MILO RAU, DIRECTEUR DU NTGent ET DU WIENER Festwochen a clôt l'an dernier sa "Trilogie de l'Antiquité" en présentant à Avignon une actualisation de la tragédie d'Antigone. Comme il l'avait déjà fait dans ses deux premiers volets, Oreste à Mossoul et Le Nouvel Evangile, où le fils d'Agamemnon, puis Jésus, étaient plongés dans les ruines de l'ancienne capitale de l'Etat islamique en Irak et dans un camp de réfugiés italiens proche de la ville de Matera, le metteur en scène suisse déplace Antigone de la mythique cité de Thèbes à la région de Parà au Brésil, où la jungle amazonienne se trouve détruite par des grands groupes de l'agro-industrie : jungle au sein de laquelle les indigènes se battent à armes inégales pour préserver leurs terres. Avec ce troisième volet, Milo Rau continue alors son questionnement : la tragédie grecque permettrait-elle de traiter plus justement des conflits contemporains ? Qu'est-ce qu'une Antigone contemporaine aurait à nous apprendre sur nos luttes actuelles ? –
MILO RAU CHOISIT DE RAPPROCHER LE COMBAT des sans-terre à celui d’Antigone, figure de la résistance. La protestation politique répond alors aux tirades de Sophocle et à la reconstitution du massacre de dix-neuf manifestants par l’armée en avril 1996. Tourné en partie au Brésil, le spectacle oscille entre jeu au plateau, projections filmiques, musique et chant, intensifiant le « réalisme global » cher à Milo Rau, qui sculpte une Antigone amazonienne plus radicale que jamais. – Rencontre de deux mondes
TANDIS QU’AUX PRÉMICES D’ANTIGONE, POLYNICE ET ÉTÉOCLE, les deux fils d’Œdipe, se livrent un combat sans merci pour gouverner Thèbes, jusqu’à s’entretuer, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) connaît, lui aussi, à plusieurs millénaires d’écart, un véritable bain de sang. Le 17 avril 1996, alors que des activistes de ce mouvement, qui milite depuis les années 1980 pour le droit des paysans non propriétaires à disposer de terres cultivables, bloquent une route fédérale, la police militaire intervient pour les déloger et exécute dix-neuf manifestants. Parmi eux, Milo Rau identifie Oziel, un jeune homme, Polynice moderne, meneur sacrifié d’une rébellion contre l’ordre établi. Pour Frederico Araujo, il était plus complexe d’incarner ce jeune homme, de l’honorer, de le faire revivre, que de jouer Antigone.
ANTIGONE IN THE AMAZON PREND AINSI PLACE DANS L’AMAZONIE BRÉSILIENNE, un territoire aujourd’hui pris en étau entre la déforestation, les intérêts économiques et la résistance des populations locales. Le dramaturge de Milo Rau, le brésilien Douglas Estevam, aujourd’hui chargé de culture pour le Mouvement des sans-terre (MST), avait travaillé pour Augusto Boal, figure du théâtre brésilien qui a souvent collaboré avec le MST. Milo Rau raconte qu’« en février 2020, les activistes du Mouvement en Amazonie […] ont pris en charge l’organisation d’un atelier avec une centaine de personnes. Un groupe pouvait tourner des films, un autre constituait le chœur. Il existe là-bas une grande tradition du travail choral ». C’est ainsi que commence la réécriture de la tragédie, associant comédiens professionnels et non professionnels, agriculteurs, activistes… « Nous avons conçu la scénographie dans cette plantation qui a été depuis légalisée. Nous avons donc travaillé sur la route où s’est déroulé le massacre et dans la forêt tropicale. »
LE THÉÂTRE DE MILO RAU EST EN CONSTANTE RECHERCHE d’un dialogue entre l’Occident et les réalités indigènes. Dans Antigone in the Amazon, celui-ci est permis par la rencontre directe entre les comédiens européens et les communautés amazoniennes. C’est ainsi qu’Antigone, incarnée par Kay Sara, une actrice brésilienne, devient à la fois un symbole de résistance contre l’autorité mais aussi un porte-voix de la résistance écologiste indigène, contre la violence qui défigure la terre amazonienne.
– Allégorie de la lutte
DANS LA TRAGÉDIE ANTIQUE, ANTIGONE DÉFIE LE ROI CRÉON en enterrant son frère Polynice, malgré l’interdiction de celui qui incarne la loi de la cité. Si cet acte de résistance, motivé par un sens profond de la justice, lui coûte la vie, il soulève des questions universelles sur la loi, la famille, et la moralité. Milo Rau transpose donc ce conflit dans le cadre des luttes contemporaines, où les lois du marché et de la politique détruisent la terre et les cultures locales. Antigone – Kay Sara – au côté d’un chœur composé de survivants du massacre contre le mouvement MST, devient alors une allégorie de la lutte pour la justice sociale et écologique, une résistante qui refuse de se plier à un ordre injuste, qu’il soit militaire, politique ou économique.
LA RADICALITÉ DE CETTE NOUVELLE ANTIGONE se manifeste ainsi par son engagement dans des luttes concrètes et actuelles – parallèlement au spectacle, Milo Rau et le MST ont d’ailleurs lancé la campagne Punish Nutella. Elle n’est plus simplement un personnage mythologique, mais un symbole de toutes celles et ceux qui, dans le monde, s’opposent aux forces destructrices du capitalisme, de l’exploitation des ressources naturelles et de l’oppression des peuples autochtones. L’acte de rébellion d’Antigone se déplace alors du royaume de Thèbes, de la tragédie grecque, aux combats contemporains, où l’urgence de la lutte est tangible, concrète. Mais ici, la parole d’Ismène face à sa sœur est différente : il ne s’agit pas de se soumettre aux lois afin de ne pas renoncer à la vie, il s’agit plutôt d’éviter de mourir, afin de pouvoir continuer la lutte. Antigone est ici plus rationnelle et réfléchie. Si selon Milo Rau, « les Grecs ont inventé la tragédie pour abolir le tragique, afin de trouver une méthode et un chemin en dehors de l’antagonisme », pour le MST, le suicide ne pouvait pas être une option.
AU RYTHME DE LA MUSIQUE DE PABLO CASELLA, SUR SCÈNE, Antigone in the Amazon restitue bien la confrontation entre les garants de l’ordre établi, Créon et son fils Hémon – fiancé d’Antigone – , incarnés par des comédiens européens – Sara De Bosschere et Arne De Tremerie –, et les porteurs d’une voix dissidente : Antigone, Polynice, Ismène, Tirésias et le chœur, campés par des acteurs et des activistes brésiliens – Kay Sara, Ailton Krenak, Gracinha Donato et des militants du MST, présents uniquement à l’écran, et Frederico Araujo.
– Miroir des luttes
SUR TROIS PANS SERONT PROJETÉES DES SÉQUENCES FILMÉES, répondant ou redoublant dans un dialogue éloquent les séquences qui se déroulent, en direct, au plateau. «?Il est des choses monstrueuses, mais rien n’est plus monstrueux que l’humain ». Ainsi commence par exemple la pièce, après le prologue – et la présentation, peut-être un peu trop narrative, du projet de création – avec à l’écran le chœur qui entonne son chant, tel une diatribe contre les protagonistes sur scène. Si l’on peut regretter que certaines vidéos soient un peu redondantes avec ce que jouent les comédiens, on comprend cependant que ces projections viennent prolonger la terre qui jonche la scène, reliant le spectateur de manière immersive, presque sensorielle, à la terre amazonienne. Ces scènes, si elles dévoilent les réalités brutales du monde moderne, restent fidèles à la force symbolique du mythe, notamment lors de la mise en scène de Tirésias, dont le corps se prolonge de manière spectrale grâce à la projection vidéo dans la fumée qui envahit la scène.
OUTRE SA DIMENSION ESTHÉTIQUE, LE DIALOGUE ENTRE théâtre et cinéma renforce le message de la pièce. En effet, cela transforme la scène en un lieu de partage et de résonance, en un véritable lieu d’échange entre les cultures. Milo Rau intègre aux scènes d’Antigone des vidéos du travail de création réalisé en Amazonie et crée ainsi une analogie entre la fiction théâtrale et la réalité. Ces images filmées in situ viennent dialoguer avec l’action scénique. La vidéo agit alors comme une extension de l’espace scénique, un miroir de la réalité actuelle qui ne se contente pas seulement d’illustrer l’action sur scène mais en devient un prolongement, une amplification. Là où la pièce se déroule dans l’espace clos du théâtre, la vidéo ouvre une fenêtre vers le monde extérieur. Elle donne un poids supplémentaire aux luttes incarnées par les personnages sur scène. Cela transforme le théâtre en un acte de témoignage et de résistance, faisant en sorte que les luttes des peuples indigènes deviennent indissociables du récit théâtral.
LEUR INCLUSION DANS LE PROCESSUS VIDÉO ne se limite pas à un simple décor ou accompagnement esthétique. L’usage de la vidéo renforce aussi l’aspect collectif de la pièce. Elle porte et diffuse la parole de ceux qui, traditionnellement, ne sont pas entendus sur les scènes des grandes villes européennes ; et permet aux communautés locales d’être « présentes » et de participer activement au processus de création. Les projections ouvrent des espaces de temporalité multiple : le passé mythologique d’Antigone se mêle au présent de la forêt amazonienne, créant une sorte de récits entremêlés. Ce mélange permet d’élargir le sens de la pièce, en ancrant les événements dans une histoire où le passé, le présent et le futur se rejoignent dans un même combat, celui pour la justice.
– Une Antigone pour aujourd’hui
DÈS LORS, CE QUE MILO RAU PARVIENT À CRÉER avec son Antigone in the Amazon c’est un acte de solidarité entre les peuples, un appel à la résistance collective contre l’oppression, une forme de théâtre engagé, et donc profondément humain, qui dépasse les frontières spatiales et temporelles. Les brésiliens qui jouent aux côtés des comédiens professionnels sont acteurs du récit autant que témoins d’une histoire. Loin d’être un simple souvenir du passé, cette Antigone – sculptée non dans le marbre mais dans une terre menacée – est une figure actuelle, nécessaire face aux violences systémiques qui ébranlent notre monde.
ANTIGONE IN THE AMAZON FUSIONNE LA STRUCTURE DRAMATURGIQUE du mythe avec la réalité. Avec ce « théâtre du réel », Milo Rau propose une forme scénique qui dépasse la fiction pour interroger directement le monde contemporain et proposer un espace de partage, de résistance et de réflexion. On pourrait reprocher à certains égards à la pièce son côté « reconstitution du tournage » ou encore les témoignages des comédiens parfois digressifs, mais la pièce ne cherche pas à s’échapper dans l’abstraction théâtrale et entend nous confronter aux enjeux du présent, à des questions éthiques et morales, rôle de la tragédie dans la cité antique. Dès lors, il fallait passer par cette exposition des mécanismes de pouvoir, de domination et d’exploitation qui façonnent notre monde afin d’interroger le spectateur sur son propre rôle – première question qui fut d’ailleurs posée lors du bord de scène avec les comédiens.
AINSI, EN FAISANT DU THÉÂTRE UN LEVIER POUR INFLUER sur la réalité, le metteur en scène propose bien plus qu’une simple relecture du mythe grec : cette Antigone est un manifeste théâtral, un cri de résistance face aux oppressions contemporaines, qui met en lumière des combats vitaux, non pas uniquement pour un peuple, mais pour l’humanité de manière générale. Au-delà de son impact esthétique, Antigone in the Amazon éveille une conscience collective qui, si elle dérange, n’en éclaire pas moins le chemin vers l’avenir.
Emilie Combes ------------------------------- le 15 décembre 2024
Antigone in the Amazon, Conception et mise en scène Milo Rau Avec Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie et en video Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajá, Kay Sara, le chœur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST) Scénographie Anton Lukas Costumes Gabriela Cherubini, Jo De Visscher, Anton Lukas Lumière Dennis Diels Musique Pablo Casella, Elia Rediger Vidéo Moritz von Dungern, Fernando Nogari, Joris Vertenten
Théâtre National de Bordeaux (TNBA) Puis en tournée.
Les citations de Milo Rau sont extraites de l’entretien réalisé par Malika Baaziz lors du festival d’Avignon, 2023.