Nul n'est prophète en son pays Quatre ans après De battre mon coeur s'est arrêté, la pellicule de Jacques Audiard est toujours imbibée de noir.
Audiard à Cannes en 2009. Les bruits de couloirs et l'invitation pour la cérémonie de clôture font attendre un sacre pour le réalisateur français, dont chaque film est plébiscité. Les prix s'enchaînent, la fin de soirée approche, la Palme sera bientôt décernée. Mais, stupeur, Un prophète ne décroche "que" le Grand Prix, la Palme allant, comme chacun sait, au réalisateur Michael Haneke, dont les relations avec la présidente du jury, Isabelle Huppert, ont fait grincé bien des dents. Mais ce ne sont là qu'images de média, racontars et fantasmes. Car c'est le film qui doit compter, et lui seul.
Un début dans le chaos, les bruits de fond d'une prison, quelques noms d'acteurs : sobriété et modestie teintent ce court générique, qui vaut scène d'exposition. La griffe est là, dans ces images, ces sons subjectifs qui nous attachent au héros, quoi qu'il puisse faire. La pellicule se déroule ensuite, et c'est une passion à l'envers, une victime perdue, inculte, inapte à la vie, qui se mue, après un chemin de croix, en roi. Entre temps, la rédemption est devenue impossible. Le tragique de ce personnage est là, depuis le début, dès son premier choix : tuer ou être tué. Être pion agissant ou passif. Il faut choisir et gagner ce pari sans issue, qui semble perdu d'avance.
Dans une lumière bleu-gris, Jacques Audiard met en scène l'évolution lente mais inéluctable d'un garçon qui apprend vite les règles, qui monte au travers de tous les équilibres précaires, les clans et intérêts particuliers du monde carcéral, dépeints ici de façon très réaliste. Vision dérangeante que ce prophète, que la culpabilité rend plus fort et plus libre, que le meurtre a paradoxalement sauvé, doté. Vision implacable d'un monde où la prison, sa violence, sa loi propre, finissent par couler au dehors. Au-delà des barreaux, la beauté de la nature, un bois, le ciel, les montagnes d'Aubagne et le sable... tout cela pourrait masquer la violence, mais ne la rend que plus sourde.
Les hommes se débrouillent ici avec ce qu'ils ont en eux, chacun est seul dans sa cellule, certes, mais ce sont les liens, ces chaussettes qu'on se lance aux fenêtres qui comptent. Un sourire peut même, étonnamment, affleurer, pour faire respirer un instant dans cette ambiance anxiogène.
Un prophète dure deux heures trente, prend son temps, se découpe en chapitres au gré des évolutions, des contacts et de la montée en puissance de son héros, que l'on voit se muer de victime en bourreau et pour qui l'on a encore peur. Un prophète, qui prêche le seul salut possible dans un monde sans avenir. Un film magnifique dans sa mise en scène et sa photographie, mais qui doit beaucoup à ses acteurs : Tahar Rahim (Malik, le héros) en tête, et l'un des comédiens fétiches du réalisateur, un Niels Arestrup (César, chef de clan) plus que crédible en mafieux corse, dans un de ses rôles habituels où il est aussi menaçant que violent. Ces acteurs ont des gueules, rien n'est lisse. Un film d'hommes comme Le Prophète ne pouvait que reposer sur ses comédiens. Et sur son vrai prophète, le metteur en scène de cette tragédie.