La Vie d'outre-tombe du Roi Salomon,
Marc Bloch,
Presses Universitaires de Lyon,
Août 2024.
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En deux mots
Au milieu de l’été a paru aux Presses Universitaires de Lyon un petit ouvrage, d’une centaine de pages, mais d’une remarquable pertinence : la réédition critique de l’article de 1925 de Marc Bloch, « La Vie d’outre-tombe du roi Salomon ». Dans celui-ci, l’historien part de deux « historiettes », une vie latine de Saint Édouard le Confesseur (vers 1200) et une chronique du règne de Charles VI par Jean Jouvenel des Ursins (vers 1431), qui tentent chacune d’apporter une réponse à un obstacle théologique.
Le problème est le suivant : le Livre des Rois explique précisément comment Dieu punit Salomon de son infidélité (1 Rois 11, 3), mais pas ce qu’il advient du roi d’Israël dans l’autre monde. Or, pour l’Église d’Occident, qui « imaginai[t] par-delà la mort un système de récompenses et de châtiments infiniment plus exact et plus minutieux [que dans la tradition talmudique et coranique] » (p. 53), cet exposé du châtiment divin ne suffit pas. C’est donc à la poursuite des légendes décrivant ce qu’a pu être « la vie d’outre-tombe du roi Salomon » que Marc Bloch s’engage avec ces deux historiettes, mais aussi des écrits mystiques médiévaux, les formulations de Dante, les monuments et l’iconographie occidentaux, jusqu’au folklore oriental, et notamment slave.
Car c’est, selon lui, un véritable « mythe » qui émerge là, puisqu’« un récit qui donne corps et couleur à une idée religieuse plus ou moins abstraite, qu’est-ce, au fond, sinon un mythe ? » (p. 62). Un mythe qui apporte ce que l’historien nomme « réponse transactionnelle » à cette « “fameuse question” du salut de Salomon » (p. 60) : « Là où la spéculation pure avait en vain cherché une solution qui ralliât tout le monde, l’imagination fournit la réponse, et, ce qui est bien curieux, une réponse transactionnelle : Salomon sera châtié dans l’autre vie […] mais sa peine, cruelle ou légère, selon les versions, n’est dans aucune des deux présentée comme éternelle – et voilà les indulgents satisfaits ! » (p. 62)
Le texte, publié initialement dans la Revue belge de philologie et d’histoire, pourrait mériter à lui-seul cette réédition. Mais s’ajoutent à la qualité de cette publication son encadrement par deux écrits, une présentation de Florence Hulak (professeure des universités de science politique à l’Université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis) et une postface de Julien Théry (professeur des universités en histoire médiévale à l’Université Lumière Lyon 2), qui la contextualisent de manière éminemment précise et complémentaire. Si la première s’attache principalement à situer Marc Bloch dans l’histoire des pratiques historiographiques et de la pensée du mythe (vis-à-vis des positions de Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil, Marcel Détienne ou Paul Veyne), elle relève aussi ce qui fait la profonde originalité du texte, notamment dans ce qu’il offre aux débats sur l’observation (directe ou indirecte) en histoire et sur la pertinence et les enjeux méthodologiques du comparatisme dans la discipline. Car en effet, comme elle le remarque : « la pluralité des types de documents [mobilisés par Marc Bloch], mais aussi la période et l’espace parcourus sont immenses. Peu de travaux d’historiens s’autorisent un tel déploiement. » (p. 21). En ressort un éclairage extrêmement précieux sur ce que l’historien peut considérer comme une « vérité » du mythe, par-delà ses transformations et les jeux fictionnels dont il peut parfois être le support.
La postface de Julien Théry offre quant à elle un contrepoint d’une grande érudition à l’ensemble, et on soulignera tout particulièrement l’ouverture passionnante offerte par sa découverte d’une autre version écrite de la légende, sous la plume du kabbaliste Isaac ben Samuel d’Acre (XIIIe-XIVe siècles), qui, parce que les souffrances de Salomon relatées n’apportent pas une réponse à la question de la rétribution de ses débauches, mais plutôt un symbole de la shekhinah (la présence de Dieu auprès du peuple d’Israël en exil), témoigne du fait que « la même “fable théologique” est donc susceptible d’investissements différents, en fonction d’anthropologies distinctes. » (p. 100) Une belle manière de prolonger et d’amplifier le propos de Marc Bloch de 1925, lui donnant à la fois la preuve de sa pertinence et de son étonnante actualité. –
Cécile Rousselet
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le 29 septembre 2024
La Vie d'outre tombe du Roi Salomon,
Marc Bloch,
Texte présenté par Florence Hulak et Julien Théry
Presses Universitaires de Lyon,
Parution août 2024,
112 pages,
10,00 €