L`Intermède
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SUR LES LATTES DE PARQUET CIRÉ, les visiteurs défilent. Occasionnels ou habitués, jeunes ou vieux, intéressés ou fatigués, experts ou novices, professionnels ou curieux. Certains observent, d'autres parlent, d'aucuns somnolent peut-être sur le banc d'une salle. Un musée est certes une institution, mais c'est aussi et surtout un lieu de vie, d'échanges. Un lieu de travail et un lieu de passage. L'Américain Frederick Wiseman a consacré plusieurs de ses documentaires à de grandes institutions et son dernier film, intitulé sobrement National Gallery, présenté au sein de la sélection des Docs de l'Oncle Sam au Festival de Deauville 2014, s'introduit dans le grand musée londonien pour en offrir une vision kaléidoscopique, prenant le temps de l'observer vivre.

Par Claire Cornillon


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COMMENT FILMER UN MUSÉE ? Comment rendre compte d'un lieu d'art par le biais d'un autre art ? Face aux œuvres accrochées savamment au sein des collections permanentes ou des expositions, la caméra de Wiseman ressaisit, recompose, par le cadrage et le montage, un autre musée. La caméra instaure le regard sur l’œuvre au sein même de l’œuvre. Ici un détail, là la corrélation entre deux œuvres qui apparaît dans leur succession à l'écran. Wiseman prend le temps de filmer les tableaux, en plan fixe, plus ou moins proche. Ils ponctuent le film comme autant de récits. "Il y a des centaines d'histoires à la National Gallery", s'exclame un guide face à son public d'enfants. Et en effet, les tableaux comme ceux qui les regardent sont des personnages. L’œuvre est toujours au centre, de même qu'elle l'est pour les équipes de la Gallery. Ainsi des pratiques de restauration, sur lesquelles s'attarde le documentariste : "Toute restauration, explique l'un de ces artistes de l'ombre, doit être réversible aujourd'hui. Ce sont des mois de travail qui seront effacés au prochain nettoyage. Mais ce n'est pas grave, car ce qui compte le plus, c'est d'essayer de rendre l’œuvre plus lisible." Le travail est au service de l’œuvre.


Tableaux vivants

C'EST LA MÊME DÉMARCHE qui anime les guides se succédant à l'écran : chacun, avec sa sensibilité et son parcours, s'est approprié les œuvres et tente de les transmettre. Mais le souci premier est toujours de créer une connexion entre le visiteur et le tableau qu'on lui présente, notamment en le re-contextualisant. Pas seulement dans l'Histoire de l'Art, mais bien dans son contexte physique : comment était-il éclairé ? Où était-il situé ? Ici, la lumière de la pièce provenant de la gauche, le peintre a éclairé lui-même sa scène du même côté, laissant dans l'obscurité des personnages sur la droite, que l'éclairage uniforme contemporain vient mettre en avant sur le même plan. Là, un tryptique se trouvait dans la pénombre d'une église, éclairé seulement par la lumière des bougies qui devaient faire miroiter la peinture dorée et donnaient peut-être une impression de mouvement. Les normes d'aujourd'hui, qui ont leur raison d'être, ne sont pas celles d'hier, et le comprendre est déjà un pas vers une perception autre du tableau. Face à la multitude d'oeuvres, l'enjeu est que le regard s'attarde. Que le visiteur, l'espace d'un instant, partage quelque chose avec le tableau qu'il a en face de lui.

AVANT TOUT, NATIONAL GALLERY EXPLORE l'interaction possible entre celui qui regarde et cet objet inerte qui le regarde pourtant en retour. C'est là une question qui revient constamment dans les réunions que filme le documentariste : comment transmettre ces œuvres d'art au public, à chacun des publics ? Comment interagir avec l’œuvre, quand on la regarde, quand on la présente, quand on la restaure ? Quand on la filme aussi. Il y a presque un parallèle entre l'étrangeté de ces visages qui contemplent les tableaux et les toiles elles-mêmes, qui font visage. Tous deux aussi fascinants et inaccessibles à la fois. S'ils n'apparaissent pas dans le même champ, c'est pour mieux se faire écho. Il y a une intériorité du tableau, que l'on ressent, mais qui est si complexe à appréhender par les mots. Par le cinéma, Wiseman lui offre un miroir. "L'option principale, déclare le cinéaste, a été de casser le cadre et d'entrer à l'intérieur du tableau. La peinture peut devenir beaucoup plus vivante au cinéma si l'on ne voit pas le mur, le cadre, le cartel. Ma volonté était de suggérer que le tableau est vivant, et qu'il raconte une histoire en lui-même."

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Nuances

SANS AUCUN COMMENTAIRE en voix off, sans carton, sans même indiquer l'identité des interviewés, Wiseman souligne simplement en filmant un certain nombre d'enjeux fondamentaux liés à la situation contemporaine des musées, et notamment les enjeux financiers. Il filme une série de réunions autour du budget, d'opérations promotionnelles ou des relations avec les publics, et montre ainsi les difficultés que rencontre l'institution à se définir et à définir les missions qui sont les siennes dans le contexte de coupes budgétaires présentes et à venir. De fait, la voix de certains pose en priorité la nécessité de la promotion du musée par quelque moyen que ce soit. D'autres défendent l'image de l'institution comme n'étant pas à vendre et tentent de poser avant tout les missions primordiales du musée. La même question se pose quant au public : à la nécessité de faire venir des visiteurs et donc de proposer une démarche pédagogique qui puisse donner un accès plus large à la culture s'oppose l'idée d'un nivellement des activités d'un musée dont l'objectif serait purement mercantile.

ON VOIT BIEN, DANS LES DÉBATS qui agitent les équipes de direction, l'importance des nuances et de chaque mot. Car si les points de vue s'expriment tous, le plus palpable reste la pression du vocabulaire managérial qui, même utilisé avec des pincettes pour ne pas heurter, se présente lui-même, de manière sous-jacente, comme s'il était une nécessité incontournable. Or National Gallery montre bien le décalage national gallery, cinéma, film, documentaire, frédérick wiseman, musée, londres, festival, deauville, dossier, public, art, artiste, peinture, oeuvre d`art, caméra, institutionentre ces logiques marchandes, qui envahissent le musée comme l'ensemble des institutions et de la société, et la réalité de ce qu'est le musée et de ce qu'il doit continuer à être, par simple juxtaposition. La minutie du travail des restaurateurs, la passion des guides et surtout l'implication personnelle de chacun dans leur rapport au lieu et aux œuvres n'a, littéralement, pas de prix.

 
C. C. 
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à Deauville, septembre 2014

National Gallery, documentaire de Frederick Wiseman
Durée : 2h54
Sortie le 8 octobre 2014


 
 



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