Un pas à côté
Le Dance Theater of Harlem fête ses 40 ans. L'occasion, pour le ballet créé par Arthur Mitchell, de faire une tournée fédérale au mois de novembre en commençant par le Massachussetts au Nord des États-Unis, avant de faire le tour des autres États en 2010. Mais la troupe peine à trouver un équilibre entre néo-classique et post-modernisme.
En 1969, peu après l’assassinat de Martin Luther King, Arthur Mitchell, premier danseur afro-américain à intégrer le New York City Ballet, décide de fonder une école offrant des débouchés artistiques aux jeunes de Harlem. Selon des bruits de couloir, il serait allé à la rencontre de jeunes basketteurs de Harlem, et leur aurait proposé de "l
eur apprendre à sauter plus haut"... grâce à une formation de danseur ! Aujourd’hui, après une période mouvementée, cette compagnie entame une tournée, en commençant par la petite ville de Northampton, dans le Massachussetts. Virtuosité et désir de séduire, dans la plus pure tradition néoclassique américaine, se mêlent curieusement à la revendication d'une "
performance interactive".
Le rideau s’ouvre sur des barres mobiles, où les danseurs s’étirent. Puis le directeur de la troupe, Keith Saunders, donne un extrait de cours à vue. Grands battements, ronds-de-jambe en l’air, tours-en-l’air, le niveau technique exhibé est sans défaut. Après cette démonstration, les spectateurs découvrent qu’il s’agissait de la première étape du spectacle interactif, et... qu’il y en aura d’autres. Hélas. Ces "autres" ne seront que des interludes décevants : l’interaction est celle du "volontaire" du clown de cirque ou de l’animateur de cabaret, bien plutôt que l’élaboration d’une participation du spectateur à la démarche esthétique. Les ballerines sont traitées avec égards formels, comme des demoiselles du temps jadis. Trois spectateurs hommes sont invités sur scène à s’initier au pas-de-deux avec trois des danseuses qui refont, sur injonction de Keith, le même piqué-arabesque, promenade, autant que nécessaire pour que lesdits volontaires soient applaudis. La compagnie refuse le port de chaussures de pointes et de collants pour montrer le corps lui-même. Admirez la variété de notre compagnie : les peaux des danseuses, noire, asiatique ou blanche, ressortent admirablement sans collants. Voyez comme la ligne de la jambe de cette ballerine est belle, pourquoi la gâcher par des collants artificiels ? Admirez ces beaux objets mouvants, ils sont presque en porcelaine...
Comme il est de tradition dans le ballet néo-classique d’aujourd’hui, la soirée est composite. La première pièce présentée,
The Joplin Dances, par l’ancien premier danseur et actuel chorégraphe résident Robert Garland, expose, sur des musiques jazzy, les corps fuselés des danseurs qui enchaînent les diagonales, portés spectaculaires, courses légères et humoristiques. Une des danseuses exécute une demi-douzaine de temps levés, en gardant une arabesque
parfaite. Les robes aux teintes pastel, saumon, ou bleues, pétillent en accord avec la virtuosité et la grâce des danseurs. À défaut d’être gestuellement ou spatialement originale, la chorégraphie sied à merveille au corps des danseurs, mettant en valeur leurs qualités. Les jambes sont mécaniques, précises et longues, laissant voir des bustes et des visages plein de caractère.
Mais la pièce suivante,
Fragments, tout comme la dernière,
Mother Popcorn, l’une de Lowell Smith, l’autre de Robert Garland, ne font pas le même effet. Sous couvert de traiter du couple, on voit une gestuelle digne des années 1980 se mêler arbitrairement aux pas de ballet. La fille ondule, lascive, le gars exhibe une mâle félinité. Les rapports sont empreints de passion violente et tendre à la fois, qui s’exprime dans des duos aux connotations simplistes. Où donc est l’abstraction sublime d’un Balanchine, le danseur à genoux devant la ballerine, qui incarne la danse, l’art, l’inaccessible ? Pourquoi la notion de ballet abstrait semble-t-elle ici se résumer à la peinture virtuose d’une conception peu inspirée, sinon banale, des rapports de couple - de l’amour ? Ni la forme de la danse, ni le haut degré de signification, ne transcendent cette pauvreté conceptuelle. Suffirait-il de n’être pas linéairement narratif, pour accéder à l’abstrait ? Robert Garland prétend faire du "
ballet abstrait post-moderne urbain", ce dernier terme se résumant à quelques gestes discos, le post-moderne ne signifiant rien, et l’abstrait étant assez limité. Restent les danseurs, qui savent retrouver parfois un déhanché bienvenu, une énergie à la Robbins.
Heureusement, le programme laisse aussi la place à des pièces plus émouvantes. Un duo fabuleusement interprété,
Episode, éblouit par le chatoiement de costumes rouge et noir : les couleurs sont inversées de l’homme à la femme, ce qui provoque un retournement visuel permanent, servi à merveille par une chorégraphie jouant de la frontalité, du face-à-face, et des portés.
New Bach, coeur artistique, séduit par sa gestuelle fragmentée, ses déhanchements balanchiniens, et la façon dont la chorégraphie se laisse porter par la musique de Bach. Longues théories masculines, sauts spectaculaires, duos brillants, twists et dynamisme des entrées et des sorties, suivent le rythme du clavecin. La pièce ne parvient pas à se libérer de l’éternel thème du couple idéal et de la bavarde, narrative et plate abstraction qui l’accompagne (rêve de chacun, rencontre, séparation et doute, réunion). Mais ici, Garland l’enrichit avec bonheur par d’adroites combinaisons des autres danseurs, rompant ainsi une trop monotone symétrie. Ce n’est pas, comme dans le ballet traditionnel, un corps de ballet écrin des étoiles, ni comme chez Béjart, la reproduction absurde du geste central, mais en introduisant des trios à l
a place des éternels duos et quattuors, en croisant sans systématisme hommes et femmes, le chorégraphe fait exister, un peu dans l’esprit de Cunningham, d’autres intrigues dans l’orbite de la première. Le contraste entre cette pièce réussie et la dernière dont nous avons parlé plus haut est étonnant : comment peut-on imaginer une telle disparité entre les pièces d’un même chorégraphe, réunies dans un même programme ?
Le ballet néo-classique ne gagne guère à marcher sur les plates-bandes des performances post-modernes : le public est trop habitué à l’avant-garde. La compagnie a la virtuosité pour elle, et n’a nul besoin de la remettre en question : le style chorégraphique peut fort bien s’en accommoder. En revanche, on se demande encore comment et quand le ballet va cesser de considérer la ballerine comme un bel objet vivant à manipuler et à exhiber.