Ruines, Traces, Empreintes
Les 5 et 6 octobre, à l'Institut National d'Histoire de l'Art, le colloque intitulé Des temps qui se regardent, co-organisé par Audrey Norcia et Michaël Jasmin, a interrogé les liens qui unissent l'archéologie et l'art contemporain en laissant la parole aux artistes, aux archéologues et aux historiens de l’art.
Au cours de la première journée du colloque, c'est la dimension fantasmatique et imaginaire du lien entre archéologie et art qui a été explorée, principalement autour du motif de la ruine et du rapport à l'antique. La session "Visions de l'antique, ruines passées et futures" s'ouvre ainsi sur deux communications qui mettent en perspective la question essentielle du rapport au temps. Alain Schnapp - Professeur en archéologie grecque, Paris I - questionne ainsi, en référence au livre de Jan Assmann
Stein und Zeit, le problème de la mémoire comme enjeu du monument et de l'écriture dans l'Egypte ancienne (
"la pierre en tant que medium pour les Egyptiens du souvenir et de la projection de soi dans l'éternité, et le temps comme une dimension dans laquelle et contre laquelle cette civilisation de la pierre s'est construite" p.111) et Sophie Lacroix - Docteur en Philosophie, Paris IV - rappelle l'importance du motif de la ruine comme présence de l'absence, expérience de la perte et expression de l'irreprésentable dans l'histoire de l'art.
Stratification
Les communications suivantes s’attachent à présenter l’influence de l’imaginaire archéologique sous trois formes, la strate, le fragment et la fouille, dans l'œuvre d’artistes contemporains. Roula Matar-Perret - Architecte et Docteur en Histoire de l'Art, Rennes II - met ainsi en évidence le travail sur la stratification et la volonté de remonter aux origines dans des oeuvres peu connues de l’artiste américain Gordon Matta-Clarke, en s'attachant par exemple aux montages photographiques
Underground Paris, qui, sous le cliché d'un monument parisien, proposent des couches d'images sur un rouleau qui se déploie verticalement.
Barbara Satre (Doctorante en Histoire de l'Art contemporain, Aix-Marseille I), quant à elle, évoque le rapport à l'antique dans le travail de Giulio Paolini et notamment sa recherche autour de la fragmentation et de la mise en valeur de l'absence. L'artiste déploie un dispositif analytique dans lequel s'intègre des pièces antiques sous forme de photographies, de moulages, mais le résultat achevé reste en lui-même énigmatique. Il ne s'agit pas de produire une œuvre mais de la révéler dans une démarche qui rappelle celle de l'archéologue.
"L'oeuvre préexiste à l"intervention de l"artiste", explique ainsi Giulio Paolini.
Enfin, l'œuvre d’Anne et Patrick Poirier, présentée par Evelyne Toussaint - Professeur des Universités, Histoire de l'Art contemporain et Esthétique, Université de Pau - puis par les artistes eux-mêmes dans le cadre d'une table ronde, s'inscrit dans un travail de mémoire issu à la fois du souvenir traumatisant des villes en ruines après la seconde guerre mondiale et de leurs expériences sur des chantiers de fouille. Maquettes, pseudo-journaux de terrain, installations de ces faux architectes et archéologues comme ils se désignent eux-mêmes, sont autant de fouilles du passé, du présent et de l'avenir dans un enchevêtrement fictionnel des temps.
Paysages-action
Les trois communications suivantes, regroupées sous l'intitulé "In situ", constituent une deuxième session de réflexion. En effet, Laura Castro - Doctorante à l'université de Porto - interroge les nouveaux modèles de présentation de l'art contemporain et de l'archéologie que sont respectivement les parcs ou itinéraires de sculptures contemporaines et les parcs archéologiques. Elle montre comment ces "paysages-actions" invitent à une expérience active de la visite et deviennent des tactiques de promotion culturelle et régionale face à la massification des musées. Le paradoxe étant que, lorsqu'il n’y a plus de panneaux explicatifs, plus de musée, l'œuvre d’art apparaît au visiteur dans le paysage comme un objet archéologique alors que l'objet archéologique devient au contraire une simple œuvre d'art.
Plus loin, Morad Montazami - Doctorant à l’EHESS - analyse l’œuvre d’Alberto Burri,
Le Cretto, qui est un coulage immense de ciment sur les ruines d'une ville dévastée en Sicile, les blocs de ciment laissant des passages où l'on peut se promener et qui suivent l’ancien tracé des rues de la ville désormais enfouie. Cette œuvre-paysage qui se constitue dans une démarche de recouvrement/ dévoilement de l'espace, a pour enjeu la question de la mémoire. L'œuvre est ainsi un tombeau de la ville, la cache mais en même temps la préserve pour l'éternité, donne une forme à l’informe.
Reproduction
Enfin, Dragos Gheorghiu - Professeur d'Anthropologie culturelle et de céramique préhistorique à Bucarest - présente sa propre pratique qu'il qualifie d' "Artchéologie", et qui consiste à utiliser l'art en créant des installations et des œuvres plastiques diverses sur des sites archéologiques dans un processus d'allégorisation pour évoquer des notions complexes, se confronter à la matérialité du lieu et développer l'imaginaire.
La troisième session de cette première journée, "Temps et empreinte du temps", s'ouvre sur une communication d’Audrey Norcia - Doctorante en Histoire de l'Art contemporain, Paris I – dans laquelle elle montre l'influence des découvertes archéologiques sur les sculpteurs Giacometti, Brancusi et Henry Moore dans les années 1920 et 1930. Par l'observation directe des œuvres dans les musées ou leur reproduction dans des revues comme
Cahiers d’art ou
Documents, les artistes modernes conçoivent leurs œuvres en s'inspirant des modèles archaïques. Brancusi est ainsi influencé par la statuaire égyptienne, Moore par l'art précolombien.
Georges Didi-Huberman - Maître de Conférences à l’EHESS -, quant à lui, opère une méditation sur l'image de la table de montage, la table comme lieu de la rencontre entre des éléments hétéroclites et évoque notamment la pratique de l’atlas, en particulier
Mnemosyne, l'atlas d'Aby Warburg. Il s'agit de démonter le temps pour le remonter au deux sens du terme.
A la fin de la journée, une table ronde autour de Pascal Convert, Virginie Di Ricci et Jean-Marc Musial et Ernest Pignon-Ernest, a permis à ces artistes de présenter leurs œuvres et leurs démarches avant de répondre aux questions du public, dans le souci particulièrement bienvenu de laisser la parole aux créateurs eux-mêmes.