CERTAINES LÉGENDES ont le fantasme dur. Pendant près de 40 ans, Alex Barbier s’est acharné à représenter ses obsessions de chair emboîtée et de sexes gonflés par des lavis chromatiques. Sauf que, cette fois, le factieux de la bande-dessinée française assure en avoir fini. Le neuvième art se passera dorénavant de ses hallucinations qui ont marqué toute une génération d’illustrateurs et de bédéistes, et qui lui ont valu une exposition temporaire à l'édition 2015 du festival de la BD d'Angoulême. Sa Dernière bande, plutôt qu’un chant du cygne ou un testament, est un voile levé sur un gouffre de couleurs où la jouissance de l’imaginaire promet d’être illimitée. – Par Martin Hervé
LES PREMIÈRES OEUVRES d'Alex Barbier, Lycaons (1979) et Le Dieu du 12 (1982), tirées de récits publiés en fragments dans Charlie Mensuel, font office de manifestes de la couleur directe, ce procédé par lequel la couleur et les tracés au noir des contours ne sont plus séparés mais se chevauchent, s’imbriquent, s’accouplent littéralement. Les deux ouvrages de cet ex-professeur de dessin, dont les méthodes pédagogiques lui ont valu d'être chassé des bancs de l'Éducation Nationale, sont un bras d’honneur magistral aux codes de la bande dessinée de l’époque, refusant tant le blanc entre les images que les paroles rapportées dans des bulles, s’échinant à construire une divagation plutôt qu’un récit chronologique. Véritable dynamite visuelle, Lycaons a aussi gagné ses lettres de noblesse par la disparition de la majeure partie de ses planches originales dans un incendie criminel. Il ne manquait donc qu’une odeur de soufre collant à ses pages pour que le mythe de Barbier soit assuré.
– Mémoire ravagée
L’HISTOIRE TOUCHE POURTANT à sa fin. Avec Dernière bande, Barbier tire sa révérence. Le monde qu’il déploie par ses pinceaux (et non ses encres et solvants, comme à l’accoutumée) est un monde à l’abandon, livré aux mains avides du monstre Lambert et de ses sbires Glups. Ces sournoises créatures ont envahi la Terre et enfermé dans le casino désaffecté de la ville de V. le maire, alter-ego déchu de Barbier qui n’est désormais plus rien : ex-maire, ex-loup-garou, "ex-dessinateur de BD". Les lecteurs de Barbier reconnaîtront le décor et les personnages familiers de V. puisqu’ils occupent la plupart de ses œuvres. Soumis à un supplice mémoriel imposé par le monstre Lambert, le maire ressasse, remâche, se souvient. Apparaissent sous ses yeux les figures connues, les coïts dont les râles font encore trembler la chair. Surgissent les phallus turgescents, roses ou violacés, qui dévorent la page. Chaque nouvelle pièce que le maire visite dans son errance carcérale suscite une réminiscence fantasmatique. L’histoire devient mémoire ravagée. Jeunes éphèbes offerts, filles lascives et ombres aux braquemarts menaçants, ils sont tous là, esclaves ou agents des pires sévices. Jamais la douleur ou le plaisir des images pourtant n’évince la cruelle morsure de la solitude. Dans le casino devenu prison, le manque se paie d’une monnaie de singe. Et si, à la fin du livre, le maire invoque la destruction - "réduisez ce décor en cendres !" - ce n’est que pour mieux constater son isolement, avant que le livre ne se referme en emportant le captif captivé.
L’ŒIL VOIT TOUT, est tout. Dans Dernière bande, le sujet de l’écriture (et de la lecture) est tout entier regard. Attisé, aiguillé par sa pulsion scopique, il scrute les décors délavés où des chimères sexuelles prennent naissance dès que l’œil s’arrête, se fixe et tombe immanquablement dans l’abîme de la fascination. Abîme qui est comme le trou des chiottes se retournant comme un gant pour découvrir un œil exorbité, avant de muer en bouche ouverte offrant le suc de sa salive au sexe dressé du maire. Mais la métamorphose est inconstante, instable, en vertu des lois capricieuses de l’imaginaire. Dès lors, les lèvres trouvent dans la face goguenarde et inquiétante de la Lambert une nouvelle idole creuse à investir. Dominé par les monstres, tyrannisé par les images, le maire n’a nulle échappatoire hormis la spirale du délire qui rate toujours sa cible. Si tout est sexuel, rien ne jouit hors de l’imaginaire. Érection fallacieuse et en trompe-l’œil : la dernière bande cache donc un plaisir à la saveur amère. Coitus éternellement interruptus.
– Le vernis s'écaille
BARBIER QUITTE LA SCÈNE mais, avec ce dernier ouvrage, il s’inscrit résolument à l’ordre des fantômes entêtants et des obsessions qui ne passeront pas. Longtemps il continuera de hanter les coins sombres des palais de l’illustration et de la bande-dessinée où trônent ses maîtres, parmi lesquels on compte Lucian Freud et Francis Bacon, pour la littérature Victor Hugo et l’auteur des Garçons sauvages, William Burroughs ; et, plus étonnant, les illustrateurs belges Stanislas-André Steeman et Maurice Tillieux. À ses derniers, il emprunte d'ailleurs le ton de certains pastiches qui comptent parmi les scènes les plus dérangeantes du livre. Les adorables scouts de la Patrouille des castors de Jean-Michel Charlier et MiTacq, Barbier n’en fait qu’une bouchée. Le vernis s’écaille, les dessins naïfs s’avouent pour ce qu’ils sont : de petits récits pervers. C’est peu dire qu’on flirte sans cesse avec une transgression boulimique digne de certains passages du Château de Cène de Bernard Noël, des fantasmes de phallus et de fleurs de Jean Genet et des copulations monstrueuses que ne renierait pas un David Cronenberg.
VINGT-ET-UN ANS après la première exposition de Barbier à Angoulême, le célèbre festival international de bande-dessinée salue sa fin de carrière par une exposition retraçant une vie d’obscène et saine subversion visuelle. Une centaine d’originaux ont été présentés à l’Hôtel Saint-Simon fin janvier 2015. Les éditions bruxelloise du Frémok, anciennement Fréon et Amok, figures de proue de la bande-dessinée marginale, continueront pour leur part à faire vivre ses cauchemars colorés, aux côtés de ceux de Dominique Goblet, Paz Boïra et Vincent Fortemps. Car la dernière bande, celle du désir, ne s’accomplissant que dans les fantasmes, que reste-t-il si ce n’est la bande des amis, des pairs et des héritiers ? Ce groupe d’excitateurs de pupilles tenant dressés les pinceaux et les crayons. Avec de tels agitateurs impénitents, l’œuvre de sape intégrale ne fait toujours que commencer.