly enough this sequence, like some to follow in Nostalghia, makes its own comment on a world dominated by transitory material concerns, in which faith and spirituality have been forgotten or discarded.”[6], expliquent Vida Johnson et Graham Petrie.

Mais cet idéal d'espoir et de spiritualité qu'offre la Zone se heurte à la société. Si le professeur et l’écrivain renoncent devant la chambre, c’est qu’ils restent attachés à leur monde, et à la place qu’ils peuvent y occuper. Le stalker lui, parce qu'il reste seul dans la Zone, incarne le marginal, le hors-la-loi. Il est un prophète incompris. Ainsi sa famille, et notamment sa femme, lui reste étrangère. A la fin du film, il semble même qu'il ne puisse accéder pleinement à sa dimension christique : lorsque l’écrivain place sur sa tête une couronne d’épines, il la rejette.

Stalker d`Andrei Tarkovsky science-fiction et spiritualité analyse critiqueUn artiste ?
Le personnage de l'écrivain présente une vision désenchantée de l’art, qui reste affilié à la situation socio-politique – on pense ici aux difficultés de Tarkovski lui-même pour produire ses œuvres sous le régime soviétique. Dans le film, le stalker est davantage porteur de la vision de l'art du cinéaste, radical et imposant : “La Zone n’existe pas, explique le réalisateur. C’est le Stalker lui-même qui a inventé sa Zone (...) pour pouvoir y emmener quelques personnes très malheureuses, et leur imposer l’idée d’un espoir. La chambre des désirs est également une création du stalker, une provocation de plus face au monde matériel. Cette provocation, construite dans l’esprit du stalker, correspond à un acte de foi.”[7] 

Le stalker crée tension et peur par son attitude – en lançant un écrou pour baliser le chemin, par exemple – et ses paroles. Mais tout ce que l’on sait de ces dangers ou de la chambre qui réalise les vœux, c’est ce qu'il en dit. Il semble construire un espace de fiction grandeur nature, devenant à la fois conteur et démiurge. Le professeur et l’écrivain sont invités à le suivre dans ce monde créé, mais c'est aussi le cas du spectateur, qui ne peut s'extraire de sa position et, de facto, participe à ce cheminement spirituel.


Le film comme expérience

Une esthétique de la lenteur
Dépendant des faits et gestes du stalker, le spectateur occupe une posture aussi passive que l'écrivain et le scientifique face au récit du troisième personnage. Mais l'épreuve de la durée, dans le film, est un autre vecteur utilisé par Tarkovski pour faire partager l'expérience.

Le long métrage dure environ deux heures et quarante minutes, et est constitué principalement de plans-séquences avec peu de mouvements de caméra. Ainsi, le temps du récit est presque similaire à celui du visionnage. Comme l'explique Mark Le Fanu : "Tarkovksy said that he would like to have left the impression that his film was shot in a single continuous take”[8]. Cela permet évidemment une plongée plus réaliste dans l'expérience des personnages.

D’autre part, parce qu’il y a peu de mouvements de caméras, les cadrages sont soignés, et jouent un rôle déterminant pour l'expérience du spectateur : par exemple, le film pose la question du sens de la vie humaine et de la place de l’homme, or nombre de plans interrogent la place du personnage dans le cadre. Il arrive que les personnages soient tous hors-champ, ou qu'ils soient vus à travers un élément qui construit de manière explicite un cadre autour d’eux, comme s’ils étaient enfermés, peut-être à l'image de leur représentation sclérosée du monde.

stalker de tarkovski le stalker et le chienL’expérience du spectateur
Le film est un matériau brut que le spectateur expérimente sans en avoir le mode d’emploi. C’est bien là ce que Tarkovski expose dans son livre Sculpting in time : "For the empirical process of intellectual cognition cannot explain how an artistic image comes into being – unique, indivisible, created and existing on some plane other than of the intellect"[9]. Et c’est pourquoi il écrit aussi : "Art addresses everybody, in the hope of making an impression, above all of being felt, of being the cause of an emotional trauma and being accepted, of winning people not by incontrovertible rational argument but through the spiritual energy with which the artist has charged the work. And the preparatory discipline it demands is not a scientific education but a particular spiritual lesson."[10] On le voit bien, l’art est au-delà de l’intellect, il est une expérience et, en ce sens, spirituel. C’est l'impression que Stalker peut laisser sur le spectateur. Le spectateur doit accepter de ne rien maîtriser. Il cherche à comprendre et construit des attentes, mais celles-ci sont constamment déçues. Le film n'est pas seulement vu : il est vécu.


Conclusion
Ainsi, Tarkovski se sert d’un roman de science-fiction pour construire son
stalker de Tarkovski affichefilm Stalker comme expérience à la fois philosophique et morale. La traversée de la Zone est en réalité un cheminement intérieur. Énigmatique, le film conserve une part d'obscurité. Mais, pour accéder au sens, Tarkovski propose ici une alternative à la réflexion intellectuelle et aux arguments rationnels : l'oeuvre doit avant tout être une expérience sensorielle et immédiate. Art et spiritualité sont intimement liés parce que l’œuvre cinématographique est précisément ce qui ne peut se réduire à un discours et à une explication. En dernier ressort, plus que de commenter l’œuvre, il faut l’expérimenter.

Claire Cornillon
Le 29/08/09




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[1] Définition traduite et citée par Jacques Baudou dans son livre La science-fiction (coll. Que sais-je ?), p.8-9.
[2] De Baecque, Antoine, Andréi Tarkovski, Editions de l’Etoile / cahiers du cinéma, Paris, 1989, p. 40.
[3] De Baecque, Antoine, Andréi Tarkovski, Editions de l’Etoile / cahiers du cinéma, Paris, 1989, p. 40.
[4] Id. p. 61.
[5]  Id. p. 44.
[6] Johnson, Vida T. et Petrie, Graham, The films of Andrei Tarkovsky a visual fugue, Indiana university press, Indianapolis, 1994, p. 145. (Traduction  (NB : j’ai traduit moi-même toutes les citations en anglais): Il est assez clair que cette séquence, comme certaines qui suivront dans Nostalghia, propose son propre commentaire sur un monde dominé par une attention au matériel et au transitoire, dans lequel la foi et la spiritualité ont été oubliées ou abandonnées.
[7] Les mardis du cinéma France culture par Laurence Cossé 7 janvier 1986.
[8] Le Fanu, Mark, The cinema of Andrei Tarkovsky, The British Film Institute, Londres, 1987, p. 93 (traduction: Tarkovski a dit qu’il avait voulu laisser l’impression que le film avait été tourné en un seul plan continu.)
[9] Tarkovsky Andrey, Sculpting in time reflections on the cinema, trad. Kitty Hunter-Blair, The bodley head, London, 1986, p. 40. (traduction: Car le processus empirique de l’appréhension intellectuelle ne peut expliquer comme une image artistique naît – unique, indivisible, créée et existant sur un autre plan d’existence que l’intellect.)
[10] Id. p. 38. (traduction : l’art s’adresse à tout le monde, dans l’espoir de créer une impression, par-dessus tout, d’être ressenti, d’être la cause d’un choc émotionnel et d’être accepté, d’influencer les gens non par un argument rationnel irréfutable mais à travers l'énergie spirituelle dont l’artiste a chargé son œuvre.)