AVEC CANINE, The Lobster ou encore La Mort du cerf sacré, Yorgos Lanthimos a montré qu'il aime analyser les rapports humains sur un ton sarcastique et comique. Pas de pathétique inutile et, s'il y a de l'emphase, c'est au service d'un décalage toujours plus important entre la cruauté aux confins de la monstruosité et le registre comique, ce qui confère à ses films étrangeté et tension dramatique. Dans son nouveau film La Favorite, le réalisateur grec interroge les limites de l'amour et du dévouement à la cour de la reine Anne (admirablement jouée par Olivia Colman), dernière des Stuart. Lady Sarah de Marlborough (Rachel Weisz), favorite en titre, est menacée par sa cousine, Abigail Hill (Emma Stone), qui arrive à la cour pour y travailler et désire s'attirer les faveurs de la reine. – Par Brice Thalien LE FILM SE DÉCLINE EN HUIT CHAPITRES qui ont chacun pour titre une des répliques des personnages. L'enchaînement des actions qui se mêlent remettent en question la place qu'occupe l'une des deux favorites auprès de la reine. C'est un duel permanent qui les oblige à repousser perpétuellement les limites du "jeu" auquel elles s'adonnent même si ce jeu devient de plus en plus dangereux, pour leur santé mentale autant que physique.
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Rivalités et pouvoirs C'EST L'HISTOIRE DE TROIS FEMMES : une reine dépressive, hystérique, suicidaire et incapable de régner qui demeure toutefois touchante par sa naïveté et par le récit de ses souffrances passées, causant des blessures qui se remplissent souvent de sang ; une suivante, la favorite en titre et amie d'enfance, rigoureuse, autoritaire et avide de pouvoir, qui n'hésite pas à manipuler la reine autant qu'elle l'aime et prend soin d'elle ; enfin, une jeune femme, héroïne presque picaresque, qui rêve de réussir et doit pour cela apprendre à abandonner sa bienveillance et sa bonté pour s'intégrer à un univers plein de cruauté et d'individualisme dans lequel il faut apprendre à ne compter que sur soi et savoir se mettre en avant. Face à ces trois personnages, les hommes sont des objets livrés au bon vouloir des femmes : on envoie un mari à la guerre ; on congédie un ministre pour un autre qui est aussi manipulé ; enfin, on laisse de côté un jeune époux après l'avoir tourné en ridicule. Aussi les comportements des trois femmes contredisent-ils tout à fait ce que Jean-Jacques Rousseau écrivait dans l'Émile lorsqu'il affirmait que le but de l'existence des femmes est de "plaire [aux hommes et de ](...) leur rendre la vie agréable et douce". LES TROIS PERSONNAGES PRINCIPAUX ne cessent d'affirmer leur caractère propre dans le domaine social comme dans le domaine politique. Lady Sarah se vêt d'un pantalon pour monter à cheval et les deux favorites sont libres de partir explorer les espaces extérieurs au domaine du château, comme la forêt. Sur le plan sexuel, peu importent les hommes. Elles semblent aussi se satisfaire pour le plaisir. Toutefois, elles apparaissent parfois beaucoup trop ridicules pour être prises véritablement au sérieux. Femmes de pouvoir, elles ont toutes des fêlures mentales, affectives ou sentimentales et leur représentation dans le film est celle d'un spectacle farcesque plus que d'une hagiographie qui viserait à valoriser le pouvoir de la femme dans une optique féministe. Tout est risible. C'est une règle que semble appliquer Lánthimos à tous les personnages. Personne n'y échappe. Si les hommes sont les objets manipulés par des femmes, il n'en demeure pas moins que les femmes elles-mêmes sont ridicules. Soit on manipule soit on est manipulé ; les personnages sont soit bourreaux soit victimes et les rivalités semblent être une question de vie ou de mort, qui conditionnent chaque geste des personnages. DANS CET UNIVERS DE MANIPULATION, on rencontre d'autres personnages étonnants qui, s'ils n'échappent pas à la règle, introduisent dans la narration quelque chose de décalé : les animaux. On observe dix-sept lapins en cage ou en liberté dans la chambre de la reine Anne. Ces compagnons fidèles lui rappellent un épisode tragique – et historique – de sa vie. On assiste ensuite à une course de canards organisée par des aristocrates. Le gagnant de la course accompagne partout son maître, très fier, et se fait caresser. Ici ni chien ni chat. Lánthimos n'oublie pas de mentionner les homards – référence à l'animal qui donne son nom au titre d'un des films réalisé en 2015, The Lobster – lorsque la reine veut organiser une course dans sa chambre. Ces êtres constituent des compagnons de jeu, témoins de l'oisiveté des courtisans, mais sont aussi des objets utilisés pour gagner l'affection royale : Abigail, impressionnée par tous les lapins les prend dans les bras et les câline. C'est bien ce que la reine avait demandé à sa favorite Lady Sarah, dans la première scène du film, mais elle avait refusé prétextant que ceci constituait une des limites à l'amour pour sa souveraine. Cette phrase entendue dés le début ne peut que mettre le spectateur attentif en alerte et il comprend que cette limite causera la perte du personnage. Si Sarah n'aime pas les lapins, Abigail montre alors son attachement pour ces bêtes, attachement qui est aussi celui qu'elle porte à la reine Anne. –
Fresques et portraits royaux LES ESPACES SE SUCCÈDENT comme des décors théâtraux : on admire autant les intérieurs du château, comme les chambres, les sombres passages secrets et les longs couloirs, que les espaces extérieurs tels que les jardins et la forêt. La plupart des scènes se déroulent dans les alcôves car l'enjeu est de loger dans la chambre de la favorite en titre, reliée à celle de la reine par un passage privé. Si l'espace intérieur du château semble dangereux, les espaces extérieurs sont eux aussi inquiétants. On retrouve, comme dans The Lobster, la forêt qui constitue l'envers de l'espace intérieur. C'est le lieu des rencontres cachées pour certains et le lieu de l'oubli voire de la mort pour d'autres.
CE QUI FRAPPE, dans la manière de filmer les lieux, c'est d'abord la lumière, les couleurs et les contrastes de l'image. Les tons sont froids et lumineux. On admire les plans d'ensemble qui sont comme de grands tableaux de vie royale, souvent au ralenti, pour en apprécier la teneur et découvrir la décadence de la cour. On prend part aux banquets gargantuesques au cours desquels les personnages s'adonnent à des danses loufoques. On participe aussi à de surprenants divertissements, que ce soit dans les salons, lors du lancé d'oranges sur un noble tout nu et la course de canards, ou bien dans les jardins du château, lors du très symbolique tiré de volatiles. Ce dernier passe-temps auquel s'adonnent les deux rivales est récurrent. Le spectateur observe ainsi l'agilité grandissante d'Abigail face à Sarah, de plus en plus passive. Dans ces tableaux grandioses, les costumes et les décors saturés d'objets, de tentures et de tapisseries participent aussi à la merveille du film.
AU COURS DES DIALOGUES, Lánthimos renouvelle le champ/contre-champ traditionnel. Pas de plans moyens de face mais tantôt des plans en contre-plongée, tantôt l'usage d'une caméra pivotante pour montrer chaque personnage d'un bout à l'autre des vastes pièces du château. Ce dernier procédé entraîne le spectateur dans une danse effrénée aux côtés des personnages. Si au début du film les scènes s'enchaînent et si chaque geste semble être orchestré pour donner un rythme soutenu, le scénario paraît ensuite laisser une place plus mince à la dimension spectaculaire annoncée. L'humour noir et caustique et le mélange des tonalités, si significatifs du style de Lánthimos sont moins prégnants. Le pathétique mêlé au burlesque et au grotesque diminue pour laisser place à un ton beaucoup plus grave à la façon des Liaisons dangereuses, comme pour mettre en garde contre les jeux des personnages. Il se pourrait aussi que ce soit la fin de l'épisode historique qui ait dicté ce dénouement. De plus, le comique joue surtout sur le décalage anachronique entre les propos contemporains familiers et la situation historique. Les tours que se jouent les personnages sont alors moins rythmés, la gradation des épisodes moins frappante et on perd parfois la joyeuse étrangeté cynique qui est si plaisante. Toutefois, la beauté de l'image rend le film fascinant du début à la fin et les trois actrices ne cessent d'être remarquables.
AUSSI EST-IL OFFERT de contempler l'envers du pouvoir royal dans tout son désœuvrement et son oisiveté par le prisme du regard du réalisateur. Il ne s'applique pas à rendre compte de l'histoire de la Grande Bretagne mais l'utilise pour en proposer une farce, ce qui fait presque oublier que les personnages sont inspirés de personnages historiques réels. L'intérêt du film réside certainement dans cette liberté prise avec l'histoire et le désir de renouveler le film d'époque comme l'avait déjà proposé Sofia Coppola avec Marie-Antoinette (2006). Tout est exagéré et crée des contrastes saisissants. On assiste à une représentation qui provoque autant le rire que l'inquiétude, rythmée par une bande sonore qui oscille entre musique classique d'époque et bruit lancinant aux accents inquiétants. B. T. --------------------------------- à Paris, le 24 février 2019 La Favorite, un film de Yórgos Lánthimos Avec Olivia Colman, Rachel Weisz, Emma Stone...
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Sorti le 6 février 2019
Lauréat de 7 prix aux BAFTA Awards