Les Vénus de Marly
Dans le cadre des Nocturnes du vendredi au Musée du Louvre, la chorégraphe américaine Carolyn Carlson, avec la complicité artistique de Larrio Ekson, a invité les huit danseurs du CCN de Roubaix-Nord Pas de Calais et les dix danseurs du Junior Ballet du Conservatoire de Paris - CNSMDP à investir, le vendredi 26 mars, les cours Puget et Marly. Au milieu des statues en marbre blanc, les danseurs et danseuses ont dû s'approprier une scène inhabituelle et se figer quelques instants, avant d'entamer ce que la chorégraphe appelle "un voyage à travers des labyrinthes de pierre sculptée, d'arbres et d'images pétrifiées, où l'instant présent embrasse l'action de la poésie visuelle... une danse parmi les œuvres d'art intemporelles où seul le souffle agite l'air immobile."
Née en Californie, la danseuse Carolyn Carlson sillonne le globe au sein des compagnies d'Alwin Nikolais puis d'Anne Béranger, ou encore de l'Opéra de Paris. Passionnée, l'interprète virtuose devient bientôt chorégraphe de renom. Directrice du Centre Chorégraphique National de Roubaix Nord-Pas de Calais, qui exporte ses spectacles dans le monde entier, elle fonde en 1999 l'Atelier de Paris-Carolyn Carlson, centre international de masterclasses, de résidences et de création. La grande carrière de l'artiste rêveuse ne saurait être décrite sans son partenaire et assistant fétiche, du G.R.T.O.P de l'Opéra de Paris à aujourd'hui, Larrio Ekson, à qui elle délègue une grande partie de son travail de création avec les danseurs du CNSMDP pour la création
Mouvements pétrifiés.
C'est avec peu de répétitions qu'il a fallu que les danseurs du CNSMDP investissent l'immensité de la Cour Marly et ses trois niveaux. Construit sous Napoléon III, l'espace est surplombé par une verrière depuis une quinzaine d'années, laissant la lumière naturelle bercer les sculptures de marbre blanc et de bronze, qui se trouvaient originellement dans le jardin du même nom, sous Louis XIV. Quatre groupes équestres créés pour dominer le bassin de l'Abreuvoir de Marly alternent :
Mercure et la Renommée (1699-1702) sculptés par Antoine Coysevox, et les
Chevaux de Marly (1739-1745), oeuvre de Guillaume Coustou. Tant pour le gigantisme du lieu que la personnalité de ses chefs d'oeuvres, la Cour Marly complique les chemins de la création en danse, et incite à imaginer à la mesure de sa noble image, à habiter son monde pour y suggérer de nouveaux lieux, dans l'intervalle entre la fidélité aux oeuvres qui le peuplent et la liberté d'aller plus loin. Le processus de création mené par Larrio Ekson pose question : comment, dans ce lieu qui n'est pas l'espace vide de la scène, qui est déjà spectacle et existe sans la danse, celle-ci peut-elle trouver sa raison d'être ?
Emprunter le chemin de l'interprétation était un moyen de surmonter la difficulté de la chorégraphie. En proposant, dès le début de la création, la thématique de la mort aux danseurs du CNSMDP, Larrio Ekson, sous la commande de Carolyn Carlson, a traduit l'univers de la Cour Marly à sa façon, permettant au geste dansé de se créer à la fois en symbiose avec les oeuvres, mais aussi de manière indépendante. Avec, en prélude, la demande aux danseurs de créer un petit morceau de danse à partir de l'idée de la mort sous ses formes multiples : "
Un hommages aux ancêtre du Louvre, le souvenir de quelqu'un, la mort d'un proche, la mort massive, les morts du monde…" Les danseurs se sont ainsi rapprochés de la Cour Marly, comme un lieu qui n'est plus, un lieu empreint de son poids historique, d'une blancheur fantomatique. Les costumes arborés par la troupe font écho à cette imagerie d'outre-tombe. Les filles vêtues d'une vaste jupe en papier et d'un bustier de tulle blancs sont peinturlurées de poudre blanche. Les garçons semblent légers grâce à leurs chemise et pantalon en lin, à la couleur crème des marbres.
De la thématique de la mort naît un mouvement en éternelle pétrification, dont l'extrême lenteur mime la pose statuaire. Chaque composition dansée proposée par les étudiants a été dirigée en vue de retrouver la matière minérale des pierres taillées, tandis que le geste de la création emprunte aux attitudes baroques des sculptures. Mouvements torsadés, expressivité à fleur de peau, grâce, élégance sont des moyens pour les étudiants, d'ailleurs davantage sentis que nommés, de composer le geste des statues. Tandis que Larrio Ekson leur suggère avec passion d'investir le geste avec une immense conscience, il amène progressivement le groupe à sa sculpture.
Le solo de Sébastien Ledig, situé au pied de la Cour, incarne l'essence de la pétrification. Immobilisé dans sa robe de papier, le buste nu du danseur semble étouffé entre la pierre et le vivant, pour incarner un geste postural, traversé de tensions. La conscience corporelle que le danseur y engage se décelle ainsi dans la profondeur de ses micro-gestes, comme si le temps devenait cristal, ou que l'espace autour l'enfermait dans sa stèle.
''L'expérience de la lenteur, dit Larrio Ekson
, est un changement des systèmes habituels du corps et de la vie''. Dans l'extrême lenteur, selon les danseurs du Conservatoire, c'est l'organisme entier qui se ralentit. Le battement de coeur, la respiration, et le corps viscéral se dilatent en une matière durable. Pourtant, Larrio Ekson, sensible au détail, a dessiné en Sébastien Ledig un mouvement qui, plutôt que de se pétrifier, ouvre des espaces infinis. L'engagement des regards, la conscience des ongles et la projection sternale : les directions données par Larrio Ekson ont permis aux danseurs de vivre le geste statuaire au-delà de la pierre.
Tout au long du processus, le chorégraphe a invoqué des images par milliers, et la mise en scène a largement devancé la création du geste. C'est après un rapide coup d'oeil sur les tailles et les visages des danseurs, avant même qu'ils et elles dansent, qu'Ekson a réparti les rôles et les
emplacements de chacun, comme des figures dessinant, toutes ensemble, un tableau. "
On comprend beaucoup mieux avec des images", justifie-t-il. Si la mise en scène a précédé le geste, c'était pour mieux le nourrir, dans cet endroit qui inspire au créateur "
une image où les danseurs se fondent dans les murs." Dans un lieu où la symétrie des oeuvres et de leur agencement structure la vue, la tâche était de savoir redessiner l'espace, de bousculer les équilibres et les lieux communs, pour donner à voir une nouvelle cour Marly. Ainsi, le vendredi 26 mars, les neufs danseurs en perpétuel mouvement ont répété le thème original - de vingt minutes - pendant 2h30. L'incarnation a été éprouvée sans relâche, alors que le public, logé dans les moindres recoins de la cour, allait et venait comme on trace son chemin dans les couloirs d'un musée. Mais, cette fois-ci, le pouls des statues résonnait fort.