Coffre à musique
15 jours avant et 15 jours après noël, le classique russe Casse-Noisette, composé par Piotr Ilyitch Tchaikovski (1840-1893) et chorégraphié et mis en scène par Rudolf Noureev (1938-1993), occupe les planches de l'Opéra Bastille, sans que jamais son charme ne s'use.
Tout, ou partie, de la magie réside dans les lames métalliques frappées du célesta, cet instrument créé peu avant l'écriture de la partition de
Casse-Noisette par Tchaikovski, entre 1881 et 1882, à mi-chemin entre un clavecin, un xylophone et un triangle, aux notes aigües qui semblent se déposer comme des flocons de neige sur la scène. Car c'est en plein hiver que l'oncle Drosselmeyer arrive dans la demeure familiale où tous, petits et grands, se sont réunis autour d'un sapin colossal. Sa cape recèle des trésors de cadeaux pour tout le monde : des soldats grandeur nature et des poupées en porcelaine qu'il anime d'un coup de baguette... sauf pour Clara, qui, sans raison apparente, se voit privée de présent. A moins que cet étrange petit soldat de bois ne lui soit destiné.
Casse-Noisette a, comme l'écrit E. T. A. Hoffmann dans le conte original de 1816, réécrit librement par Alexandre Dumas en 1844 et adapté par Tchaikovski quarante ans plus tard, une tête "
beaucoup trop grosse. Mais la netteté de son habillement, révélant un homme raffiné et de bon goût, réparait bien des choses." Au milieu des parents, déguisés en Merveilleuses et Incroyables, du nom de cette mode sous le Directoire qui prônait l'extravagance, le soldat ingrat fait la joie de Clara, entourée des autres enfants qui se déguisent en cavaliers. Sur scène, ce sont quelque vingt-quatre petits rats d'opéra, élèves de l'École de danse, qui exécutent avec malice leurs déplacements, tantôt en rangs militaires, tantôt en nuées, au milieu d'un décor comme ceux que l'on rencontre dans un conte de Charles Dickens. Les mouvements du balancier doré de l'horloge tiquettent au rythme des pincements de cordes de la harpe, les cadeaux s'amoncellent au pied de l'épicéa de carton au son des bois aux phrasés vivaces. Rouge, or, marron : à la lueur des lustres et chandeliers qui bercent la scène comme un feu de cheminée dessine des ombres sur les murs, les couleurs des costumes, sertis de pierre précieuses, sont chatoyantes.
La nuit, lorsque la maisonnée est assoupie et que Clara descend dans le salon avec son soldat de bois, les petits rats se métamorphosent en véritables rongeurs, et un duel éclate entre Casse-Noisette et le Roi des Rats. Une fois vainqueur, le jouet se transforme en Prince, emmenant Clara dans un sommeil profond, pour arriver au Royaume des Délices ("
Comfiturembourg" dans le texte) où des danseuses et danseurs s'adonnent avec grâce à différentes
danses venues du monde entier : rouge pour la danse espagnole et son duo amoureux, noir pour la danse arabe et le cliquetis des bijoux qui résonne distinctement, blanc pour la danse des mirlitons et son trio souriant, jaune pour la danse chinoise et ses trois hommes qui ne cessent de faire des pirouettes, trois tours sur eux-mêmes.
Sous la direction musicale de Kevin Rhodes, entre tambourins, flûtes traversières et hautbois, se dessine une histoire de la danse dans le rêve de Clara, qui clôt l'échappée onirique par une valse avec le Prince empruntant aux sonorités autrichiennes, avec force violons et cuivres. Georges Balanchine dit de cela : "
Tout, dans Casse-Noisette
est construit d’une façon exquise, que j’aimerais qualifier de 'viennoise'. A Saint-Pétersbourg, on se délectait de pâtisseries viennoises. Casse-Noisette
leur ressemble !..." Ironie de l'histoire (?), Noureev se fait naturaliser Autrichien. Balanchine, qui a également adapté le conte sur scène, laisse l'héroïne dans son rêve. Noureev la fait se réveiller sous l'arbre de noël avec le soldat, redevenu de bois.
Cette féérie en deux actes et trois tableaux a été présentée pour la première fois le 18 décembre 1892 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, sous la direction de Riccardo Drigo et chorégraphié par Lev Ivanov. Et, plus d'un siècle plus tard, après maintes adaptations par divers créateurs comme John Neumeier, Maurice Béjart ou encore Thierry Malandain, la délicatesse et l'enchantement des harmonies post-romantiques de Tchaikovski opèrent toujours. La version de Noureev veut éviter la mièvrerie dont pourrait faire preuve ce conte de noël. Il a peut-être en tête la version de Walt Disney qui utilise certains mouvements du ballet pour son mythique dessin animé
Fantasia, réalisé en 1940, et assombrit souvent l'espace de la scène pour lui donner des allures de conte iniatique, de passage entre l'enfance et l'adolescence. De même, d'aucuns prêtent à la version de Noureev des accents psychanalytiques, voyant dans la relation entre Clara et son oncle Drosselmeyer une histoire amoureuse, puisque le Prince revêt les traits de son parent. Et sa famille se transforme, dans son rêve, en rats et chauve-souris menaçants.
La première fois que Noureev adapte
Casse-Noisette pour la scène, c'est en 1967, pour le Ballet Royal de Suède. Il recrée le spectacle en décembre 1985 à l'Opéra de Paris, dont il est alors directeur de la danse (de 1983 à 1989). C'est cette dernière version qui, régulièrement, se joue en fin d'année à Paris. Noureev est familier de l'oeuvre de Tchaikovski : il a déjà
dansé dans
Le Lac des cygnes et
La Belle au bois dormant au début des années 1960, chorégraphié ces deux pièces respectivement en 1984 et 1989, et a également été tour à tour l'un des rats et le Prince, d'autres versions de
Casse-Noisette.
Noureev était un danseur hors-pair, réputé pour sa technicité à toute épreuve : sa chorégraphie pour le ballet de Tchaikovski nécessite une grande maîtrise de la part des quarante adultes et vingt-quatre enfants qui parcourent l'espace scénique : les danseuses doivent multiplier les pointes avec autant de vigueur que de légèreté, les arabesques étirés à l'extrême doivent toujours trouver la juste hauteur ; les danseurs exécutent des ronds de jambes à n'en plus finir. Le bas des jambes est la base de la danse de Noureev : c'est elle qui marque les temps, et doit précéder le reste du corps qui, comme une vague, suit le mouvement. Tous les membres se répondent, tout comme les ensembles de danseuses et danseurs qui, avec de grandes traversées en diagonale, se divisent en fractales pour imiter les partitions en canon. Le poids se déroule du cou au talon, avant que les pieds joints ne s'immobilisent dans les airs, dans ces sauts élevés et horizontaux qui donnent l'impression que la troupe se suspend, pour un instant, dans un monde qui n'a vocation à exister que parce qu'il n'est fait que de danse et de féérie, et que rien d'autre ne peut faire rêver.