La vie n'est pas ailleurs
Si dans Rois et reine d'Arnaud Desplechin, Ismaël (Mathieu Amalric) dit à sa psychiatre (Catherine Deneuve) que "les femmes n'ont pas d’âme", c'est un tout autre discours que le comédien et réalisateur tient avec son long métrage Tournée, Prix de la Mise en scène au dernier festival de Cannes. Mimi Le Meaux, Kitten on the keys, Dirty Martini, Julie Atlas Muz et Evie Lovelle y campent les femmes du Cabaret New Burlesque, issues d'une troupe de music-hall américaine. Autant de créatures érotomanes farfelues, d'une beauté différente, assumée et cocasse. Il suffit que la troupe de femmes bigarrées entre dans un hôtel de province sordide pour illuminer sa fadeur de leurs fantaisies et de leurs numéros. Ces femmes aux formes généreuses dynamitent les normes et les cadres. Non, la vie n'est pas ailleurs que dans Tournée.
La transposition sur grand écran du texte de Colette
En tournée (1913), que Mathieu Amalric adapte ici librement, s'est faite attendre, le prolifique comédien enchaînant les tournages au rythme de trois à quatre films par an. Habitué du cinéaste Arnaud Desplechin depuis son premier rôle dans
Comme je me suis disputé... (ma vie sexuelle) en 1996, il passe à la réalisation l'année suivante, avec
Mange ta soupe, film autobiographique sur la relation compliquée qu’il a entretenue avec ses parents, tous deux journaliste et critique littéraire au
Monde. Avec
Tournée, celui qui tient à la fois la caméra et le rôle principal développe une certaine filiation avec le cinéma de Desplechin, notamment à travers le plaisir du mot, mais il convoque également d'autres maîtres, comme John Cassavetes et son
Meurtre d'un bookmaker chinois (1976). Dans la première note qu'il a écrite au CNC, grâce à laquelle il a obtenu 20 000 euros, il présente le projet ainsi : "
Et si Colette travaillait chez Cosmo Vitelli…", en référence au personnage principal du film du réalisateur américain. Si les thèmes du deuil et de la famille travaillent les films de Desplechin, Mathieu Amalric penche davantage vers le retour sur soi, et la nécessaire acceptation de son passé pour avancer... cette fois, entouré de femmes plantureuses.
Car une troupe américaine de stripteaseuses débarque en France : c'est le cabaret New Burlesque. D'hôtels en hôtels, de port en port, personne n'oubliera leurs corps : ces femmes font fantasmer les villes de province avec une énergie hors-du-commun dans une France plus franchouillarde que jamais, à l'image de la moustache de Joachim Zand (Amalric), cliché du producteur en hommage à Paulo Branco, pour qui le rôle avait été initialement écrit. Le rêve vient des Etats-Unis, de l'ailleurs et des extravagances colorées de ces femmes voluptueuses. Mais si elles reviennent du rêve américain, c'est pour, paradoxalement, vivre leur
French dream, débarassées de la facticité proprette des corps hollywoodiens. La troupe s'installe donc avec une curiosité folle pour l'Ancien Monde, comme s'il était dépourvu de tout diktat américain ; là où, paradoxalement, tout semble possible pour elles, à rebours de l’image véhiculée par le célèbre numéro de Dirty Martini, dans lequel elle incarne la justice, périclitée par les dollars qui sortent de sa culotte. Dans l'Hexagone, malgré tout, le carnaval féminin ne trouve que les blessures du producteur qui l'a emmené, se servant des stripteaseuses comme prétexte pour revenir et affronter le passé qu'il a préféré enfouir sous les strass et les paillettes, pensant que les blessures disparaitraient avec le temps... Alors qu'elles n'ont fait que grandir et décupler son malaise, le rendant impuissant face à la vie, reléguant à ces femmes le devoir d'exploser de vie et de sortir des cadres étriqués dans lesquels il a cru pouvoir se réfugier. A l’image du numéro de Julie Atlas Muz, gonflant un énorme ballon, avant d’y rentrer tout son corps, pour finalement le faire exploser.
Comme cette rétention de douleurs, les disputes ou expériences ne sont jamais frontales, mais encadrées par des portes ou filmées derrière des vitres et différents obstacles, comme le fait un Desplechin. Quand Joachim Zand apprend qu'il ne pourra pas faire la date parisienne avec sa troupe, il est en arrière-plan, au fond, coincé. Le personnage est sans cesse pris dans un étau duquel il ne parvient à s'extirper. A la caisse de la station-service, à la question
"
Vous faites quoi ?", il répond "
Je vais chercher mes enfants", rit, puis ajoute : "
Non je vais tuer quelqu'un." L'hésitation entre une vie banale et une vie extraordinaire le ronge. Cette oscillation perpétuelle renvoie également à l'impossibilité de s'affirmer dans une identité unique. Revenir sur ses traces, revenir dans la normalité, c'est aussi forcément revenir tuer quelqu'un, tuer une nouvelle identité inaboutie à laquelle l'on s'est accomodé.
Témoin du dilemme de Joachim, il s'établit au centre de ce défilé de couleurs une vraie théorie des contrastes. Du burlesque des spectacles à celui de la mise en scène, il n'y a bien entendu qu'un pas qu'Amalric franchit notamment lorsqu'il filme les répétitions de la troupe au premier plan alors que se dessinent, au fond de l'image, deux régisseurs jouant au badminton... Dans une autre séquence, Julie Atlas Muz fait l'hôtesse de l'air sur les marches alors que Joachim se dispute violemment au premier plan au téléphone. Comme pourrait l'être un strip-tease, les plans s'effeuillent et dévoilent différentes couches, la focale jouant comme dans une danse à scruter les différents recoins du corps du plan. L'action n'est jamais univoque, centrée sur un événement ou un état d'âme. Le cadre est multiple, riche, complexe, composé de différentes individualités et de différentes histoires qui font la vie de la troupe.
Au fur et à mesure de cet effeuillage, la vie apparaît, déborde. Le personnage de Joachim Zand dévoile ses faiblesses, sa vie antérieure, sa vraie vie. Une petite mobylette se gare devant une discothèque. La troupe de femmes sort en hurlant : "
Pizza, pizza, PIZZA !", comme dans un film de Fellini. Le désir de vie ne peut qu'être
hurlé, à l'instar de cette scène de
Amarcord où l'homme monte à la cime d'un arbre pour hurler : "
Je veux une femme !" Tout comme le désire Joachim. Si l'euphorie des femmes contraste avec le frêle producteur, ces créatures, par leur énergie de vie, semblent avoir un véritable ascendant sur cet homme tour à tour père, enfant et amant. Ce n'est plus le producteur qui permet au spectacle d'exister, mais l'inverse. Dans un vieil hôtel désaffecté, à la fin du film, Joachim Zand est face caméra. "
Que le spectacle commence", lâche-t-il derrière un comptoir. Il est désormais passé de l'autre côté, acteur, enfin, et lance une invitation à le suivre : c'est désormais à nous de jouer.