Ces femmes qui comptent.
Le genre de l'enseignement commercial en France au XIXe siècle,
Marianne Thivend,
Presses Universitaires de Lyon.
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En deux mots
Marianne Thivend a fait paraître en 2024, aux Presses Universitaires de Lyon, un ouvrage passionnant, Ces femmes qui comptent. Le genre de l’enseignement commercial en France au XIXe siècle. Maîtresse de conférences à l’université Lumière Lyon 2, codirectrice de publication de la revue Genre & Histoire, spécialiste de l’histoire contemporaine de l’éducation et de l’histoire des femmes et du genre, elle offre ici une analyse extrêmement précise d’un phénomène largement méconnu, la construction de l’enseignement commercial par et pour les femmes au XIXe siècle.
L’ouvrage s’attaque aux « silences de l’histoire » (page 9) en croisant plusieurs champs historiographiques rarement étudiés ensemble : l’enseignement technique, l’éducation des filles, le travail des femmes et la comptabilité. Il se distingue par sa focale portée sur les marges de l’enseignement technique pour mieux en comprendre son centre : traditionnellement, le rôle des femmes au travail est examiné à travers des métiers de prestige ou au contraire déclassés, en mettant par exemple l’accent sur la sténodactylographie. C’est cet écueil que Marianne Thivend cherche à éviter, convoquant une grande variété de sources (parmi lesquelles des annuaires commerciaux, des rapports de syndics, des cartes de visite, des jugements de prud’hommes, des registres de mariage, la presse économique et politique ou des comptes-rendus des congrès féministes) pour contourner les biais de genre présents dans les archives. En cela, si l’historiographie française a généralement privilégié les formations menant aux hautes sphères sociales, négligeant les métiers plus populaires et les marges de la comptabilité, Ces femmes qui comptent explore ces espaces marginaux, tels que les petites entreprises et les domiciles, en montrant que les femmes ont joué un rôle crucial dans l’histoire de la formation commerciale, et en étudiant l’impact des femmes pionnières, enseignantes et administratrices qui ont exercé une influence significative dans ce champ.
Le livre s’articule autour de plusieurs chapitres. Le premier examine la création pionnière du cours Lyonnais en 1857, fondé par Élise Luquin, et se demande si ce modèle peut être exporté. Le deuxième explore la diversité des initiatives locales qui ont développé une première offre de formation commerciale pour les filles et les femmes jusqu’aux années 1880. Le troisième suit les pionnières, Élise Luquin à Lyon et Marguerite Malmanche à Paris, devenues inspectrices de l’enseignement commercial des filles, retraçant leurs efforts pour intégrer la formation des filles et des femmes dans le mouvement d’institutionnalisation de l’enseignement technique. Le quatrième analyse leurs ambitions intellectuelles et pédagogiques à travers la publication de manuels et l’élaboration de programmes de formation, confrontées aux réalités en classe. Enfin, le cinquième chapitre étudie l’impact social et de genre de l’enseignement commercial et comptable en suivant les élèves sur le marché du travail, explorant les voies d’autonomie économique, sociale et politique qu’ont pu offrir ces formations.
Grâce à cet ouvrage, Marianne Thivend permet de saisir les enjeux des trajectoires passionnantes de ces pionnières, de retracer une histoire méconnue de l’élaboration de l’enseignement commercial au féminin au XIXe siècle. Mais Ces femmes qui comptent offre avant tout une fenêtre extrêmement originale et pertinente pour saisir les enjeux des luttes féminines et féministes du XIXe siècle. Car en effet, comme l’indique l’autrice, « Étudier les femmes pionnières de l’enseignement commercial a […] contribué à éclairer l’histoire des féminismes dits “de la première vague”. » (page 262). La forme même de l’ouvrage, faisant s’alterner des études de cas précises et des prises de hauteur qui permettent de recontextualiser ces itinéraires dans les questionnements de genre qui présidaient alors, sert ce propos. Dans la mesure où « l’outil d’analyse du genre permet de comprendre comment les formations masculines se construisent aussi par rapport aux formations féminines et en réaction à l’avancée scolaire des filles et des femmes en général » (page 258), c’est une histoire des rapports de genre au XIXe siècle que l’on lit, dans laquelle tout lecteur ou lectrice intéressé(e) par ces champs d’études trouvera des questionnements pertinents à réinterroger.
Ces femmes comptent donc à double titre. En apprentissage ou après avoir suivi leur enseignement commercial, elles permettent aux « invisibles » (215) de l’histoire de trouver une voix, et de sortir, ici, à la suite de grands travaux historiographiques initiés par des figures telles que Michelle Perrot, des « silences » auxquels elles ont si longtemps été reléguées. –
Cécile Rousselet
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le 31 mai 2024
Ces femmes qui comptent. Le genre de l'enseignement commercial en France au XIXe siècle,
Marianne Thivend,
Presses Universitaires de Lyon,
Parution 2024,
320 pages,
22,00 €