retentit dans Sarajevo défigurée. Alors que la chanteuse s'apprête à faire face aux musiciens bosniaques réunis pour l'accompagner, une violente émotion la gagne : les visages qui l'observent sont squelettiques, creusés par des jours interminables de siège, par la peur et par le deuil. Barbara Hendricks ferme les yeux et se met à chanter pour ne pas pleurer. Le concert est diffusé en direct à la télévision française et en Bosnie. Le lendemain, Isabella, membre de la chorale des enfants, vient offrir à la soprane son petit collier en guise de cadeau d'au-revoir. Trois années durant, jusqu'à ce que les Serbes quittent leurs positions au-dessus de la ville, le souvenir de cette enfant hantera l'ambassadrice de bonne volonté du Haut Commissariat pour les Réfugiés : "Si tu es vivante et si ta famille est vivante, pardonne-moi. Cette situation est inacceptable et nous n'avons rien pu faire pour toi", lui écrira-t-elle dans une lettre ouverte.
haine des blancs et de sa virulence. Neuf étudiants noirs, dont Elizabeth Eckford, retenus pour intégrer un lycée blanc, se font verbalement lynchés et couvrir de crachats. "La peur avait désormais un visage, celui de la foule en colère crachant sa propre peur à Elizabeth Eckford. Elle prenait la forme hideuse du corps mutilé d'Emmett Till." Barbara Hendricks demeure toutefois protégée de cette violence.
les disques qui ne se seraient pas suffisamment écoulés durant l'année. Devant les faits - il ne finit plus par rester que cinq disques sur une cinquantaine de Barbara Hendricks - la soprane se sent dénaturée, chaque enregistrement ayant demandé des années de recherche et de travail. C'est alors qu'elle cesse d'enregistrer en exclusivité pour EMI et se met à enregistrer ses propres archives avec Nicolas Bartholomée, son producteur.
l'on ne parcourait pas le monde en avion - et encore moins en Concorde - mais en bateau et en train : un rythme plus lent, qui reflétait naturellement sans doute le temps nécessaire pour devenir un grand artiste. Elle m'a transmis un héritage aussi rare qu'inestimable. Pas seulement à travers ses cours, mais par sa personnalité, qui m'inspira ma propre définition du mot 'artiste' : l’artiste répond à l'appel de l'art et le sert en permanence." Les deux femmes attachent une même valeur à l'itinéraire qui conduit de la partition écrite à la représentation scénique. La technique vocale, la diction, le rythme doivent être au service de la recherche d'un instant de grâce. C'est avec Miss Tourel que Barbara Hendricks identifie sa voix. Avec un timbre pur et une extension vers l'aigu, la professeure ne diagnostique ni une soprano colorature, ni une soubrette, mais une soprano lyrique. En écoutant et en travaillant les Lieder de Schubert, les airs de concert de Mozart et quelques mélodies russes, l'apprenti commence à construire son répertoire, n'hésitant pas bientôt à s'aventurer ailleurs que dans l'espace réservé à sa tessiture.
Mais c'est en Carlo Maria Giulini qu'elle trouve un modèle de perfectionnisme. Elle le décrit comme "grand, silhouette fine, maintien noble, il incarnait le seigneur italien dans toute sa splendeur". Héritier direct des grands chefs d'orchestre italiens du XXème siècle, il dirige à la Scala les triomphes de Maria Callas. Giulini prépare chaque oeuvre pendant des mois "et tant qu'il n'avait pas l'impression qu'elle faisait partie de lui, il refusait de jouer devant le public". En 1967, après une représentation du Don Giovanni de Mozart qui se passe mal, le chef d'orchestre renonce à l'opéra. En 1982, pourtant, le directeur de l'orchestre philarmonique de Los Angeles réussit à le convaincre de diriger Falstaff, l'ultime opéra de Verdi. Barbara Hendricks est retenue pour le personnage de Nanetta. Cette production marque aussi le retour sur scène de la chanteuse après la naissance de son premier enfant. Rétrospectivement, la soprane réalise qu'elle partage avec le Maestro les mêmes exigences de fidélité à la partition : "Je ne pouvais pas deviner qu'un jour, comme lui, j'en viendrais à refuser des productions qui ne me permettaient pas de répéter suffisamment avec tous les chanteurs de la distribution." Loyal et dévoué, Giulini est dépeint comme un homme majestueux dont l'autorité semble venir d'un autre monde. Avec lui, la musique prend une dimension spirituelle que la chanteuse ne retrouve auprès d'aucun autre.
L'humaniste est réaliste. Barbara Hendricks accepte l'idée qu'elle ne sera peut-être plus là pour voir les fruits de son activité en faveur des droits de l'Homme. Mais à l'heure de ces mémoires, rien en elle ne s'est essoufflé. Sa voix continue de gagner les ondes dans le respect d'une devise empruntée à Maxime Gorki - "Ma vie a pour leitmotiv la lutte contre les faux scintillements qui éclipsent la vraie lumière, contre la complexité qui tue la simplicité, contre les apparences vulgaires qui diminuent la vraie grandeur." Et cette certitude qui reste, que la musique sait rendre l'homme à l'humilité qui convient devant la vie, que les sensations qu'elle procure le ramènent à la source commune de l'humanité. "Je crois profondément que de cette même source a jailli la Déclaration universelle des droits humains", confie une grande voix, dans un écho qui reste.