La critique à l'horizon de l'art
Le vendredi 4 décembre s'est tenu à l'Institut National d'Histoire de l'Art (INHA), à Paris, un colloque sur la critique d'art, organisé par Marc Fumaroli, directeur de la Société d'Histoire Littéraire de la France, avec la collaboration de Colette Nativel, maître de conférences à l'Université Paris I. Les interventions visaient à définir la critique d'art, de Denis Diderot à Paul Claudel, comme un genre littéraire spécifiquement français.
Bien que l'on prête à Diderot la naissance de la critique d'art, Elisabeth Lavezzi (Université Rennes II) est revenue sur les
Réflexions sur quelques causes de l'état présent de la peinture en France (1747) de La Font de Saint Yenne, dans le but de présenter la critique d'art comme un détournement du langage. Ce texte, qui constitue les prémices de la critique et dans lequel La Font de Saint Yenne donne son avis subjectif sur l'état de la création qui lui est contemporaine, part du postulat que "
chacun a le droit de porter un jugement sur n'importe quel tableau exposé". N'importe qui peut critiquer un tableau puisque ce dernier est une imitation de la nature. Si cette idée n'est pas nouvelle au XVIIIe siècle, c'est l'apparition du Salon de l'Académie Royale de Peinture qui permet au public d'accéder aux toiles et de mettre des mots sur ses goûts et ses avis, s'emparant du vocabulaire des artistes et de l'Académie pour développer un nouveau langage : celui de la critique d'art.
Antérieure également à l'œuvre de Diderot, celle de l’abbé du Bos, et plus particulièrement son traité publié en 1719,
Réflexion critique sur la poésie et la peinture, pourrait, selon Sylvain Menant (Université Paris IV), rentrer dans la catégorie de la critique d'art. Du Bos se pose en spectateur, lecteur et amateur, qui, par une description détaillée, permet au lecteur de voir l'oeuvre qu'il n'a pas sous les yeux. Il écrit dans l'idée que la critique doit recourir à toutes les ressources descriptives et dramatiques pour remédier à l'incapacité de voir. C'est ainsi que sa description est souvent mêlée d'interprétations, allant même jusqu'à donner la parole aux figures des tableaux. Selon Sylvain Menant, l'abbé Du Bos a fait œuvre de critique d'art dans la mesure où, en même temps qu'il parle des œuvres, il parle de lui et de ses goûts, ce qui serait peut-être l'apanage de la critique comme genre littéraire.
Mais la question qui a sous-tendu l'ensemble des interventions est bien celle de la définition de la critique d'art. En effet, la discipline qu'est l'histoire de l'art propose une définition très stricte, explicitement énoncée par Bernard Vouilloux (Université Bordeaux 3) : "
La critique d'art est un genre littéraire autonome qui a pour objet de commenter la création contemporaine". De ce point de vue, la critique d'art se rapproche du journalisme, dans une relation d'immédiateté par rapports aux œuvres. Or, la plupart des interventions du colloque ne traitent pas de la critique d'art en ces termes,
prenant l'exemple de L'Abbé du Bos, qui écrit sur les œuvres du passé. Le problème de la définition du genre est donc réel. Bernard Vouilloux distingue trois âges de la critique. Le premier âge est, bien sûr, représenté par Diderot, qui, avec le Salon, veut rendre compte de façon objective de la totalité de la création artistique contemporaine. C'est ce Salon qui favorise le libre exercice du jugement et c'est en fait grâce à lui que la critique d'art accède à l'autonomie d'un genre. Le deuxième âge est celui où les écrivains ne commencent à rendre compte que de ce qui leur plaît dans une relation de connivence, et il est bon nombre d'auteurs qui se font les portes paroles de la création contemporaine, et qui finissent même par ériger cette création en mouvements. On citera notamment André Breton avec le surréalisme ou encore plus proche de nous Pierre Restany avec le Nouveau Réalisme. Le troisième âge tiendrait de l'essai sur l'art, et c'est à ce troisième âge que peuvent appartenir nombre des auteurs cités dans ce colloque.
Une des caractéristiques de l'écriture critique de certains auteurs est sans conteste la subjectivité de leur rapport à l'œuvre d’art. Bertrand Tillier (Université de Bourgogne) présente Stendhal comme la figure du critique d'art en "
paysan du Danube", selon le personnage éponyme de la fable de La Fontaine. Le romancier, qui commence son activité de critique avant d’écrire ses ouvrages les plus célèbres, a une réelle ambition de critique d'art. C'est la subjectivité qui guide son regard et son goût, et il fait un portrait de lui-même en homme grossier, rustre, bourru dont l'inspiration ne proviendrait que du seul amour de l'art. Dans le rejet d'une critique qui ne penserait pas tout ce qu'elle écrit, Stendhal revendique la passion comme force motrice et la subjectivité comme essence même de la critique. De la même façon, Baudelaire oppose une critique dogmatique à une critique poétique, comme l’explique Marc Fumaroli de l’Académie française, et développe l'idée d'un "peintre-poète", où le peintre et le poète sont des alter-égaux. Vital Rambaud (Université Paris IV) présente également l'intérêt de Maurice Barrès pour la psychologie des tableaux plutôt que pour leur esthétique. Ces critiques d'art développent ainsi leur propre langage sur l'art, un langage qui fait œuvre.
La question du langage et son rapport à l’image est donc essentielle et a notamment été soulevée à la fois par Emmanuelle Kaës (Université de Tours) et par Bertrand Marchal (Université Paris IV). En s'intéressant à l'
Introduction à la peinture hollandaise (1935) de Paul Claudel, Emmanuelle Kaës énonce que sa pratique de la critique d'art, qui tiendrait plus de l’essai sur l'art selon la définition de Bernard Vouilloux, affirme le triomphe du langage sur la peinture et la toute puissance de la langue dans la délivrance du sens. Or, c'est une idée similaire que l'on retrouve dans les mots de
Bertrand Marchal à propos de Mallarmé. En effet, à travers le texte,
Les impressionnistes et Edouard Manet (1876), il explique que le poète détourne le mot "critique" pour l'associer à celui de "crise". Mallarmé ne conçoit pas la critique comme d'actualité, le critique est, pour lui, celui qui perçoit la crise, la séparation, la révolution. La critique d'art de Mallarmé a pour fonction de réapprendre à lire pour réapprendre à voir la peinture. Or, il n'est pas inutile de s'interroger sur ces mots qui accompagnent les images. Comme si l'acte allait de soi, alors que la relation entre mots et images, entre peinture et poésie, est toujours réinventée par les poètes.
Enfin, l'intervention d'Aude Jeannerod (Université Lyon 3) sur la dualité entre fiction et non-fiction dans la critique d'art de Joris-Karl Huysmans, est un bel exemple de toutes les nuances de la critique d'art comme genre littéraire. À première vue, la critique d'art se réfère à un objet du monde dans la singularité d'une expérience personnelle, en cela elle serait non fictionnelle. Pourtant, la critique d'art de Huysmans procède à une mise en fiction de son expérience de critique. Son texte,
En Hollande (1886), est d'abord un récit de voyage avant de s'intéresser aux peintres hollandais, et le romanesque envahit la critique avec le récit des mésaventures fictives qui sont arrivées au voyageur/critique. La critique d'art de Huysmans, comme c'était aussi le cas pour celle de l'abbé Du Bos, intègre par ailleurs des éléments absents du tableau tels que le son ou le temps, qui contribuent à éloigner le texte de la description et l'entraînent sur la pente de la narration. Huysmans produit des relectures totalement subjectives de tableaux – c'est par exemple le cas dans
Chronique d'art : le tableau de Bianchi au Louvre (octobre 1887) –, et va même jusqu'à réinventer l'œuvre dont il fait l'éloge - dans
Le nouvel album d'Odilon Redon en 1885 - ou encore à s'éloigner de la réalité du tableau pour créer sa propre fiction - il use ainsi de la description du
Boeuf écorché de Rembrandt dans
Le Drageoir à épices (1874). Ainsi, ces œuvres critiques sont plus que de simples chroniques. Le langage de la critique d'art fait œuvre pour lui-même.