SCULPTEUR DE FEMMES ? « VOYEUR PROFESSIONNEL » – comme il se qualifie lui-même ? iconoclaste ? misogyne ? Helmut Newton, né à Berlin en 1920 et mort en 2004 à Los Angeles, révolutionne assurément la photographie de mode pendant trois décennies. Dans son documentaire – Helmut Newton : l’effronté – le réalisateur Gero von Boehm rend hommage à son œuvre et aux contrastes qui la dominent, érigés chez lui en véritable principe de création. Le jeu entre provocation et espièglerie, l'imagerie fantasmatique déployée par le photographe, la mise en scène du nu et les scandales que déchaîne son travail s'égrènent dans l'histoire du photographe comme dans la narration filmée qui lui est consacrée. Si Helmut Newton, qui compte parmi les figures les plus influentes de son époque, a consacré une grande partie de son œuvre à célébrer les femmes – les mettant en scène libres et affranchies des codes sociaux – c’est ici au tour de ces femmes photographiées par Newton de tirer son portrait. – Par Émilie Combes
HELMUT NEWTON : L’EFFRONTÉ PART À LA RENCONTRE de ce légendaire photographe du XXe siècle, dans son travail comme dans sa vie privée, grâce à des enregistrements audio et vidéo tournés de son vivant. Pour ce nouveau documentaire, Gero von Boehm a eu un accès aux archives de la Fondation Helmut Newton. Son film se structure grâce à un montage entre ces extraits vidéo et les témoignages de celles qui ont croisé sa vie : Nadja Auermann, Marianne Faithfull, Sylvia Gobbel, Grace Jones, Phyllis Posnick, Charlotte Rampling, Isabella Rossellini, Claudia Schiffer, Hanna Schygulla, Carla Sozzani, Arja Toyryla, Anna Wintour…
Selon Gero von Boehm, "les femmes étaient ce qu’il y avait de plus important dans le travail de photographe d’Helmut. Il connaissait les femmes comme personne et les femmes le connaissaient. C’est pour ça que j’ai considéré que c’était à travers elles qu’il fallait raconter son histoire". À travers leurs regards se révèle un pionnier à l'humour insolent, en lutte contre le puritanisme. De son enfance dans l'Allemagne nazie à un Paris iconique immortalisé par ses photographies, elles retracent peu à peu la vie d’un génie, amoureux de la photo et épris de liberté. La construction filmique de Gero von Boehm offre donc le plaisir au spectateur de déambuler dans l’œuvre et dans la vie du photographe iconique, de découvrir ce qui le meut, la manière dont il travaille, les questions que son art pose, notamment en nous permettant d’accéder à des moments de vie, ou encore à des documents comme les planches contact de ses séries de photos.
MAIS CE FILM POSE ÉGALEMENT LA QUESTION DU RAPPORT entre les arts et la transgression. Outre le regard que sa création photographique porte sur le corps de la femme et les nombreux scandales qu’il a initiés, le photographe raconte son parcours, dès ses 13 ans, dans une Allemagne nazie où, en tant que juif, il dut faire face à la crainte permanente du risque. Cette expérience du totalitarisme a très certainement eu un impact sur sa personnalité espiègle et empreinte d’un fort goût pour la liberté, son attrait pour l’anticonformisme et son humour.
– Sculpter la femme
L’ŒUVRE D’HELMUT NEWTON SE CARACTÉRISE en premier lieu par la mise en scène de femmes sculpturales, mais qui ne dépasse jamais la limite de la vulgarité, et qui raconte une histoire. Les premières minutes du film plongent d’emblée le spectateur au cœur du travail du photographe et de son lien avec les femmes. Nous assistons alors à la construction de ses photographies, à son travail avec ses modèles : il construit les poses, sculpte leurs corps par les indications qu’il leur lance – "N’aie par l’air miséreuse, sois sublime", "Maintenant ne souris pas, prends un air dangereux" – et par son travail sur la lumière, qui non seulement crée les atmosphères, mais révèle une construction de leur personnalité. Il laisse place à l’imagination.
CET IMPORTANT TRAVAIL SUR LA LUMIÈRE et le noir et blanc n’est pas sans rappeler l’œuvre de Brassaï pour qui il nourrit un profond enthousiasme, et sa passion première pour les photos de nuit. C’est certainement pour cela que Newton aimait photographier ses modèles dans les rues de Paris, la nuit.
Aucun autre photographe du XXe siècle n'a réussi à mettre en lumière aussi clairement la force évocatrice du corps nu. Ce travail sur la nudité atteint son apogée lors du projet "Dressed and Naked" où quatre femmes sont devant l’objectif d’Helmut Newton. Dans “Dressed” elles sont habillées, et dans “Naked” elles ne portent rien d’autres que des talons hauts. Elles sont exactement dans la même position sur les deux images, les photographies sont identiques. La recherche des différences entre les deux révèle la thématique qui sous-tend tout le travail d’Helmut Newton : celle de la force et celle de la faiblesse. Pour lui, il s’intéresse à l’enveloppe et à ce que son appareil et lui voient.
APRÈS UNE DOMINATION PAR LE COURANT MINIMALISTE, sous l’influence des New Yorkais Irving Penn et Richard Avedon depuis les années 1950, une nouvelle ère s’ouvre alors avec Helmut Newton à la fin des années 1960 qui osa, comme personne avant lui, sexualiser la mode. Il rejette vivement cependant l’accusation qui lui est faite de portraitiser les femmes comme des objets ou dans des situations aberrantes. Au contraire, il décrit le corps féminin comme triomphant. Pour lui, les hommes sont seulement des accessoires, comme des chapeaux ou des chaussures. C’est le cas par exemple de la photo "Miami" (1999) où on aperçoit un homme peu identifiable qui observe une blonde peroxydée en bikini s’exhibant au milieu des reflets et des ombres. Les femmes sont souvent représentées dans son œuvre comme menaçantes, "dangereuses" selon son terme, ou encore comme des femmes fatales.
MALGRÉ LES FANTASMES MIS EN SCÈNE dans ses photos – on pense par exemple à la mise en scène de Grace Jones allongée nue sur un lit de camp, brandissant un couteau tandis qu’elle est seule –, le travail de Newton est en réalité plus proche du documentaire que la plupart des photographes de mode qui lui ont succédé. Il construisait ses photos dans l’instant, sans jamais avoir besoin de faire de montage ou de retouche et il se considérait même comme un "photographe à l’ancienne". Pour Claudia Schiffer, "quand [elle] regarde les photos ce n’est pas [elle], c’est son imagination". Newton était à la recherche de différentes facettes de ses modèles, et toutes ses mises en scène laissent transparaître son espièglerie, l’association étonnante de la haute couture et de situations cocasses, dans un style toujours sexy.
– L'influence allemande
LE PARCOURS DU FILM, DAVANTAGE THÉMATIQUE que chronologique, nous permet de remonter quelques instants aux influences et à l’impact de l’enfance de Newton sur son œuvre. Le réalisateur révèle en effet l’attachement et la profonde affection que le photographe a pour Berlin et les Berlinois – qui semblent avoir bien plus d’humour que le reste des Allemands – mais il nous permet également de comprendre comment son regard a été façonné durant sa jeunesse. En effet, Newton évoque lui-même les influences visuelles que Berlin lui offre dans les années 1920 et 1930 mais surtout la forte marque imprimée par l’imagerie nazie sur son jeune esprit, car c’est dès l’âge de 12 ans, un an avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler, qu’il commence à prendre des photos avec son "Brownie", un appareil photo Kodak.
ABREUVÉ PAR L’IMAGERIE ALLEMANDE, Newton révèle dans quelle mesure il a été nourri par cette glorification du corps colossal et statuaire : "Quand j’ai eu treize ans, Hitler est arrivé au pouvoir et très vite, j’ai été submergé par l’esthétique nazie. Il n’existait rien d’autre. J’étais fou de photographie et j’aimais le cinéma, mais je ne pouvais y aller que le samedi après-midi. Pour la première fois, les moyens de propagande étaient utilisés au maximum. Les Soviétiques faisaient déjà ça, mais les Nazis étaient beaucoup plus intelligents avec leur propagande. J’ai été accusé d’être influencé par leur esthétique, même si tout le monde savait très bien que j’étais Juif, mais ce n’est pas un problème pour moi. Il faut bien comprendre que j’étais un enfant fou d’images qui voulait toujours en voir plus et que je n’étais entouré que de cette imagerie nazie, avec toute la glorification autour d’eux. Les gens m’accusent encore aujourd’hui d’être influencé par cette esthétique, mais je pense que c’est normal étant donné que ce sont les images avec lesquelles j’ai grandi". Le visionnage des clichés de l’époque permet en effet de comprendre l’étroite relation entre l’œuvre de Newton et les corps sculpturaux de Riefenstahl, qui laisse transparaître la même grandiloquence. On note cependant beaucoup plus d’humour et d’espièglerie dans les photos de Newton, pour qui "Art" et "bon goût" sont les gros mots de la photographie.
– Contrastes et controverses
TRÈS RAPIDEMENT, NEWTON SE DÉMARQUE par le choix de sujets qui ne sont pas politiquement corrects, comme en témoigne son travail avec Nadja Auermann sur le thème du handicap, très mal reçu par l’opinion : il met en scène la mannequin allemande avec des béquilles, en fauteuil ou avec des prothèses, mais le décalage le plus probant reste très certainement son travail pour Vogue qui met en scène des poulets. La photo, devenue iconique, montre les mains d’une femme ornées de bijoux Bulgari qui découpe un poulet. Cette photo a créé un tel scandale que la marque a menacé de suspendre son contrat publicitaire avec Vogue France.
Newton révolutionne donc la manière dont les photographes de mode représentent les dernières tendances. Il ne se contente pas de photographier simplement des femmes portant des vêtements, il crée systématiquement une histoire et une ambiance susceptibles de plaire aux femmes. Son travail, y compris pour les plus grands magazines de mode, montre bien son désir de créer des scènes qui mêlent sexualité, décalage, et un sens de l’esthétique : "Il était élégant, avait du style et en même temps il était effronté, impertinent et il se fichait du politiquement correct, il savait rester jeune dans sa tête. Je pense souvent à lui, surtout dans notre monde de plus en plus uniforme et prude. Les gens comme lui sont devenus extrêmement rares" (Gero von Boehm).
NEWTON UTILISE LA MODE POUR BRISER LES CODES habituels, remodeler l’image de la femme et en faire un fétiche. Le documentaire de Gero von Boehm propose alors de nombreux récits de ses modèles, témoignant du caractère provocateur de son œuvre. Nadja Auermann se remémore par exemple son shooting photo avec Newton dans une chambre d’hôtel de Monaco, et décrit l’ambiguïté du travail du photographe : "Je ressemble à une Barbie qu’on aurait laissé là après que quelqu’un ait joué avec elle." En effet, la photo représente une poupée : Nadja est sur le dos, les jambes toutes raides, avec un boa en plumes roses, les cheveux en bataille et les yeux grand ouverts. L’ambiguïté est latente : Newton exploite-t-il sans vergogne le cliché de la poupée ou critique-t-il ce point de vue sur les femmes en exagérant les stéréotypes ? Pour Nadja Auermann : "On peut dire que c’est sexiste ou misogyne, mais on peut aussi dire que cette photographie fonctionne comme un miroir de la société et pointe du doigt le fait que les hommes veulent que leur femme se balade en mini-jupe et se comporte comme une poupée Barbie". Dès lors, les photographies de Newton, loin d’être des révélateurs de la manière dont il considère les femmes, seraient le résultat d’une vision de la société, donné sous forme d’art. La question de la provocation et du scandale se pose évidemment mais le documentaire de Gero von Boehm nous incite vivement à faire la distinction entre la production artistique et l’homme. Pour Charlotte Rampling, son travail est une forme de jeu, il propose de véritables phases d’expérimentation : "le résultat, sous forme d’art, comme les images d’Helmut, permet de tout imaginer, c’est la beauté et le propre de l’art. L’art doit stimuler l’imagination. […] le monde a besoin d’être provoqué, ça fait réfléchir, ça donne des idées et ça fait même parler de choses qui n’ont plus rien à voir avec l’homme lui-même."
MAIS CASSER LES TABOUS ATTIRE L’ATTENTION. Le fait que de telles images ne puissent fonctionner que dans un contexte très précis, est autant une source de tension qu’une source de danger. En 1978, quand le magazine Stern fit sa une avec une photographie de Grace Jones annonçant un reportage sur le club Studio 54 de New York, un scandale éclata. La modèle était nue, souriante face à l’objectif de Newton, et ses pieds étaient enchaînés. À l’époque, la journaliste et féministe allemande Alice Schwarzer réunit un large groupe de femmes, pour porter plainte auprès du magazine. À peu près à la même époque, à la télévision française, Helmut Newton rencontra l’écrivaine et philosophe Susan Sontag, qui lui déclara, bien qu’il lui parût être sympathique : "En tant que femme, je trouve vos photos très misogynes". Naturellement son œuvre suscite le débat sur la question de la morale dans l’art et de la misogynie supposée des portraits. Pour certaines, il s’agit d’une humiliation des femmes que le photographe contraint à des postures déjantées. Pour d’autres, il s’agit d’un effort artistique, d’une mise en abyme des corps. Les comédiennes, les mannequins, très jeunes au moment des clichés, expriment tout au long du film le travail qu’elles ont mené sur elles-mêmes pour dépasser la pudeur. Mais surtout, elles évoquent l’exigence de cette création et dépeignent Newton comme une sorte de figure tutélaire, éminemment respectueuse et respectable, qui voue une passion inconsidérée aux femmes mais surtout à son art. Son travail constitue selon elles un moyen de refléter une société donnée, de révéler la culture.
– La photo, art-thérapie
ENFIN, LE DOCUMENTAIRE NOUS OFFRE une belle vision de l’art photographique comme outil de mise à distance des événements qui bouleversent. Parmi les innombrables portraits de femme qu’il a réalisé tout au long de sa carrière, Newton a aussi exécuté une série d’autoportraits où il apparaît extrêmement vulnérable, à l’hôpital Lenox Hill de New York après sa crise cardiaque en 1973, faisant de son appareil photo un bouclier de protection pour affronter la vie : "Mon appareil photo m’aide lorsque je dois faire face à une situation difficile, embarrassante, inconfortable ou douloureuse. Il devient alors comme une espèce de parapluie qui me protégerait de ce qu’il se passe autour de moi. Je vois alors le monde à travers un petit trou, une lucarne, qui me permet de me dissocier de ce qu’il se passe" (Helmut Newton).
AU MATIN DU 23 JANVIER 2004, alors qu’il quitte l’hôtel Château Marmont à Los Angeles pour se rendre à une séance photo, Helmut Newton est victime d’une crise cardiaque et sa voiture percute de plein fouet un mur en béton. Il est amené à l’hôpital Cedars-Sinaï où il décède. Sa femme June – grande photographe elle aussi – immortalisa son départ en une ultime photographie. Pour Charlotte Rampling, "se faire photographier par Helmut Newton fait ressentir un grand pouvoir. Il creuse en nous ce qui est intéressant et le fait ressortir". Avec son regard aiguisé, Helmut Newton était ainsi une sorte de prophète de notre époque. Aussi est-il parvenu à nous donner une nouvelle perspective sur les enjeux de la mode, à la fois glamour et iconoclaste, mettant à l’honneur la beauté des corps, tout en en faisant un sujet à débat, mais surtout, faisant de la photographie un art de (sur)vivre.
Helmut Newton, l’effronté, film documentaire de Gero Von Boehm Avec Helmut Newton, June Newton, Sylvia Gobbel, Grace Jones, Charlotte Rampling Isabella Rossellini, Claudia Schiffer, Anna Wintour… 1h29 Sortie le 14 juillet