L`Intermède
antigone, sophocle, mise en scène, adaptation, illustration, philippe leclaire, jardin shakespeare, coulisse, reportage, marguerite, marie, lozac`h, l`intermède, guillaume jamet, jamet, guillaumeDessin : Antigone par Guillaume Jamet
Crédit : L'Intermède // Guillaume Jamet





Antigone : les coulisses d'une pièce

Quand l'été revient, le Jardin Shakespeare, à Paris, ouvre ses portes à des pièces de théâtre. Après Les Précieuses Ridicules et Les Fourberies de Scapin de Molière en 2010, c'est l'Antigone de Sophocle qui y affrontera son oncle Créon dès le 1er mai, sous le regard de Marguerite-Marie Lozac'h, pour l'adaptation, et de Philippe Leclaire pour la mise en scène. L'enjeu est double : travailler un texte classique vieux de deux millénaires, et le jouer en plein air. Trois mois durant, L'intermède se glisse dans les coulisses de la pièce pour que vous suiviez toutes les étapes de sa création semaine après semaine, de la première lecture à la répétition générale.


Pour connaître toutes les dates d'Antigone mis en scène par Philippe Leclaire au Théâtre en plein air du Jardin Shakespeare, cliquez ici.

Vendredi 6 mai : Répétition générale
Branle-bas de combat ! Les représentations commencent dès demain, il reste l'après-midi pour paufiner la pièce. On la rejoue plusieurs fois d'un trait, en costume, sous un ciel au beau fixe, de bon augure. Plus qu'une journée à peine avant la première, et pourtant le travail des comédiens ne sera pas fini : "La première est un moment déterminant, explique Sandrine Pocskai, car le comédien joue pour la première fois son rôle devant un public. Il est toujours extrêment fragile à ce moment, dans le doute permanent." Le retour des spectateurs sera l'occasion d'une remise en cause, et d'un travail qui s'affinera au fil des représentations.

Pas d'appréhension pour celle qui incarne Ismène, soeur fidèle d'Antigone. Une hâte, plutôt, et le besoin de retrouver le public. "Jouer avec les spectateurs en face constitue un puissant stimulant pour le comédien, dont les sentiments se retrouvent décuplés, s'enthousiasme-t-elle. Parfois, il fait tellement un avec son personnage qu'il en prendrait presque son texte comme prétexte, jusqu'à oublier des morceaux de sa tirade !"

Le succès ? Il se juge d'abord au retour du metteur en scène, car il est important pour les comédiens de savoir si leur jeu a bien correspondu avec sa conception. Puis, ce sont les proches et le public, dont la satisfaction ne se mesure pas seulement à l'applaudimètre. Car parfois les spectateurs viennent retrouver l'équipe à la fin de la représentation. "Alors c'est déjà un succès, puisque ça montre qu'ils se sont intéressés à la pièce, qu'ils se sont investis dans l'écoute." Mais voilà que la répétition s'achève. Et avant de se quitter, une dernière chose : le raccord pour le "salut" !

Samedi 30 avril : Les costumes (suite) 
Pour ou contre le costume d'époque ? Entre les deux écoles, Marguerite-Marie Lozac'h et Philippe Leclaire se situent sans ambiguïté : "La tragédie grecque se joue en toge et cothurnes." L'enjeu est  d'abord de restituer avec fidélité le texte de Sophocle. Dans sa démarche résolument populaire, Philippe Leclaire défend aussi  des vêtements qui soient immédiatement interprétables par les spectateurs. Et s'il s'agit d'illustrer les résonnances contemporaines de la pièce, alors le texte suffit. "A quoi bon faire porter aux comédiens des smokings et des complets-cravates ?", s'interroge le metteur en scène. Marguerite-Marie Lozac'h renchérit : "Je pense le théâtre comme un voyage dans le monde de l'auteur, et le costume est essentiel pour cela, surtout dans un site comme le Jardin de Shakespeare où l'on peut jouer sur les couleurs des tissus par rapport au décor végétal pour obtenir des combinaisons significatives."

Mais silence, voici que le messager s'avance pour délivrer la sentence qui tombe lourdement sur la scène. D'une voix forte : "Il aura montré de beaucoup montré combien l'égarement est de beaucoup le plus grand des malheurs qui puissent arriver à un mortel." Le metteur en scène l'interrompt : "Ne parle pas si fort, tu te laisses piéger par l'émotion. Du coup, le volume de ta voix étouffe tes intentions." La scène reprend. "C'est beaucoup mieux ainsi", respire Philippe Leclaire. Au même moment, il décide de faire apparaître le messager au milieu du public, pour obtenir un effet plus frappant.

Vendredi 22 avril : Les costumes
Lentement appuyé sur son bâton, Tirésias le devin descend le chemin sinueux qui mène à la scène. Sa voix grave résonne dans le théâtre jusqu'à faire plier Créon. C'est l'ultime avertissement, les dieux se détournent de Thèbes la sacrilège…

On interrompt la scène : les costumes sont apportés. Avec fébrilité, la troupe déballe tuniques et sandales qu'elle voit pour la première fois. Antigone extirpe une jolie tunique en tons de vert en crêpe de soir et Créon des semelles compensées made in Thèbes. Des costumes, Marguerite-Marie Lozac'h en garde près de cent-cinquante dans son atelier de Dreux. Pas question d'avoir des tenues en synthétique fabriquées à la hâte et jetées sitôt les représentations terminées : chaque costume a une longue histoire. La toge de Créon, par exemple, a été conçue pour les Troyennes d'Euripide, puis a servi pour jouer L'assemblée des femmes d'Aristophane.

Depuis plus de vingt ans, Marguerite-Marie Lozac'h dessine les tenues que porteront les comédiens de sa troupe, avant d'en confier la fabrication à une costumière. Suivant son inspiration, mais aussi en s'appuyant sur des gravures précises. Une attention précise est portée aux coutures et aux broches qui maintiennent le drap. De quoi répondre aux exigences de Philippe Leclaire, qui s'exclame : "Je ne mettrai jamais des tenues romaines dans une tragédie grecque !"

Mercredi 13 avril : Le personnage d'Hémon
Aujourd'hui, répétition sur le site même, pendant toute la journée, sous le soleil d'avril. A l'ombre du grand frêne jumeau qui constitue le fond de la scène, Hémon tient tête à son père Créon. Quelques répliques pour le jeune homme, mais le rôle n'en est pas moins d'importance. "C'est le suicide d'Hémon qui fait tomber Créon, en lui faisant prendre soudainement conscience qu'il est allé beaucoup trop loin dans l'intransigeance de son pouvoir", explique Romain Barreau, son interprète. Dans l'économie de la pièce, l'amour qu'éprouve malgré tout le monarque pour son fils déchire le mur dont il s'entoure. C'est la faille dans laquelle s'engouffreront les dieux pour châtier l'humain qui a cru pouvoir les défier. En ce sens Hémon est une clé du texte de Sophocle.

Fils aimant d'un père autoritaire, il est confronté au dilemme radical qui engage sa vie. A l'amour de sa fiancée Antigone, ainsi qu'à son sens de la justice, il doit sacrifier l'affection que lui porte que son père. "Hémon n'est pas un personnage très ambigu, c'est l'archétype du jeune amoureux. Mais, surtout, il défend des valeurs un peu oubliées. Quand il trouve le courage de s'opposer à son père, il renonce au pouvoir qui devait lui hériter, alors qu'aujourd'hui on penserait d'abord à la carrière." Pour le comédien, il faut rendre à la fois la naïveté amoureuse du jeune prince et son refus net de l'injustice... sans en faire trop. "Les jeunes comédiens ont souvent le défaut de penser que, pour exister sur la scène, ils doivent exploser d'énergie. J'apprends à canaliser la mienne pour parvenir au geste épuré qui convient à une tragédie comme Antigone", confie l'acteur, formé à la méthode Stanislavski. 

Mercredi 6 avril : Jouer en plein air (suite)
Quitter la salle sombre pour l'air libre transforme le rapport du comédien à son public. "Les spectateurs sont beaucoup moins sages, explique Hassan Tess. Dans une salle, ils restent collés sur leurs sièges sans oser faire de mouvement. Au contraire, lorsqu'ils sont dehors, ils n'hésitent pas à regarder les arbres ou les oiseaux dans le ciel." Facilement distrait, le spectateur risque de ne plus écouter les démêlés de Créon avec son fils Hamon... Et comme le public n'est plus dans l'obscurité, les comédiens ont avec lui un rapport visuel, là où ils ne font habituellement que le sentir. Ce contact et la nécessité de maintenir l'attention du spectateur encouragent les comédiens à tirer parti des éléments du décor. "Le comédien doit faire des arbres et des sons ses partenaires de jeu."

Parmi les éléments, c'est bien sûr la pluie qui préoccupe le plus metteur en scène et comédiens. Parce que la plupart des compagnies n'ont pas les moyens de se pourvoir en assurance, jouer dehors relève parfois de la loterie. Avec ses issues malheureuses : "Une année, à cause des orages, on n'avait pu jouer seulement onze représentations sur vingt-cinq", se souvient Philippe Leclaire, avec un sourire plus figue que raisin. Malgré cela, il y a huit ans, une pluie battante a laissé à Hassan Tess un beau souvenir de comédien. C'était dans le sud, lors d'une représentation du Secret de la Reine Margot. Alors qu'il jouait avec les autres comédiens sur l'esplanade d'un château, la pluie s'est abattue sur la scène. Refusant d'arrêter le spectacle, l'équipe a poursuivi sans broncher,a et le public a sorti les parapluies. "L'eau dégoulinait des visages, ruisselait des costumes. Les gestes étaient amplifiés par l'eau qui giclait, et on était à cran parce qu'on avait peur de glisser. Du coup, la pluie a donné à la pièce une intensité dramatique incroyable."

Mercredi 30 mars : Jouer en plein air
S'il est un jeu qui va particulièrement bien au théâtre tragique, c'est celui en plein air. "C'est une question d'atmosphère, explique Phlippe Leclaire. L'année dernière on avait joué Une demande en mariage d'Anton Tchekhov, et j'avais trouvé qu'on touchait vraiment la limite de ce qui était jouable en plein air. En revanche l'endroit donne toute sa grandeur à une tragédie grecque comme Antigone." Depuis le XVIe siècle, le théâtre se joue essentiellement en lieu clos, dans les salles où le public plongé dans l'obscurité est tout entier à la scène qui se joue sous ses yeux. Retrouver l'air libre demande évidemment aux metteurs en scène de modifier leurs habitudes, mais pas nécessairement dans le sens d'une difficulté accentuée. "En fait, il est beaucoup plus facile de monter Antigone en plein air que dans une salle, poursuit le metteur en scène. Un lieu comme le Jardin de Shakespeare nous fournit une ouverture large et les décors sont déjà là." Par son relief, il fournit ainsi des entrées naturelles, et sa petite grotte pourvoit le metteur en scène d'une coulisse toute trouvée. Mais surtout, par son ampleur, il introduit une temporalité plus allongée que dans une salle de théâtre. Créon, par exemple, peut faire son entrée avec la lenteur qui convient à son rang. "Le site fait en quelque sorte la mise en scène."

Toute la difficulté se reporte alors sur le comédien. L'acoustique plus faible qu'en salle et les multiples distractions qui entourent la scène exigent une excellente diction. Le comédien doit se faire entendre malgré le vent qui passe dans les branches d'arbre et les oiseaux qui crient dans le ciel. La recette ? S'entraîner "au crayon". Un stylo entre les dents, les acteurs doivent réciter leur texte le plus fort et le plus distinctement possible. En même temps, le jeu en plein air démultiplie les capacités expressives des acteurs sur scène. "Le comédien doit amplifier sa voix et ses gestes tout s'efforçant de ne pas tomber dans l'outrance, explique Hassan Tess. D'où un jeu souvent plus sincère." Ainsi, l'espace disponible permet au comédien de se donner pleinement. "On joue pour le ciel et pour les dieux." La liberté offerte par l'absence de cloison ne doit pas cependant être totale : il faut au moins une paroi qui ferme la scène derrière les comédiens. "Impossible, par exemple, de jouer sur une plage avec l'océan derrière. Les comédiens seraient complètement noyés au milieu des éléments. Ils ont besoin d'une protection pour ne pas se faire avaler par la nature."

Mercredi 23 mars : Un portrait d'Antigone
Aux pieds de Créon fils maudit de Ménécée, la petite Antigone ne pèse pas bien lourd. Mais quand sa pénétrante voix grave résonne dans la salle, c'est le roi qui recule devant le visage façonné au fer. De ses yeux noirs comme une nuit sans lune, qui feraient plier Zeus en personne, Marion Dubos défiait déjà les pouvoirs en place dans sa première pièce, Antigone d'Anouilh ! A vingt-deux ans, le metteur en scène Jean-Marc Galéra lui confie le rôle éponyme : "Je dois beaucoup à Jean-Marc, qui m'a donné sa confiance pour incarner un rôle si difficile en dépit de ma jeunesse." Six années durant, elle parcourt la France de long en large avec la Compagnie des loups. Puis elle taquine l'alexandrin dans le rôle d'Hermione d'Andromaque de Racine. Enchaîner les rôles de tragédienne ne l'empêche pas d'éprouver une furieuse envie de s'essayer à la comédie. C'est chose faite avec la mini-série Astro Lexico diffusée sur le câble en 2006.

Aujourd'hui, elle retrouve ses premières amours - mais à personnage identique, deux significations différentes : "L'Antigone d'Anouilh est beaucoup plus enfantine. C'est une révolte d'adolescente, Antigone ne veut pas du petit bonheur que lui propose Créon." D'adolescence, il n'en est pas question chez l'antique : "Dans la pièce de Sophocle, au contraire, c'est un personnage beaucoup plus mature, qui ne veut rien que l'absolu. Au fond, Créon n'est pas si important. C'est contre le monde tel qu'il est qu'elle se révolte." Née de l'union incestueuse d'Oedipe avec sa mère Jocaste, Antigone est par essence une atteinte à l'ordre social. Et sa courte vie ne sera qu'une lutte pour retrouver une pureté refusée. "Philippe veut un jeu très rentré, où la colère d'Antigone vibre de l'intérieur. Ca m'a demandé beaucoup de travail, parce que j'avais l'habitude de composer une Antigone très enfantine."

Mercredi 16 mars : Diriger les comédiens
Toute l'équipe est au complet sur les planches pour quatre heures de répétition intense. Difficile de garder son sérieux toutefois en cette belle après-midi de mars : les plaisanteries fusent de tous les côtés et parsèment les répliques. Mais il faut tout de même travailler, car il ne reste plus qu'un mois et demi avant la première. Les scènes sont désormais répétées à la suite, dans l'ordre chronologique. La mise en scène à proprement parler a commencé : Philippe Leclaire quitte son banc de spectateur et gagne le plateau pour régler l'agencement des comédiens et leur montrer comment ils devront faire leur entrée sur le plateau. "Toi, le Coryphée, je veux que tu te recules lorsque le garde arrive, de façon à te rapprocher du chœur. Avec une ouverture de dix mètres, il ne faut pas que vous soyez collés les uns aux autres."

Les directives sont précises : "Chacun va avoir ses entrées, et ça va avoir un sens dans la mise en scène en général. Ma mise en scène, je l'ai déjà entièrement définie : mes notes contiennent tous les déplacements, les gestuelles, etc." Que le metteur en scène ait tout le déroulement de la pièce dans la tête n'interdit pas aux comédiens de faire des suggestions, bien au contraire. Pas une scène qui ne soit l'occasion, donc, d'engager la discussion sur le pourquoi et le comment du comportement des personnages. "Pour moi, un metteur en scène doit toujours rester à l'écoute de son équipe et prendre en compte leurs remarques." A lui ensuite de trouver l'équilibre pour éviter la dispersion et garder le spectacle cohérent. 

Parce qu'il a méprisé les mises en garde répétées de son fils Hamon et du devin Tirésias, Créon subira un châtiment pire que la mort. A la nouvelle du suicide de tous les proches du roi, le Coryphée s'avance et blâme le tyran abattu pour avoir persisté dans l'hybris de sa royale puissance. Après avoir écouté attentivement, Philippe Leclaire lui explique sa manière de voir : "Non, ce n'est pas vraiment ça. Tu dois être plus ferme. Créon t'a bien envoyé balader au début, maintenant c'est à ton tour : tu triomphes ! Il faut faire attention à ce passage, parce que si c'est mal fait, le public ne va pas comprendre et va finir par s'ennuyer." Et d'ajouter, sans pitié : "On reprend toute la scène."

Mercredi 9 mars : La condition du comédien (suite) 
"C'est sûr, Jean Vilar et Gérard Philippe n'attendaient pas les subventions, ils allaient répéter dans un garage ou une cave sans attendre de l'argent, reconnaît Marion Dubos, mais les conditions financières n'étaient pas les mêmes." Non contents en effet de se désinteresser de la chose théâtrale, les pouvoirs publics empêchent les comédiens de gagner leur vie. Car la législation est de plus en plus contraignante. Ainsi de la traditionnelle pratique du jeu au chapeau. "C'est quelque chose de très important, plaide Hassan Tess, parce qu'il permet à tout le monde de venir voir le spectacle : ce qui n'ont pas de quoi donnent le peu qu'ils peuvent, et les gens contents montrent leur générosité." Mais aux yeux de la loi actuelle, jouer du chapeau revient à travailler au noir, voire à mendier ! Un invraisemblable imbroglio administratif enserre ainsi les compagnies de théâtre, en les contraignant à recourir aux seules sources de revenus définies par des lois restrictives.

Méfiance, contrôle, réprimande… comme si, à nouveau, le comédien retrouvait sa position d'hostile et d'étranger aux yeux du pouvoir. Metteurs en scène et comédiens pointent le rôle de certaines institutions, comme la DRAC qui se fait instance de surveillance au lieu d'encourager le développement culturel. Et de même pour les petites structures d'accueil : "De plus en plus de cafés et de petites salles doivent refuser d'accueillir les spectacles, faute de licence." regrette Hassan Tess. Ce mépris a des conséquences dramatiques : si le théâtre garde la tête haute à Paris intra-muros, avec une offre toujours abondante, en revanche, il se dépérit dans les provinces. Avec à terme, le risque de voir le théâtre disparaître comme culture populaire.

Philippe Leclaire interrompt la conversation pour annoncer qu'à partir de la semaine prochaine toute l'équipe sera présente et jouera l'ensemble du texte. "C'est là qu'on va commencer vraiment à travailler sur la mise en scène, c'est-à-dire sur les déplacements, les positionnements, la gestuelle, etc." Maintenant que les comédiens sont à l'aise avec leurs répliques et évoluent facilement sur les planches sans texte à la main, Philippe Leclaire veut passer à l'étape suivante. "Jusque là je considère que notre travail a été encore de la lecture approfondie. J'ai laissé les acteurs s'accoutumer avec leur texte en les laissant se positionner plus ou moins comme ils le voulaient, tout en sachant que je leur demanderai tout le contraire. C'est maintenant que je vais commencer à les embêter", rigole t-il.

Samedi 5 mars : La condition du comédien
Antigone est surprise par la garde bravant l'interdiction d'enterrer son frère Polynice. Elle est amenée devant son oncle Créon, bien ennuyé d'avoir à défendre sa puissance sur sa propre nièce… Mais la répétition commence légèrement en retard, car un comédien est retenu sur une autre pièce. Denis Mulot (le Coryphée) et Marion Dubos (Antigone) en profitent pour débiter leur texte à toute allure et d'un trait. Dans le métier, c'est ce qu'on appelle faire des italiennes, pratique indispensable qui permet d'assimiler complètement le texte jusqu'à le rendre malléable et mobilisable à discrétion.

Puis c'est la cigarette dehors, où l'on échange sur les différents spectacles en préparation. La situation des comédiens aujourd'hui est évoquée, et anime la discussion. Les comédiens sont unanimes : leur condition empire depuis des années, en particulier sur le plan financier. Au point qu'ils sont de plus en plus nombreux, pourtant professionnels, à devoir exercer de petits boulots entre deux représentations. "Pendant plusieurs années, c'était assez facile, puis ça a empiré, et pendant trois ans j'ai dû travailler comme serveuse dans un bar à côté de mes répétitions.", raconte Marion Dubos. Le statut d'intermittent du spectacle qui offrait une relative liberté de création s'est en effet assombri avec les dernières législations.

C'en est devenu une chance d'être payé pour les heures de répétitions : "On a le bonheur de recevoir un cachet de répétition pour Antigone, explique la jeune comédienne, mais de plus en plus de théâtres ne peuvent payer qu'une petite partie des heures de travail effectuées." Autant d'heures manquantes pour toucher les ASSEDIC… Le statut du comédien se banalise et perd son exception. Au rang des accusés, les accords de 2003 qui durcissent les conditions d'obtention des aides, qui sont loin d'être un luxe. "L'intermittence nous permet tout simplement de continuer à répéter et à monter des spectacles", ajoute Hassan Tess. Mais voici qu'arrive le comédien manquant. Ils éteignent leurs cigarettes et repartent rejoindre les planches. Avec le sourire.

Mardi 21 février : Première mise en scène pour Philippe Leclaire
La pièce qui se monte aujourd'hui s'inscrit dans le prolongement d'une longue collaboration et amitié entre Philippe Leclaire et Marguerite-Marie Lozac'h. "Je suis longtemps resté avec cette idée de monter Antigone, explique le metteur en scène. C'est un grand rêve porté depuis plusieurs années, et j'ai demandé à Marguerite-Marie, avec qui j'ai fait mes premiers pas sur les planches, de me faire une adaptation du texte de Sophocle." Antigone fait partie de ses personnages qui défient les siècles. Et la pièce de Sophocle a fait l'objet de très nombreuses reprises, dont les plus célèbres sont celles de Cocteau et d'Anouilh. "Antigone incarne un esprit de contestation encore vivant. Et c'est pour ça qu'Anouilh a repris le personnage pendant l'Occupation. Mais paradoxalement, la pièce d'Anouilh est aujourd'hui beaucoup moins actuelle que celle de Sophocle. Avec Sophocle, on retrouve le coeur même du mythe."

Acteur, régisseur et producteur, Philippe Leclaire a découvert tard le théâtre. C'est sa complice Marguerite-Marie Lozac'h qui l'a convaincu de monter sur scène, alors qu'il produisait une de ses pièces. La passion de la découverte l'a rapidement conduit à occuper l'un après l'autre tous les métiers du théâtre. Avec Antigone, il se lance dans la mise en scène.

Mardi 15 février : La "bonne musique"
On continue de répéter les scènes une à une. Trois heures durant, les comédiens doivent reprendre indéfiniment leurs quelques répliques pour parvenir à ce qu'attend Philipe Leclaire, qui veut "trouver la bonne musique". Différentes tonalités se font entendre : d'abord lugubre, le garde s'essaye à la drôlerie, avant de céder à la déprime. "C'est le seul endroit où on va se marrer dans toute la pièce, alors autant en profiter !", tranche le metteur en scène. Il faut trouver la bonne ponctuation pour que le texte s'écoule en toute fluidité et se libère de la gangue de l'élocution. Dans les premiers temps de construction de la pièce, Philippe Leclaire, assis au premier rang de la salle n'insiste pas et laisse les comédiens prendre leurs marques, même s'il réprime les gestes parasites trop évidents que les comédiens bien intentionnés ne manquent pas d'ajouter à leur jeu. C'est le phrasé qui retient pour le moment son attention. "Le théâtre, c'est une partition. Une réplique qui arrive mal, pour moi c'est comme une fausse note." Alors il ferme les yeux et écoute les voix qui se répondent.

Aujourd'hui, c'est le comédien Gérard Michenet qui en fait les frais. Sa voix de stentor résonne dans la salle. Il incarne le choeur, et doit parvenir à prononcer son texte d'une voix puissante et monocorde à la fois, pour aboutir à une quasi mélopée. "En contrepoint, il y aura la voix animée de Denis [le coryphée], ce qui produira un contraste musical, poursuit Philippe Leclaire. Mais je sais que c'est extrêmement difficile, et que cela lui demandera un long travail."

Vendredi 11 février : Qui est Créon ?
Répétition en petit comité. On joue la scène où le roi Créon annonce au peuple sa décision de laisser le corps de Polynice sans sépulture. Pendant ces premiers jours d'appropriation du texte, pas besoin de travailler les scènes dans la chronologie de l'histoire : les répétitions intégrales attendront un mois. En t-shirt et blouson, les comédiens prennent tranquillement leurs repères. Ils ne connaissent pas encore leurs textes, qu'ils gardent à la main. C'est un vrai travail de patience qui s'amorce - à trois mois de la première, tout, ou presque, reste à faire.

Michel Miramont s'élance sur scène et compose un Créon impitoyable. Philippe Leclaire l'arrête, il voudrait essayer d'autres versions du personnage. Une réflexion s'amorce collectivement : qui est Créon ? Un personnage martial, manipulateur, séduisant ? "Antigone, c'est l'opposition ancestrale de la politique et des lois éternelles de l'éthique, explique Philippe Leclaire à son équipe. Créon n'est pas un barbare, il est gêné de se retrouver devant sa nièce, dont il sait d'ailleurs qu'elle n'a pas tout à fait tort." On commence à travailler sur la gestuelle et les postures. Le jeu s'affine peu à peu, et des comédiens hésitants émergent des thébains éloquents.

Mardi 1er février : L'adaptation de la pièce
C'est Marguerite-Marie Lozac'h, imposante tragédienne shakespearienne, qui réalise la première étape de la construction de la pièce : l'adaptation. Il ne s'agit pas de livrer une version personnelle du texte original de Sophocle, mais de le réduire. La fidélité à l'oeuvre originale ne s'exprime pas dans le respect de l'intégralité mais dans la recherche approfondie du "suc" de l'écriture de Sophocle. Si Marguerite-Marie Lozac'h adapte un texte déjà écrit pour le théâtre, c'est parce que les conditions changent et qu'il est parfois bon de faire correspondre l'oeuvre à son temps : "C'est un exercice difficile, car il faut faire en sorte de tenir compte de tous les paramètres qui vont permettre de réduire le texte, sans que cela ne porte préjudice à la dramaturgie."

Un mot d'ordre, donc : garder l'essentiel. Résigné, Philippe Leclaire explique : "Aujourd'hui, les gens n'ont plus la même patience qu'avant. Il leur faut quelque chose de concentré, qui va droit au but." S'adapter sans trahir l'oeuvre, une nécessité qui s'impose au metteur en scène. "Philippe a une démarche populaire qui me plaît beaucoup et qui m'a convaincue de lui écrire l'adaptation qu'il souhaitait", sourit Marguerite-Marie Lozac'h.

Vendredi 21 janvier : Première lecture
Un peu plus de trois mois avant d'affronter le public, les comédiens se rassemblent pour la première lecture, et se découvrent pour certains d'entre eux. "Le choix se fait surtout sur la base des connaissances, explique Philippe Leclaire. Le théâtre, c'est un peu comme une grande famille. Il y en a avec qui j'ai travaillé, et pour d'autres, on me les a recommandés." Même en costume de ville, leur physique n'est pas anodin. Comme celui de Michel Grand, au doux regard impavide et aux long cheveux blancs, qui jouera le devin Tirésias. Visage apache aux traits aquilins soulignés par des sourcils abondants, Michel Miramont est, quant à lui, taillé à la colère de Créon, le roi terrible.

Pour l'heure, on s'en tient à une approche spontanée, et les comédiens disent le texte comme il vient. Il s'agit surtout de prendre un premier contact collectif avec l'oeuvre. Le phrasé est encore hésitant, on trouve difficilement ses mots, la phrase ne s'écoule pas naturellement sous la langue. Exercice périlleux pour Michel Miramont, qui bute sur plusieurs mots. La tentation vient de retoucher une réplique, et Philippe Leclaire ne s'y oppose pas, tant que le sens général est préservé.

Mais cette première rencontre collective est aussi l'occasion de mettre au point le calendrier des répétitions. Trois séances de travail de trois heures par semaine sont programmées. Car pour la plupart, les comédiens mènent deux ou trois projets de front. A côté de Sophocle, il y a la prochaine adaption de Molière, ou le spectacle de Brecht. Comme l'explique Hassan Tess : "Apprendre son texte demande une attention très vive pour ne pas se laisser contaminer par les autres rôles."