La peur qui bat
La 22ème édition du festival européen Premiers Plans, à Angers, a ouvert ses portes pour dix jours. En parallèle de la sélection officielle, où concourent les premiers longs métrages de jeunes réalisateurs, et d'un cycle consacré à Jean-Pierre Melville, la manifestation fait la part belle à "la peur au cinéma", avec vingt-trois classiques du Septième art horrifique. La rétrospective n'est pas la simple compilation de films cultes, courant de 1922 à 2008 : elle interroge la peur elle-même, comme une émotion complexe, tout autant étrangère qu’intime.
La peur est souvent associée à un genre cinématographique : le film d’horreur, depuis
Nosferatu de F. W. Murnau (1922) jusqu’à
Paranormal Activity d'Oren Peli (2009), en passant par les classiques
L’Exorciste de William Friedkin (1973),
Scream de Wes Craven (2006),
Halloween de John Carpenter (1978) ou encore
Massacre à la Tronçonneuse de Tobe Hooper (1974). Mais cela ne signifie pas qu'elle est l'apanage d'un genre. Ainsi, le film d’horreur, et son avatar, le "film gore", n’ont pas tant pour but d'effrayer que, comme leurs noms l’indiquent, de montrer des "horreurs". Les vagues d'hémoglobine et autres tortures physiques infernales provoquent dégoût, répulsion, voire un certain malaise physique qui pousse le spectateur à détourner le regard, plus que de la peur à proprement parler. Pour Arnaud Gourmelen, programmateur de la rétrospective "La peur au cinéma" du festival Premiers Plans, "
La peur est inhérente au cinéma. Le cinéma a convoqué la peur dès sa première projection - L'arrivée d'un train en gare de la Ciotat par les frères Lumières - et a conservé depuis, par son réalisme et sa puissance, sa capacité à véhiculer l'effroi. Cette thématique interroge notre plaisir de spectateur à regarder ces films : que venons-nous y chercher ?...". La peur n’aurait donc pas besoin d'artifices et effets spéciaux pour ronger la pellicule.
Qu’y a-t-il de commun, alors, entre l’effroi des spectateurs de
L’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat, et les phobies en tout genre ? Le danger qui gronde, au-dessus des têtes, prêt à tomber comme un couperet. La peur est toujours en creux, invisible et fuyante. En suspend. On a peur du vide parce que l’on pourrait potentiellement y tomber, tout comme le spectateur a peur d'un personnage maléfique par ce qu'il pourrait faire. La peur est formée par les doutes, les angoisses face à l’inconnu, à ce qui est radicalement différent. Aussi, sa mise en scène se fait toujours implicitement, dans le non-dit. L'apparition de Norman Bates dans
Psychose d'Alfred Hitchcock (1960) glace d'emblée, sans raison apparente. Et tant que ni l'identité ni les motifs du meurtrier ne sont révélés, la peur s'installe, se nourrissant de l'inconnu.
C'est donc l'étrange qui est au coeur de l'effroi, qu'il s'agisse d'une chose, une personne ou un lieu, tous ouverts à l'imprévisible. L'angoisse repose, dans bon nombre de longs métrages, sur la découverte d'un lieu : le vaisseau spatial d'
Alien, le huitième passager de Ridley Scott (1979), les profondeurs maritimes d'
Abyss de James Cameron (1989), l’hôpital de
L’Hôpital et ses fantômes de Lars Von Trier (1994)... De même, le monstre est toujours un corps étranger, qui ne parvient pas à s’intégrer dans son milieu à cause de ses différences - surtout physiques - et qui devient dangereux en même temps qu’il est rejeté par la société - à l'instar de
Frankenstein de James Whale
(1931) et
Edward aux mains d’argent de Tim Burton (1990). Ce dernier long métrage repose d'ailleurs sur l'idée que la peur ne peut exister pour elle-même, mais passe bien par la projection subjective de doutes sur l'étrange et l'inconnu. Elle est une émotion de la réception, et non de la production : Edward n'est pas un être effrayant ontologiquement, mais bien parce que d'aucuns voient en lui une menace, là où d'autres voient un objet amoureux.
Il semblerait que la peur au cinéma fonctionne sur ce double ressort, cette dialectique paradoxale et concommittente entre attraction et répulsion. Le philosophe Edmund Burke parlait déjà, dans
Recherches philosophiques sur l'origine de nos idées du beau et du sublime, bien avant la naissance du cinéma, d’"
horreur délicieuse" pour évoquer le plaisir éprouvé devant un objet qui suscite la peur. Le revers de l'effroi est la fascination qui peut, au cinéma, s'exprimer dans le soin porté à l'esthétique. Il en va ainsi du personnage de Max Schreck dans le
Nosferatu de Murnau, dont la silhouette squelettique, le petit buste massif porté par de longues et fines jambes, les longs doigts qui se terminent en immenses ongles, et les deux dents anormalement pointues qui dépassent légèrement de sa bouche dénotent l'effort porté aux détails et à la sophistication. La mise en scène de la peur implique la beauté, car l'attirance ne semble jamais très éloignée. Les insectes qui marchent sur le visage troué de Barbara Steele dans
Le Masque du démon de Mario Bava (1961), l’érotisme exacerbé du corps de Janet Leigh jusqu’à son meurtre alors qu’elle est nue sous la douche dans
Psychose, la beauté fragile du visage de porcelaine d'Eward aux mains d'argent sont trois façons de provoquer le désir dans l'épouvante, le sublime dans l'horreur.
L'incertain, le mystère est bien une machine à fantasmes, et l'envie de découvrir, la "pulsion scopique", se substitue au recul premier. La frontière de l'écran nourrit l'espoir secret d'aller au plus près de la monstruosité et de la violence. La victime devient un avatar du spectateur qui éprouve empiriquement l'horreur. La peur est hors de l'action : elle est le regard que l'on porte de l'extérieur, depuis son fauteuil rouge dans une salle obscure, à travers le trou de la serrure, dans l'attente de l'instant où la violence va éclater, même si les monstres revêtent la forme du quotidien. Ainsi, dans
Le Village des damnés de Wolf Rilla (1960), ce sont des enfants. Dans
Harry, un ami qui vous veut du bien de Dominik Moll (2000), un ami d'enfance. Dans
Le Voyeur de Michael Powell (1960), un homme timide et amoureux de sa logeuse. L’emblème de ce type de film est la série des
Bodysnatchers (Don Siegel - 1956 ; Philip Kaufman - 1978 ; Abel Ferrara - 1993) où les créatures prennent l’apparence des êtres humains qu’elles envahissent. L'inconnu se loge dans le banal, et tout, du regard insistant à un baiser échangé, devient potentiellement dangereux parce qu'empreint d'inquiétante étrangeté et d'imprévisible. Comme un diapason dont le sifflement ne s'estompe pas, et qui ne cesse de trembler.