Eastern Plays, le soleil a rendez-vous avec la lune
Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, avant de remporter le Grand Prix du Jury ex-aequo au festival Premiers Plans d'Angers, le film du bulgare Kamen Kalev, Eastern Plays, en salles le 10 mars, est une fable en clair-obscur sur la cruauté du monde contemporain. Derrière la pellicule lumineuse, un théâtre des affrontements sanguinolents d'une réalité trop réelle, suintant de la noirceur de l'humanité, à l'image de l'acteur incarnant le personnage d'Itso (Christo Christov, 1969-2008), disparu avant la fin du tournage.
Kamen Kalev grandit en Bulgarie, à Burgas, où il rencontre l'acteur Christo Christov, celui-là même à qui il donne le rôle principal de son premier long métrage,
Eastern Plays. L’état de la production cinématographique nationale le pousse alors à regarder du côté de l’Hexagone : "
Je regardais bien des films, mais pendant la période communiste, nous n'avions accès qu'à des comédies idiotes." Après un passage par la FEMIS, section image, il retourne néanmoins au pays, soucieux de mettre à profit ce qu‘il a appris sur le sol français.
Eastern Plays est aussi, à une autre échelle, affaire d’exil : deux frères, deux familles et deux cultures, se rencontrent. Georgi (Ovanes Torosian) laisse son frère Itso à l'agonie dans une rue de Sofia alors qu'il vient de prendre la défense d'une famille turque, en transit dans la capitale, attaquée par un groupe de néonazis. Les contraires fraternels se repoussent, avant de se retrouver magnétisés par l'aimant familial. Georgi retrouve le frère qu’il a laissé pour mort un peu plus tôt dans la rue, autour de la table dominicale.
Les deux frères s’entendent sur leur dégoût commun pour leur belle-mère qui passe ses journées devant les images factices du monde aseptisé de
Music Idol et
Big Brother. De l‘autre côté, il y a la famille turque dont l'équilibre semble reposer sur Isil, jeune fille lumineuse incarnée par Saadet Iksil Aksoy. Itso le Capulet rencontre Isil la Montaigu, comme si la lune tombait sur le soleil.
Eastern Plays se construit ainsi dans l'interstice de la contradiction, à l’image de la capitale bulgare que Kamen Kalev utilise comme décor de son film : "
C'est une ville pleine de contrastes qui m'inspirent beaucoup. Richesse et pauvreté s'y côtoient. Il s'y passe des choses surréalistes, belles, douces ou mauvaises."
Les jeux des personnages se nouent et se dénouent dans une ronde incessante, des "
jeux de l’Est" chorégraphiques et orchestrés par une bande originale portée par le groupe Nasekomix. Ainsi chantent-ils, dans "
Injectsong" : "
Injecte moi de l’amour", écho aux tourments de la toxicomanie dans laquelle est plongé Itso. "
Je veux aimer tous les êtres humains, je veux les embrasser, mais je n'y arrive pas", explique le personnage à la fin du film, lors d’une séquence chez le psychiatre.
"J'avais assisté à une vraie séance de thérapie de Christo Christov et je savais qu'à l'issue de chacune d'elles, il pleurait, poursuit le cinéaste. Cette séquence n'était pas écrite dans le scénario, nous avions juste des repères. Ce n'était pas son vrai psychologue, mais un thérapeute croyant. Je voulais que son discours soit très décalé et n'aide pas le personnage. Quand Christo Christov a appris que le psy était croyant, il a dit que ça n'irait pas du tout. J'attendais beaucoup de cette confrontation car je savais qu'elle aurait un impact fort." Bien qu'
Eastern Plays soit ancré dans un contexte politique, il est irrigué d'amont en aval par la question de l’identité masculine, pétrie du désespoir du personnage de Christo Christov qui jaillit dans chaque recoin de l'image, lui que son frère a laissé pour mort.
Eastern plays : l'Est joue. Mais tout autant : les pièces de théâtre de l'Est. Il s'agit davantage d'un regard détaché de Kalev sur son propre pays que d'un pamphlet sur la situation politique de la Bulgarie. Le long métrage n’est pas attaché à ses terres, le cinéaste entend y porter un propos "
universel" : "
J'aurais pu aussi bien tourner cette histoire à Paris, à Berlin ou en Suède avec une famille marocaine qui se fait agresser." Et retrouver partout la figure de Georgi, garçon rongé par la confusion, pris en étau entre le collectif étouffant et les pulsions individuelles. C’est l'homme comme figure, et non rouage d’un tout social, qui intéresse Kamen Kalev, comme le montrent ces plans récurrents sur les visages frappés de lumière, coincés dans une réalité maussade.
L’ironie triste prend le dessus, et les personnages évoluent sur fond d'affrontements. Niki (Nikolina Yancheva), la petite amie d’Itso, lui demande, lors de son anniversaire : "
Qu'est-ce qui te manque ?" Réponse immédiate : "
Du sel." A la table voisine, Isil se demande "
ce que le chinois moyen pense du Tibet". Ses parents ne l'écoutent pas. Le père, simplement, demande : "
C'est du poivre noir ?" "
Je ne sais pas", répond la mère. Isil et Itso s'attirent comme des contraires, comme la dépendance dure à la drogue d’Itso, et la dépendance douce d’Isil à ses parents, équation presque trop parfaite du yin et du yang, soulignée à plusieurs reprises (comme du sel et du poivre…), lestant le film de quelques scènes par trop appuyées, alors que la réalisation décentre ailleurs la vérité, évitant le pathos. Au cœur de ce dévoiement, Itso exprime une soif de vérité dont il pourrait se servir comme une balise pour se raccrocher au monde qui semble vouloir se débarrasser de lui. "
J'ai besoin de trouver une vérité et d'y croire", confie-t-il à son psychiatre, avant de s‘entendre répondre : "
80 % des artistes et des écrivains et scientifiques sont croyants", eux qui ont toujours su donner des repères aux évolutions des temps. Kamen Kalev est de ceux-là.