Cirque intime
Le cirque, entre spectacle populaire et exotisme vagabond, a longtemps été classé parmi les arts mineurs, voire écarté du statut de discipline artistique à part entière. Il faut attendre la crise des années 1970, lorsque la flambée des prix du pétrole rend les tournées trop onéreuses et que le tube cathodique impose ses canons de divertissement, pour que le genre écrive ses lettres de noblesse, se perdant pour mieux se réinventer. Véronique Klein, comédienne, metteur en scène et journaliste, et Pierre Hivernat, directeur de la programmation des spectacles de la Grande Halle de la Villette à Paris, sont partis à la conquête de cet âme circassienne éphémère, ineffable, chatoyante, multiple. Le résultat tient en six-cent pages, et fait le tour de soixante-dix troupes, artistes et créateurs répertoriés par ordre alphabétique, interviewés et mis en images dans Panorama contemporain des arts du cirque, aux Editions textuel.
Contrairement à d'autres disciplines codées et théorisées, le cirque, malgré sa longue tradition, "
a pour première caractéristique d'ignorer la notion même de répertoire". Ce qui explique la multiplicité d'images, parfois contradictoires, qui émergent quand son nom est prononcé : d'aucuns pensent aux chapiteaux temporaires, que la ménagerie a marqué de son sceau olfactif ; certains voient déambuler dans les rues des cracheurs de feu avertis ; d'autres se remémorent l'ambiance intimiste d'un cirque d'auteur. C'est à ce dernier en particulier que les auteurs de
Panorama contemporain des arts du cirque se sont intéressés, sans doute parce qu'il explore avec humilité et passion une véritable démarche artistique. De fait, les créateurs interrogés ici font preuve d'un regard critique et conceptuel sur leur art, pour saisir l'essence du spectacle circassien. A commencer par ceux qui veulent se débarrasser de tout bagage inutile pour retrouver l'incompressible. En 1993, une poignée d'artistes fondent ainsi le collectif des Arts Sauts : pendant dix ans, le groupe propose des spectacles uniquement centrés sur le trapèze. Ces acharnés de l'agrès s'élancent, se balancent, tourbillonnent, se rattrapent à plus de quinze mètres au-dessus du sol entre les structures métalliques scintillantes d'une construction d'inspiration Eiffel, dans un chapiteau gonflable spécialement conçu à cet effet par l'architecte Patrick Clody.
Mais tous n'ont pas la chance de disposer d'un propre chapiteau, souvent bien coûteux. Partie intégrante du cadre circassien traditionnel, cette arène circulaire où l'artiste tridimensionnel devient son propre point de référence, mais qui est aussi un symbole de l'autonomie et du nomadisme, a peu à peu cédé la place à la rue et aux installations permanentes. Ce qui reste ? L'inconditionnelle nécessité de créer un lien avec son public, de l'éprouver. Car le cirque est tout sauf un soliloque. C'est dans cette démarche que s'inscrivent les cinq larrons de la Compagnie Sacékripa, fondée en 2003 à leur sortie de l'école du Lido (Toulouse). Leurs spectacles "
sur la dérision de la vie, sur les petites histoires qui font la grande, celles qui ne s'écrivent pas mais qui composent le quotidien" interpellent sans ambage ceux qui s'attroupent sur une scène ouverte, insaisissable et imprévisible : le trottoir. Egalement animé par son rapport au spectateur, dont il prend les attentes à rebours, le fondateur de Circo Aereo et plus généralement initiateur d'une scène finlandaise circassienne, Jani Nuutinen, a choisi, quant à lui, de matérialiser le retour aux sources par la réduction successive de son chapiteau. Il commence sa trilogie de spectacles en 2002 avec
Un cirque tout juste présenté dans un chapiteau de vingt mètres de diamètre. En 2007 suit
Un cirque plus juste, dans un chapiteau de dix mètres. En 2011, il faut s'attendre à
Un cirque juste juste, sans piste tellement le lieu est réduit au strict minimum. Dans un espace aussi réduit, l'intimité entre l'artiste et son public n'est pas seulement inéluctable : elle devient support du spectacle, elle lui donne sens. Jani, personnage perché à la blondeur éclatante et à la musculature saisissante, comme lorsqu'il jongle avec des boules de canon de 3kg chacune, pousse sa recherche du minimum circassien également dans un autre domaine. Mais contrairement aux codes habituels du cirque comme famille, du collectif de passionnés solidaires les uns des autres, Jani assume son obsession pour la solitude artistique : "
Quand je travaille sur mes solos, mon obsession est de tout faire moi-même. Je suis fou des détails. Je veux que tout soit comme je le souhaite et que l'idée exploitée soit parfaite et logique."
A rebours de ce dépouillement, certains s'adonnent à une accumulation vertigineuse, et brouillent les pistes. L'institution-phare dans ce domaine est le prestigieux Cirque du Soleil, véritable machine internationale du cirque avec plus de cent millions de spectateurs aux quatre coins de la planète. Dans les coulisses, cinq mille employés, dont mille deux-cents artistes de tous horizons disciplinaires et culturels. Inspiré de l'
entertainment à l'américaine, le Cirque du Soleil fondé par le Québécois Guy Laliberté en 1984 rivalise de technicité pour offrir une esthétique époustouflante mais surtout une mise en scène sophistiquée, pour laquelle les metteurs en scène les plus en vue, comme Robert Lepage pour le dernier spectacle
Totem, sont passés sous contrat. Mais aujourd'hui, le Cirque du Soleil est plutôt la règle que l'exception dans un univers circassien où la figure du metteur en scène ou du chorégraphe est devenue centrale. En repoussant ses limites, le cirque est devenu protéiforme. Les incontournables jongleurs, équilibristes, trapèzistes et autres fil-de-feristes s'ouvrent à d'autres formes artistiques telles que la danse, le théâtre, la poésie, les arts visuels.
La compagnie Les 7 doigts de la main, fondée par des Québécois en 2002, a entièrement fait sienne cette nouvelle philosophie. Sa première création
Loft en 2002, conçue autour de la question de l'habitat et de la colocation, est le premier spectacle de cirque d'autofiction. Dans la même veine, les créations suivantes -
Traces en 2006,
La Vie en 2007 ou encore
Psy en 2010 - matérialisent toutes un cirque transgenre où tout est permis, même la corde à sauter ou le basket. C'est la mise en scène qui permet de raconter une mise à nue, réelle ou fictive, sur la piste. Le cirque devient de la sorte une prouesse au service de l'intime. Dans
Psy, douze personnages incarnent, chacun à l'aide d'une discipline, une pathologique psychique. Le sous-titre du spectacle ("
Mariage acrobatique du corps, de l'esprit et de l'âme") annonce déjà la frénésie physique qui va se déployer : une insomniaque escalade sa barre verticale pour mieux s'en laisser tomber ; l'agoraphobe lance son perchoir balançant à un rythme effréné pour mieux échapper à ses peurs ; et le toxicomane développe une dépendance pour tout, en particulier pour son cercle métallique à l'intérieur duquel il enchaîne saltos, galipettes et sauts scabreux en tout genre pour mieux exorciser son enchaînement.
Car ce qui réunit les minimalistes et les boulimiques, c'est la découverte du cirque comme langage de l'intimité. La Compagnie Rasposo, fondée en 1987 par Joseph et Fanny Molliens et depuis enrichie par leurs successeurs, se revendique pleinement d'un cirque comme élan vers les spectateurs. Ce cirque volontiers qualifié de "baroque" accueille le public non plus comme un consommateur mais comme un invité de la fête, à laquelle il doit participer activement. Les membres de la compagnie apprennent à maîtriser leur corps, à le mettre en valeur, à le pousser dans ses retranchements pour faire preuve de générosité dans une richesse d'expression artistique. C'est à ce titre que Fannie Molliens, qui a roulé sa roulotte, explique que le cirque "
est un langage universel permettant d'exprimer par le corps des sentiments et des émotions extrêmes, il est le seul capable de les transmettre physiquement au spectateur, au même titre que la musique et la poésie s'adressant à l'âme. L'audace ou la beauté de certaines acrobaties, alliées à l'expression de sentiments, ne sont plus alors des démonstrations de prouesses, mais l'expression physique d'émotions vraies que l'on fait partager au spectateur."
Nul hasard, donc, que la redécouverte de cette identité du cirque ait mené très récemment à l'éclosion d'un nouveau champs des (im)possibles : la magie. Filière oubliée dans le renouveau circassien des années 1990, la magie est remise au goût du jour par des compagnies comme 14:20. Créée en 2001 avec la participation d'une ethnologue, la compagnie 14:20 part en Amazonie ou en Afrique pour apprendre à "
détourner le réel dans le réel". A la fois mouvement artistique, philosophique et politique, la magie nouvelle interroge le rapport au réel que chacun forge en fonction de sa socialisation. En s'intéressant "
aux conditions de réception, elle entend mettre le spectateur en état de réceptivité optimale". Guidé par ses émotions, le spectateur est amené à accepter une redéfinition des espaces intelligibles. C'est dans ce tohu-bohu aux frontières des arts que se joue un rapport intime entre ceux qui vivent la scène, de part et d'autre de la fine barrière qui délimite le tour de piste.