QU'ON NE S'Y TROMPE PAS, LE DERNIER SPECTACLE du metteur en scène suisse François Gremaud, Carmen. avec un point, n'est pas tout à fait Carmen, sans point. Carmen. est une pièce théâtrale et chantée qui "parle" de Carmen, le célèbre tragique opéra-comique de Bizet. Après avoir présenté Phèdre! et Giselle..., la 2B Compagny achève sa trilogie dédiée à ces trois figures féminines emblématiques des arts vivants : le théâtre, la danse et à présent l'opéra. Si le point de départ de ces créations était avant tout pédagogique - pour donner le goût du théâtre à des adolescents qui aborderaient le théâtre classique -, ici chaque spectacteur prendra plaisir à (re)découvrir ces gigantesques - et pourtant mal connues - figures du répertoire, par le biais d'un format reprenant tous les enjeux et toutes les caractéristiques des oeuvres, dans un vrai geste de théâtre populaire.
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Par Émilie Combes
LES TROIS PIÈCES ONT EN COMMUN, outre de voir les héroïnes mourir sur scène, de constituer des déclarations d’amour d’un auteur à son interprète principale. Georges Bizet a composé Carmen pour Célestine Galli-Marié, tout comme Jean Racine avait écrit Phèdre pour Mademoiselle de Champmeslé, son amante, et Théophile Gautier, Giselle, pour Carlotta Grisi à laquelle il vouait un amour passionnel. De la même manière que toutes les œuvres originelles ont été écrites par leurs auteurs pour des interprètes qu’ils admiraient, François Gremaud réécrit pour les siens des pièces sur mesure. Dans Phèdre ! Romain Daroles raconte, seul en scène, la célèbre tragédie de Racine, dans Giselle… Samantha Van Wissen raconte et danse le ballet de Théophile Gauthier, et c'est ici Rosemary Standley – voix emblématique des groupes Moriarty et Birds on a Wire, qui met en partage et explore l’œuvre de Bizet afin de toucher des publics différents.
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Laisser la place au public
ASSOCIER LE TITRE À UNE MARQUE DE PONCTUATION est commun à l’ensemble des pièces du triptyque : Phèdre !, Giselle… et Carmen. Si en tant que dernière pièce du projet, celle-ci appelait assez naturellement un point final, ce choix est aussi lié pour François Gremaud au fait que « le point est un signe qui suggère très peu de sens ». Il a justement essayé de « souligner le moins possible ce que raconte l’œuvre », trouvant important de laisser au public une marge d’appropriation.
ET POURTANT, CE SIMPLE POINT, TOUT COMME LE SPECTACLE, est un appel – et les innombrables adresses et marques phatiques du langage qui jalonnent le texte en sont des gages : « bon », « alors, « et alors là », « donc, oui »... Convoquant le grammairien Jacques Drillon au seuil de son livret, François Gremaud nous rappelle que le point, « lorsqu'il est employé après des phrases brèves acquiert un pouvoir exclamatif. […] Il prête ces sentiments au lecteur, condamné à s'émerveiller. Le point, dans de tels cas, n'exprime pas : il provoque. » (p. 5). Et provocante, c’est ce que l’œuvre de Carmen et son personnage furent dès leur création : « la première en excitant les passions dans la salle, la seconde en enflammant les cœurs sur la scène ; l’une en bravant les codes en vigueur, l’autre en défiant – en même temps que les hommes et son propre destin – les mœurs de son temps » (p. 6).
ACCOMPAGNÉE PAR LA MUSIQUE LIVE DE CINQ MUSICIENNES, À L’ACCORDEON, la harpe, la flûte, le violon et le saxophone, Rosemary Standley s’attelle donc à l’éprouvante mais exaltante tâche de restituer une version condensée et un peu revisitée de la partition de Bizet. Seule sur scène, elle campe tous les rôles, masculins comme féminins, et alterne le narratif et le chant, la virtuosité et la simplicité, ouvrant l’interprétation du spectateur.
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L’art de l’illusion
LE SPECTACLE COMMENCE COMME UNE SORTE de conférence théâtralisée où Rosemary Standley nous parle de la naissance de l’opéra-comique et de celle de Carmen. L’art de l’hypotypose permet à la chanteuse de rendre visible le décor de chaque scène et de faire peu à peu défiler sous nos yeux l’histoire de cette bohémienne rebelle et séductrice, attachée à sa liberté. Tout cela au cœur d’un espace vide, où seulement deux chaises serviront les – menus – jeux de scènes, ou bien viendront symboliser de manière décalée l’« important changement de décor » (p. 41) entre les Actes. La forme choisie par le metteur en scène privilégie le récit à l’action, la puissance de l’imaginaire à la réalisation matérielle.
GREMAUD, TOUT COMME PETER BROOK EN 1983, LIVRE en effet à son tour une version drastiquement dépouillée, débarrassée de tout artifice, puisque la Séville haute en couleurs avec ses brigadiers et ses cigarières, l’auberge animée de Lillas Pastia, les montagnes reculées ou encore l’arène où la foule acclame le toréador ne se donnent à voir que par la force d’évocation de la narratrice : « En fond de scène, une toile peinte représente une enfilade de bâtiments qui semblent border une rue qu’on ne voit pas mais qui, depuis les coulisses, permet d’arriver sur scène, en passant, comme ça, sous l’arche d’un petit pont de pierre […] Donc, oui, il faut s’imaginer, mais bon, encore une fois, on est au théâtre, on est là pour ça » (p. 18).
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Restitution et distance
LA CRÉATION DU SPECTACLE EST LE RÉSULTAT d’un important travail de recherches de la part de Gremaud, associé à la volonté de les mettre en partage. Le public est alors à la fois captivé par le contenu de l’œuvre mais aussi par sa genèse – l’origine de l’opéra-comique à partir de 1714, l’évolution du genre jusqu’au XIXe siècle – et le cheminement qu’a été celui de Georges Bizet en adaptant la nouvelle dramatique de Prosper Mérimée. Le spectacle associe donc différents niveaux de narration, oscillant entre les prises de paroles de Rosemary Standley-narratrice – qui nous raconte le contexte historique de création et relate les principales étapes de la fable, son esthétique musicale et textuelle –, et la Rosemary Standley-personnage qui chante et incarne l’ensemble des protagonistes.
GREMAUD SÉDUIT LE SPECTATEUR ET INSUFFLE DU RYTHME à la narration de sa performeuse en disséminant au sein de son récit diverses anecdotes pleines d’humour, que ce soit sur les spectateurs présents le soir de la première, ou encore sur l’écriture du « tube » : « L’amour est enfant de Bohème » : « Eh bien, figurez-vous que cette chanson, composée par Bizet pour l’entrée de Carmen, ne plaisait, mais alors, pas du tout à Célestine Galli-Marié, créatrice du rôle, qui voulait dès son arrivée asseoir son personnage. Aussi, c’est pendant les répétitions – après 13 tentatives, quand même ! – que sur le rythme d’une Habanera cubaine – qui donc, encore une fois, n’a rien d’espagnol – Bizet a fini par écrire LE tube » (p. 28). Gremaud s’amuse alors du fait que pour l’un des plus célèbres airs de l’opéra français, la musique ne soit pas du compositeur et les paroles, pas celles du librettiste.
LE TRAVAIL DE RESTITUTION PERMET D’AVOIR L’IMPRESSION d’être dans la salle Favart de l’Opéra-Comique de Paris, le 3 mars 1875, en compagnie d’Offenbach, Massenet, Gounod, Dumas fils ou encore Alphonse Daudet qui tarde à s’asseoir et au sujet duquel la narratrice ajoute : « bon, on va attendre un peu, le pauvre, vous savez qu’il y a 3 ans Bizet a composé la musique de son Arlésienne, qui comme les autres pièces de Daudet, hélas, a fait un four, bon, comme quoi il est possible d’être à la fois au four et au moulin. Oui, non, je vous prie de m’excuser, Monsieur Daudet, vous savez, moi je ne suis que l’interprète de ces mauvais calembours » (p. 19). Mais cette remise en contexte permet aussi au spectateur d’apprendre qu’avant de devenir un succès planétaire, Carmen fut boudée par le public et la critique, tant elle choqua, dès cette première représentation qui fut un désastre.
LA RÉALITÉ HISTORIQUE ET LES ENJEUX TRAGIQUES et dramatiques de l’œuvre sont bien là, mais Gremaud se plait à instaurer une certaine distance et à disséminer de l’humour à cette trame connue de tous. Par exemple, le lien exagérément fusionnel que Don José entretient avec sa mère apporte une tonalité grotesque au personnage. L’auteur s’amuse aussi ponctuellement à modifier quelques paroles, et la narratrice-chanteuse prend parfois l’accent du Midi ou se permet quelques remarques sur les résonnances actuelles de la fable, qu’ils s’agisse de la corrida ou de la violence de Don José : « Alors, juste une petite parenthèse, là, dans l’histoire, Micaëla, elle voit tout ça, là, la violence de Don José, et elle reste. Alors j’espère qu’on est d’accord, avec ce genre de bonhomme, désormais, on ne reste plus. On l’a déjà dit ailleurs, désormais, on se lève et on fait ce que Don José s’apprête d’ailleurs à faire. Bon, je pars, dit-il » (p. 66).
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Force vitale
MALHEUREUSEMENT, BIZET MEURT TROIS MOIS jour pour jour après la première représentation de Carmen, « sans rien connaître du succès que finira par remporter son héroïne, aussi libre, vivante et joyeuse que sa musique » (p. 72). La pièce de Gremaud souligne la dimension scandaleuse de Carmen dans le contexte du XIXe siècle, mais comme dans Phèdre ! et Giselle… auparavant, et ce malgré l’issue tragique, il est aussi question de joie et de ravissement. Selon le philosophe Clément Rosset, « le génie de Bizet dans Carmen est d’avoir exprimé mieux que jamais le divorce entre ce que dit un livre et ce qu’en pense la musique : la joie musicale contre les tristesses de la vie » (p. 6).
CONTRASTES ET JEUX D’OPPOSITIONS QUI ONT SANS DOUTE fait le succès de cet opéra. Tout comme le livret de Gremaud, celui de Carmen était jalonné de contrastes entre scènes tragiques et passages plus légers, oscillait entre scènes chorales et moments plus intimes. Lors du dernier changement de décors, la narratrice attire l’attention du spectateur sur la situation de Bizet que plus personne n’ose venir trouver à l’entracte : « Il fait peine à voir, son regard est aussi triste et terne que la musique de son Troisième entracte est fiévreuse et colorée » (p. 66). « Colorée », un adjectif sur lequel nombres de critiques s’accordent pour désigner la musique de Bizet, expressive et entraînante, aux mélodies faciles à mémoriser. Si Carmen est une œuvre qui a provoqué, Carmen. elle, incite à la joie, à l’émerveillement permis par cet « ici et maintenant » propre au théâtre.
Emilie Combes
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le 22 octobre 2023
Carmen.,
Conception et mise en scène François Gremaud,
D’après Henri Meilhac et Ludovic Halévy,
Avec Rosemary Standley,
Musique de Luca Antignani, d’après le livret de Georges Bizet,
Musiciennes en alternance : Laurène Dif, Christel Sautaux à l’accordéon, Tjassha Gafner, Célia Perrard à la harpe, Héléna Macherel, Irene Poma à la flûte, Sandra Borges Ariosa, Anastasiia Lindeberg au violon, et Bera Romairone, Sara Zazo Romero au saxophone.
Scène Nationale Carré-Colonnes (Saint-Médard-en-Jalles)
Plus d’infos ici.
Teaser du spectacle ici.
En tournée en France et en Europe :
- 16 et 17 novembre 2023, Espace 1789, Saint-Ouen
- 24 novembre 2023, TNB, Rennes – CDN
- 28 novembre 2023, Théâtre de Grasse
- 29 novembre 2023, Théâtre d’Arles
- 30 novembre 2023, La Garance, Scène nationale de Cavaillon
- 19 au 23 décembre 2023, Célestins, Théâtre de Lyon
- 12 mars 2024, Les Théâtre de Compiègne
- 14 mars 2024, Le Bateau Feu, Scène nationale Dunkerque
- 26 mars 2024, Le Reflet, Théâtre de Vevey (CH)
- 29 mars 2024, Bonlieu Scène nationale Annecy
- du 9 au 13 avril 2024, Théâtre national Wallonie-Bruxelles (BE)
- du 23 au 27 avril 2024, Théâtre de la Cité, CDN Toulouse Occitanie
- du 21 au 26 mai 2024, Le Maillon, Théâtre de Strasbourg © Dorothée Thébert Fillige.