LE SUNEUNG, ÉQUIVALENT DU BACCALAURÉAT, est un enjeu majeur en Corée. Au point que les familles mettent une pression colossale sur leurs enfants pour qu'ils finissent le lycée avec le meilleur classement possible, seul moyen d'entrer dans les prestigieuses universités. Avec Suneung, Shin Su-Won, ancienne enseignante qui consacre aujourd'hui son oeuvre romanesque et cinématographique à l'adolescence, dénonce la pression sociale qu'endurent ces jeunes dans un long métrage aussi inclassable que dérangeant. Nous l'avons rencontrée au Festival du film asiatique de Deauville.
–
Par Claire Cornillon TOUT COMMENCE par la découverte du corps de Yu-Jin, inerte, dans la forêt. Jeune homme prometteur et charismatique, il appartenait à l'élite de son lycée. Deux policiers mènent l'enquête. Dans un entrecroisement de lignes narratives, le récit revient en arrière pour montrer les événements qui ont conduit au meurtre de Yu-Jin en suivant le personnage de June, un jeune homme brillant issu d'une famille modeste, qui aimerait lui aussi intégrer la classe d'élite, comme tous ses camarades. Mais la compétition est rude et sans pitié. Astronome amateur, brillant esprit scientifique, June n'est pas l'étudiant formaté qu'il faudrait être pour réussir. Méprisé par les élèves issus de familles aisées qui se sont hissés au sommet de la pyramide, il est constamment humilié. Car il ne suffit pas d'être bon : il faut être le meilleur, à n'importe quel prix. Or les cours particuliers ne sont accessibles qu'aux riches, et l'on a des informations sur les devoirs à venir que si l'on fait partie d'un groupe de travail spécial, au nom de code prometteur : "chasse au lapin". – Microcosme SUNEUNG EST AVANT TOUT un film sur des jeunes qui ont perdu tout repère. Non pas des adolescents qui évolueraient hors de la société mais, au contraire, qui ont poussé à l'extême les standards et structures du système. Dans un monde hyper-hiérarchisé où la loi du plus fort est de mise, il n'y a d'autre solution que d'écraser les plus faibles. Pas de morale ou de respect d'autrui ; tout ce qui compte est de conserver son statut. Shin Su-Won, la réalisatrice, a enseigné dans ce type de classe et connaît bien l'univers qu'elle décrit : "C'est mon expérience d'enseignante qui m'a poussée à écrire sur les adolescents, avant de de me lancer dans la réalisation d'un long métrage. Les enfants ont besoin de jouer et de profiter de leur vie et non pas d'être transformés en machines à avoir de bonnes notes." Mais plutôt que de réaliser un brûlot aux allures de documentaire, la cinéaste mêle à la rudesse réaliste de son film une dimension allégorique qui en approfondit le propos et élève la portée. Suneung commence d'ailleurs par des plans de jeunes chassant un lapin dans la forêt parallèlement à la fuite de Yu-Jin avant qu'il ne soit assassiné, le tout entrecoupé d'images du système solaire, jouant sur les échelles et sur l'interaction symbolique des images. SI LE FILM COMMENCE là où l'histoire se termine - un meurtre -, le récit ne saurait se réduire à l'enquête que les policiers mènent. C'est bien un univers défini et, en reflet, toute la société coréenne qui est exposée ici dans ses plus sombres recoins. "Je ne me vois pas comme une cinéaste engagée. C'est simplement que je m'intéresse aux adolescents et que je suis obligée de voir leur environnement et la société." Aucune couleur chaude à l'image, comme un miroir de la dureté de la société. Dans cette cour intérieure aux allures de prison, au milieu du lycée, où les regards venus d'en haut convergent pour stigmatiser celui que l'on cherche à exclure, se construit une véritable structure d'oppression, presque totalitaire, où la multiplication des caméras de surveillance et la présence récurrente de la lunette d'astronomie renforcent l'impression de dispositif panoptique. "Cette école me fait flipper", confesse l'un des policiers. À la surveillance que chacun opère sur les autres répond celle que chacun effectue sur lui-même, une auto-discipline pour essayer coûte que coûte d'entrer dans le rang. – Pluton LE SYSTÈME ICI DÉPEINT est par essence concentrique. Tout l'enjeu est d'atteindre le plus petit cercle, celui très fermé, de la réussite. Partant, à rebours de la curiosité authentique de June, le savoir devient avant tout utilitariste. C'est d'ailleurs ce qui tend à s'imposer en Corée, selon la réalisatrice : "Le système éducatif est tellement cadré que lorsqu'on est enseignant et que l'on vise à l'épanouissement des élèves, on est considéré comme incompétent."
AINSI LE MICROCOSME répond à l'image d'un macrocosme, porté par la métaphore de Pluton qui donne son titre original au film. Pluton, exclue des planètes du système solaire parce que son orbite est instable et sa forme irrégulière, représente la marginalité et la liberté qui n'a pas de place dans la classification et la hiérarchie. "Le titre original du film était "Chasse au lapin" et en écrivant un jour, j'ai appris que Pluton n'était plus dans le système solaire. Et j'ai pensé que les adolescents étaient comme cela. Tous les astres sont beaux mais certains obtiennent un statut parce qu'ils entrent dans le rang."
DÈS LES PREMIÈRES IMAGES, ce sont ainsi plusieurs niveaux symboliques qui se superposent. Loin d'être un simple thriller, Suneung impose immédiatement des images cosmiques et un mélange des genres qui le conduit à une réflexion sur la place de l'individu dans la société, sur la jeunesse et l'éducation, qui dépasse les codes du film de genre. Lorsqu'apparaissent les plans de Pluton, pour la deuxième fois dans le film, on passe d'une espace fermé à un espace ouvert, comme une libération mais, comme l'explique la réalisatrice, "le personnage n'a accès à ce moment d'épiphanie que lorsqu'il est en train de se faire étrangler" : "L'image de Pluton est alors aussi empreinte de sa signification mythologique, liée à la mort." – Violence DANS LA CHASSE AU LAPIN, les équilibres de pouvoir ne sont pas figés : le chasseur peut lui-même devenir la proie. C'est là la structure même de la loi du plus fort. Si bien que le film joue sur la figure du double, sur ces deux adolescents brillants et brisés à la fois, tous les deux pris dans un triangle amoureux, comme s'ils étaient simplement deux facettes du même système. Un monde qui semble fonctionner en vase clos, comme une expérience de laboratoire qui aurait mal tourné sans que les scientifiques s'en rendent compte. Les parents, et de manière générale, tous les adultes du film, restent extérieurs au microcosme qu'ils ne découvrent que lorsque la catastophe est déjà arrivée, alors même qu'ils contribuent activement à en créer les conditions d'existence. S'il y a bien chasse à l'homme dans Suneung, il y a avant tout une réflexion sur la violence sous-jacente du système qui génère un contre-choc terroriste. Au terrorisme de l'ordre figé, répond un terrorisme du chaos, à une violence cachée répond une violence au grand jour qui ne fait que révéler ce qui se jouait dans les catacombes de la société. C. C. -------------------------- à Deauville, le 15 avril 2014 Suneung, thriller social de Shin Su-Won Avec David Lee, Sung June...
1h47
Sortie le 9 avril 2014
Festival du Film Asiatique de Deauville : Sélection officielle - Hors Compétition