L`Intermède
Stephen Shore, last photographic hero
Phaïdon réédite ce mois-ci son fameux ouvrage Leçon de photographie, synthèse des quelque quatre-vingt six cours que Stephen Shore a donnés au Bard College depuis 1982, dans l'Etat de New York. S'il y parle surtout des grands maîtres de la photographies - comment comprendre une photographie, sa signification, ses intentions -, c'est de son travail qu'il était question lors d'une rencontre publique avec Gilles Mora, spécialiste de la photographie américaine, au Jeu de Paume, en mai dernier. L'occasion, pour le plus célèbre paysagiste de l'Amérique des années 1970, pionnier de la photographie d'art en couleur, de partager sa passion pour l'objectif et d'évoquer ses maîtres.

La soixantaine passée, Stephen Shore garde une simplicité désarmante. La même, probablement, qui a guidé son premier succès : à 14 ans, il passe ingénument un coup de téléphone au directeur du Museum of Modern Art à New York, Edward Steichen, pour lui montrer ses clichés. Celui-ci lui en achète trois et fait ainsi de Shore le plus jeune photographe admis au MoMA. Trois ans plus tard, en 1964, Andy Warhol remarque à son tour le jeune homme et l'emmène dans sa Factory. Shore y devient une sorte de photographe officiel qui enregistre, en noir et blanc léché, la vie de l'usine : Andy Warhol trône, Lou Reed et les Velvet répètent, Marcel Duchamp médite, et les superstars warholiennes, Edie Sedgwick en tête, zonent au milieu des pique-assiettes. Lancé sur les rampes du succès. A tel point qu'à 23 ans, Stephen Shore devient le premier photographe à se voir consacrer de son vivant une exposition personnelle au Metropolitan Museum of Art. Rien, pour autant, qui lui permette de s'asseoir sur ses lauriers. Le photographe avoue n'avoir qu'une hantise : "celle de se répéter".

stephen shore, leçon de photographie, natures of photography, gilles mora, jeu de paume, rencontre, photographie, photographies, couleur, réédition, phadon, walker evans, william eggleston, parcoursEn 1972, à la suite des écrivains de la beat generation, il répond à l'appel de la route et quitte New York,en laissant derrière lui les portraits de sa période Factory, pour gagner Amarillo au Texas. Il sillonne les routes avec pour tout matériel un vulgaire Rollei 35mm. De motel en motel, il découvre la Caroline du sud, la Floride et l'Arizona, si différentes de sa ville natale. Il photographie tous les bâtiments et les gens qu'il rencontre. Presque cinquante ans après Walker Evans (1903-1975), la photographie repart à la conquête des Etats-Unis avec ces "last photographic heroes", du nom que Gilles Mora a donné à cette génération de photographes américains qui, par leur ferveur, ont dépoussiéré la pratique photographique. L'exposition American Surfaces à la Light Gallery de New York naît de ce périple, sorte de journal visuel avant l'heure. Les épreuves petit format alignées sur trois rangées déconcertent le public qui découvre l'ouest américain mis en image dans sa banalité la plus crue : cuvettes souillées des toilettes, estaminets malpropres, chambres miteuses au papier peint défraîchi. C'est par cette série de snapshots au contenu émotionnel minime que Stephen Shore raconte l'Amérique et dévoile sa culture vernaculaire.

Parce qu'il entend montrer ce que l'on cache d'habitude, le photographe refuse le traitement artistique du sujet. Le taxe-t-on d'insignifiance ? Il écarte la remarque. Ce n'est pas qu'il dédaigne les choses intéressantes mais qu'il a "un point de vue différent sur ce qui est intéressant et ce qui ne l'est pas". Photographier le beefsteak qui fait son repas dans un bar texan est intéressant. On ne saurait réduire une culture et une époque à quelques belles images ornementales : tout mérite d'être mis en image, les crépuscules sublimes comme la façade banale d'un vieil immeuble. Aussi les instantanés de Stephen Shore n'ont-ils de sens qu'ensemble, sur un mur ou des pages. Ils ne doivent se regarde que dans un même mouvement, en relation les uns aux autres, pour retracer le périple du photographe. Face à Gilles Mora, l'artiste souligne précisément l'importance du travail éditorial, "comme cette mise en page qui refuse la hiérarchie des sujets".

Lorsqu'il découvre les grands paysages de l'Ouest, Shore abandonne le noir et blanc de ses premiers portraits pour rejoindre les pionniers de la couleur. En dépit du scandale provoqué par l'exposition bigarrée de son contemporain William Eggleston au MoMA en 1976, l'opiniâtreté du conservateur de l'époque, John Szarkowski, finit par payer et la couleur gagne peu à peu son droit de séjour dans les musées et les revues artistiques. Choix risqué à une époque où les photographes d'art laissent la couleur à la publicité et aux journaux. Il faut dire aussi que c'est en privilégiant les sujets les plus triviaux que les photographes comme Stephen Shore et William Eggleston donnent à la couleur ses lettres de noblesse... Témoin de cette révolution esthétique, l'exposition New topographics : photographers of a man-altered landscape en 1975, au sein de laquelle le travail de Shore tient une bonne place. "Je ne fais pas des photographies pour faire de belles photographies", souligne-t-il. Le photographe participe ainsi au refus absolu qu'opposent ses confrères au formalisme esthétisant et au dogmatisme qui domine la photographie d'art à l'époque. Le sujet photographié ne doit pas être choisi pour sa singularité ou sa beauté, mauvais goût et le kitsch des stephen shore, leçon de photographie, natures of photography, gilles mora, jeu de paume, rencontre, photographie, photographies, couleur, réédition, phadon, walker evans, william eggleston, parcoursintérieurs ont toute leur place sur pellicule. Et surtout, ne pas "arranger" les prises - refuser le "cleaning-up". De surcroît, comme il l'explique dans Leçon de photographie, le choix de la couleur permet à la photographie d'accéder à un niveau descriptif supérieur et de fixer les palettes de couleur propres à une certaine époque, en l'occurrence les années 1970.

Lorsqu'il théorise son travail, Stephen Shore se range du côté des photographes "analytiques", par opposition à ceux qu'il qualifie de "synthétiques", comme Jeff Wall (né en 1946), inventeur du style "near documentary" où les scènes apparemment banales de la vie quotidiennes sont minutieusement mises en scène. Chez Shore, il ne s'agit pas de construire un objet, mais d'extraire du monde préexistant un fragment particulièrement signifiant. Sa démarche se distingue aussi de la captation de l' "instant décisif" chère à Henri Cartier Bresson (1908-2004), où les traits du monde présentent une harmonie particulière mais éphémère. On ne trouve pas, chez Stephen Shore, cette recherche de l' "arrêt sur image", de la saisie au vol d'une action fugace - au contraire, ses clichés abolissent le temps. Il faut obtenir des images claires, sans point de vue personnel, qui ne se préoccupent que de la surface des choses. Car "c'est ainsi que j'entends toucher le monde dans sa réalité même", explique-t-il, citant un proverbe arabe : "L'apparence est le pont vers le réel". Il prend les photographies des passants parce qu'il est intéressé par les vêtements qu'ils portent ou leur coiffure, et c'est tout. Une exigence de lisibilité immédiate, évacuant (apparemment) toute profondeur psychologique. Ainsi remet-il au goût du jour le "style documentaire" prôné par Walker Evans, dont l'ouvrage American Photographs lui a été offert pour ses 10 ans.

Contrairement à la plupart de ses confrères, Stephen Shore n'emporte pratiquement jamais qu'un seul appareil avec lui : le Rollei 35 mm du premier U.S. trip fera place à la chambre 4x5 pouces, puis 8x10 pouces, dans le sens d'un retour à une approche plus élaborée. Uncommon places, publié en 1982, fait ainsi la part belle aux grands formats, travaillés à la chambre. Stephen Shore explique alors qu'accomplir la traversée des Etats-Unis par le regard d'un même appareil constitue pour lui une expérience visuelle importante. Ce qui l'intéresse, c'est la perception même de l'appareil : à quoi ressemble une rue vue à travers l'objectif d'un 35mm ? Comme le souligne Gilles Nora, il y a là une démarche spécifiquement américaine : "Les Européens, eux, stephen shore, leçon de photographie, natures of photography, gilles mora, jeu de paume, rencontre, photographie, photographies, couleur, réédition, phadon, walker evans, william eggleston, parcours,ne s’intéressent pas à l'appareil, qu'ils considèrent comme un simple intermédiaire pour un sujet qui seul importe." Aussi, l'utilisation d'un appareil précis n'est pas anodine : avec son petit appareil, par exemple, les gens qu'il rencontre au hasard de ses pérégrinations ne soupçonnent pas sa véritable activité et se laissent prendre plus facilement.
 
Les instantanés de Stephen Shore imposent un échange frontal et direct entre le spectateur et le sujet : c'est ce qu'il appelle trouver "l'expérience immédiate" : "Regardez ce microphone en face de moi, interpelle-t-il. Beaucoup de photographes chercheraient à le contourner, pour éviter qu’il n'apparaisse à l'image. Moi, au contraire, je le laisse là où il est." De même, les étendues sauvages sont barrées de poteaux électriques, panneaux de signalisation et affiches publicitaires ; Shore lorgne délibérément vers une esthétique amateuriste dans ces portraits pris au flash où une ombre large se découpe à l'arrière-plan. Tout n'est que surface : il n'y a rien à voir, rien à comprendre, au-delà de ses rues désertes baignées de soleil, s'étendant à l'infini. La lumière et ses reflets semblent constituer le seul véritable objet de ces photographies où l'homme n'est présent que par touches. Dépassionnée en ses produits, la photographie de Stephen Shore n'en brise pas moins parfois ses propres principes de neutralité : lorsqu'il photographie la rue poussiéreuse de El Paso au Texas ou le parking ruissellant d'Okhaloma City, il sait magnifier la lumière chaude d'un après-midi d'été ou le crépuscule rougeoyant en sa fin, non sans exprimer le sentiment d'étrangeté qu'il éprouve à la vue de ces non-lieux. Comme un écho de ce qu'écrit Jean Baudrillard dans Car l'illusion ne s'oppose pas à la réalité (1998) : "Photographier n'est pas prendre le monde pour objet, mais le faire devenir objet, exhumer son altérité enfouie sous sa prétendue réalité, le faire surgir comme attracteur étrange, et fixer cette attraction étrange dans une image."
 
Augustin Fontanier
Le 08/09/10
 
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Leçon de photographie (The Nature of photographs), Stephen Shore
Réed. 2010, Editions Phaïdon
136 pages
19,95 €

Conversation entre Stephen Shore et Gilles Mora,
Samedi 29 mai 2010 au Jeu de Paume
 
A lire
Gilles Mora, La photographie américaine, 1958-1981 : The last photographic heroes
Seuil, 2007














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Légendes photos :
Remarque : Leçon de photographie comprend très peu de clichés de Shore lui-même.
Vignette sur la page d'accueil : Stephen Shore
Photo 1 Stephen Shore
Photo 2 William Eggleston
Photo 3 Richard Prince
Photo 4 : Couverture de l'ouvrage Leçon de photographie